Géométrie de la mise-en-scène et dramaturgie

Pour Popov, comme pour Maria Knebel, la construction visuelle de la mise-en-scène est basée sur l’analyse formelle des tableaux du XIXe siècle russe : principalement, Repine et Sourikov. Serov et Fedotov sont cités. La peinture occidentale de la Renaissance (Popov dit s’être inspiré de Botticelli pour sa première mise en scène shakespearienne : Roméo et Juliette au Théâtre de la Révolution en 1935) n’est représentée, dans le texte de Popov, que par La Cène de Léonard de Vinci et la Vénus endormie de Giorgione. Au détour d’une phrase, Popov mentionne aussi les qualités harmoniques de La Trinité d’Andreï Roublev, parangon de la perfection artistique de l’art sacré dans la culture russe. La compréhension de la composition picturale est en réalité secrètement formaliste en termes de figures géométriques : point, cercle, ligne de concours, carré, rectangle, triangle, pyramide, spirale. Tous ces éléments deviennent des catégories théâtrales sur scène, mais aussi dans la théorie, la dramaturgie. Ils prennent un caractère dramatique quand ils sont utilisés pour le jeu et entièrement transformés en catégories temporelles.

La notion de centre est importante pour comprendre l’intérêt des tableaux par rapport à la composition scénique, à l’analyse de la pièce, à la construction du personnage. Popov distingue les tableaux qui ont un centre bien défini : On ne l’attendait pas de Repine (ill.10), La Cène de Léonard de Vinci, La Boïarine Morozova de Sourikov (ill. 5) et des tableaux qui ont une multiplicité de centres comme La Procession dans la Province de Koursk (ill. 14) et Le Matin de l’exécution des Strelets de Sourikov (ill. 6).

Dans le premier cas, tous les personnages de la scène sont peints en fonction d’une figure centrale (le prisonnier politique qui revient, le Christ, l’exilée qui part en affirmant sa foi). Du point de vue de la théorie théâtrale, Popov définit cette figure comme « l’objet central qui mène l’action transversale ». L’objet central n’est pas seulement une figure spatiale. Il porte le sens principal du tableau, concentrant les rayons de l’attention visuelle et mentale. L’analyse du chapitre de Stanislavski sur l’attention permettra de ressaisir ces enjeux qui relient la psychologie du sens interne et une théorie de la vision. C’est ce que suggère Popov dans un paragraphe tout à fait remarquable par la conscience des enjeux esthétiques de l’interaction entre le théâtre et les arts visuels :

‘« Mais l’art scénique, par rapport à la peinture, possède un facteur particulier qui n’est pas accessible à la peinture : le temps. Nos images se réalisent dans le temps dont le peintre ne dispose pas. Même si elle aussi lutte contre ce que l’on appelle les instants figés et parvient à donner l’impression de la durée d’un moment de tension. » 177

L’objet central concentre l’intensité de la scène. Il est le résultat d’un long processus. C’est l’origine de l’exercice pédagogique qui consiste à imaginer ce qui s’est passé cinq minutes avant la mise-en-scène finale, représentée dans le tableau. Le centre spatial du tableau est donc un centre dramatique parce qu’il est compris comme un événement, une action : l’exilé revient, le Christ affirme l’eucharistie, la rebelle oppose sa foi.

Parfois, en peinture, comme dans les tableaux de Sourikov si l’on pense aux Strelets quelques instants avant d’être exécutés ou au peuple voyant partir la boïarine Morozova, les figures sont saisies à travers la multiplicité des réactions par rapport à l’événement représenté. Les différentes figures font intervenir une lecture temporelle, souvent de gauche à droite, comme une écriture et une interprétation de l’action. Ce passage de l’objet central à l’événement principal ou central est très important. Il fait lire le contenu du tableau de la même façon qu’on analyse une pièce de théâtre. En retour, la mise-en-scène, plastique et spatiale dans son essence, est perçue comme une petite pièce. Il est vrai que ces exemples de peinture d’histoire narrative se prêtent particulièrement à une dramatisation et à une interprétation psychologique des figures.

