Composition plastique

Ce principe, au sens de la « racine » de la théorie de Stanislavski, le pereživanie, est aussi un processus de pensée du rôle et un principe verbal. Pour Popov, le corps devient parlant, c’est-à-dire que le dessein du metteur en scène et la solution formelle du peintre-décorateur s’incarnent. Il ne s’agit pas seulement du pereživanie,mais de la transformation scénique de la figure : perevoploščenie v obraz. Il est donc nécessaire d’emprunter des éléments de la seconde partie du système stanislavskien : le tempo-rythme, l’art verbal. Popov et Knebel citent chacun dans leur ouvrage théorique des propos de Stanislavski qui témoignent de l’utilisation d’un vocabulaire pictural-plastique dans la théorie de la mise en scène. Dans Le Verbe dans l’art de l’acteur, Maria Knebel écrit ceci à propos de la parole scénique :

‘« Durant ses leçons avec nous, Stanislavski aimait à comparer l’art du discours scénique avec la peinture. “Vous savez, nous disait-il, en peinture on sait rendre réellement la profondeur d’un tableau, c’est-à-dire sa troisième dimension. Elle n’existe pas dans la réalité de la toile tendue sur un cadre plat sur laquelle le peintre réalise son œuvre. Mais la peinture crée l’illusion d’une pluralité de plans. Un plan semble s’en aller à l’intérieur, dans la profondeur de la toile elle-même, tandis que les autres, le premier plan, semblent sortir du cadre et même de la toile, pour aller en avant, vers celui qui regarde.
Il y a, dans la parole, de tels plans sonores qui donnent à la phrase sa perspective. Le mot le plus important est souligné et mis en avant au tout premier plan sonore. Les mots qui sont moins importants créent des rangées entières de plans, plus en profondeur.” » 184

Cette projection des plans sonores hors de la toile ressortit à un art de la composition qui devient central dans la théorie théâtrale russe.

La perspective verbale, évoquée par Stanislavski, est l’une de ces notions figuratives qui devient essentielle dans la dramaturgie de l’acteur et du metteur en scène. Ce qui compte pour nous, c’est de voir comment la construction spatiale et picturale fait sens dans des catégories non plastiques du théâtre, comme celle du discours. Certes, la parole peut faire image, mais comment le principe de construction d’une composition plastique peut-il valoir pour la répartition des accents sémantiques du discours ? Ne voit-on pas naître ici une nouvelle eicastique, au sens que donne Platon à ce terme dans Le Sophiste 185 , une production d’images singulières, propres à la sphère dramatique ? La notion de mise-en-scène permet d’exprimer une dramaturgie de l’acteur. Popov cite ainsi Stanislavski, à propos de la perception du tempo-rythme juste du spectacle :

‘« Tout comme le peintre dispose et distribue les couleurs sur son tableau, en cherchant un juste rapport entre elles, de même l’acteur cherche une juste répartition du tempo-rythme sur toute la ligne transversale de l’action de la pièce. » 186

La conversion de l’espace en temps et du figuratif en dramatique se lit très clairement. Il s’agit de représenter le cours de l’action dramatique pour l’acteur ou dans le spectacle. Le vocabulaire des arts plastiques, utilisé par Popov, permet de le faire. La distribution des plans picturaux et la répartition des couleurs sur la toile se font dans un rapport de proportion. Ce sont deux gestes plastiques qui rendent compte pour l’acteur-metteur en scène de deux opérations non directement figuratives : la perception vitale du déroulement du processus vivant, dans le tempo-rythme du jeu, la modulation des intonations verbales dans l’art de la parole.

Notes
184.

Knebel, 2006, p. 209.

185.

« Je crois distinguer deux formes d’imitation, (…) je vois en elles