Le travail du metteur en scène consiste à diviser le temps de la représentation en séquences qui font sens du point de vue dramatique. Popov prend l’exemple du prologue de son spectacle le Nœud-Sud de Perventsev, mis en scène en 1947. Le quai de Sébastopol est défendu par les soldats russes. Ils tirent, s’abritent derrière chaque colonne, puis le quai reste un bon moment désert, on entend ensuite doucement les pas et les chants de l’occupant. La dernière séquence est celle de l’entrée d’un régiment allemand sur le quai, une masse individualisée selon ses caractères, sa plastique, ses types. Il y a donc deux mises-en-scène dans cette séquence, toutes deux sont des scènes de foule et sont chacune de « petites pièces à l’intérieur d’une grande pièce ». On peut supposer que chacune de ces deux petites pièces doive être construite selon les mêmes principes dramaturgiques : avec un début, un milieu et une fin (les catégories dramaturgiques minimales selon Aristote dans La Poétique 178 ), avoir un événement principal, un surobjectif, des séquences, une action transversale, une atmosphère, des circonstances proposées, bref, comporter tous les éléments du Système.

La composition d’un tableau du spectacle Les Années difficiles que Popov met en scène avec Maria Knebel au Théâtre d’Art en 1945, pièce d’Alexeï Tolstoï sur Ivan le Terrible avec Nicolas Khmelev dans le rôle titre, atteste de l’application de l’analyse de la composition picturale dans la construction de l’espace. Dans le tableau de la convocation par le Tsar d’une assemblée des états (Zemskij sobor), ce dernier est assis au centre géométrique. Deux rangées adverses sont disposées en diagonale, ce sont les Boïars, les seigneurs des grandes familles et les Opritchniki, la milice créée par le Tsar pour imposer son pouvoir. L’intérieur est celui d’une izba, le haut des murs brillant sous les icônes se confronte plastiquement au décor. La description de ce travail, réalisé avec le peintre-décorateur Williams, figure importante de la scénographie soviétique, offre l’occasion à Popov d’une première distinction géométrique des mises-en-scène. Dans son spectacle La Mégère apprivoisée de Shakespeare, représenté au Théâtre de l’Armée en 1937, la mise-en-scène finale d’une cavalcade sur de grands chevaux de bois, vus par Popov au Prater de Vienne, donne le sens tempo-rythmique du spectacle et un écho symboliste. La sensation du tempo-rythme juste fait naître un véritable langage plastique de la mise en scène au sens large : jeu de l’acteur, rythme, signification des sentiments, mouvements physiques, couleur. Popov relie ainsi la figuration plastique à une notion essentielle du « système », celle de tempo-rythme. C’est à ce langage dramatisé des formes que parvient Popov en opérant une large synthèse du formalisme scénique des années vingt et du Système de Stanislavski :

‘« La langue des mises-en-scène, dès qu’elle devient l’expression de la vie intérieure des personnages, du surobjectif de la pièce et du spectacle devient d’une richesse et d’une diversité [mnogoobrazie] infinie. Le dictionnaire de notre langue de metteur en scène s’élargit sur cette base. Nous connaissons des mises-en-scène planes et profondes, des mises-en-scène construites horizontalement et verticalement, des mises-en-scène construites sur une diagonale, en cercle et en spirale, des mises-en-scène symétriques et asymétriques. » 179

Le rapport intérieur/extérieur, temps/espace, action/figure est labile. La primauté semble clairement donnée au système stanislavskien, à la construction de la vie intérieure avec le principe de la continuité de l’action et le finalisme affirmé dans la conscience du surobjectif. Mais ce système est lui-même émotionnel, sensible. Le surobjectif est exprimé par une image. Il a donc une forme figurative, comme les éléments mêmes du système. La seconde partie de la citation renverse ainsi cette priorité psychologique stricte. Dans le cadre de l’étude de la mise-en-scène, des distinctions figuratives, spatiales, au sens de la Gestalt-theorie, sont apportées : haut/bas, vertical/horizontal, droit/gauche, avant/arrière. La forme de la composition scénique est déterminée par la direction structurante, une géographie et une orientation spatiale. Il ne s’agit pas vraiment d’une approche phénoménologique d’un corps percevant dans l’espace, mais plutôt d’une structure picturale à l’intérieur de la scène dramatique. Cercle, diagonales sont des formes picturales abstraites dans le goût des avant-gardes des années vingt. La spirale est la forme de la Tour de la III e Internationale de Tatline. Les catégories géométriques de l’expressivité plastique deviennent ainsi structurantes pour l’action dramatique sur un plan non plus figuratif, mais temporel. C’est la possibilité pour elles d’être amenées à jouer un rôle à un niveau purement dramaturgique. Constructrices de l’espace, elles deviennent constructrices de l’action, du fait de la perception d’un espace déjà dynamique. C’est pour cette raison que l’on pourra parler d’un centre, d’une symétrie, d’une dynamique verticale/horizontale d’un rôle ou d’un texte. Spatialiser le texte, c’est alors lui permettre de se théâtraliser dans l’espace-temps de la représentation et, avant tout, dans la cartographie psychique (psychophysique) de l’acteur.

Pour Popov, chacune de ces formes plastiques correspond à un type dramaturgique (la symétrie, par exemple, pour Molière et Shakespeare) et à une dynamique particulière du spectacle. L’asymétrie ou la diagonale est un facteur qui renforce le mouvement de l’action. La mise en scène circulaire est plus statique. Dans ma pratique de formation pédagogique avec A. Vassiliev, j’ai souvent été confronté à ce type de figures. La diagonale est pour Vassiliev une « figure de pensée », ceci depuis sa mise en scène, la plus marquante des années soixante-dix, de La Fille adulte d’un jeune homme de Victor Slavkine 180 où il utilise la diagonale dans la scénographie. Ce geste lui fait ressentir la dimension spatiale du théâtre de jeu. En théorisant cette école de jeu, Vassiliev découvre Platon et la construction du carré double, à partir de la ligne diagonale dans le Ménon. Ce texte devient la pierre angulaire de son théâtre 181 construit autour de la théorie de la réminiscence et de l’idée de l’immortalité de l’âme à travers les chemins du paradoxe. La figure du cercle est mise en pratique par Vassiliev dans la pédagogie pour deux travaux de laboratoire très liés : Le Banquet 182 et Matinée Pouchkine 183 . La diagonale est cette ligne qui, pour Vassiliev, manifeste une synthèse entre les structures psychologiques, horizontales, et les structures de jeu qui font appel au concept et à la verticalité. Socrate joue de cette ligne par l’ironie, il se met en jeu, de façon diagonale, en utilisant le lexique horizontal pour désigner les essences.

Toutes ces formes géométriques de mise-en-scène ont leurs caractéristiques en termes de qualité expressive du spectacle. Il s’agit d’un dessin de mise en scène (režissërskij risunok), créé en dernière analyse par l’acteur dans un travail sur les circonstances proposées, la biographie du personnage, l’imagination. La transparence, créée dans le corps, dont parlent Popov et Vassiliev vient du principe émotionnel du rôle pour l’acteur, qu’il s’agisse de théâtre psychologique ou conceptuel.

Notes
177.

Popov, op. cit., p. 448.

178.

La Poétique, ch. 7, 50 b 26-34.

179.

Popov, op. cit., p. 456.

180.

1979, Théâtre Stanislavski, scénographie I. Popov. Nous développons tous ces points, en particulier le rapport à la pensée diagonale, dans la composition scénographique et dramaturgique, dans notre livre Anatoli Vassiliev : l’art de la composition, op. cit., par exemple, p. 41 et sq.

181.

Cf. "Rab Menona" [ "L'Esclave du Ménon "] in : Moskovskij Nabljudatel’, N°8-9, 1993.

182.

Travail pédagogique du laboratoire d’acteurs, 1999.

183.

Travail pédagogique du laboratoire d’acteurs, joué sous forme de spectacle depuis 2000.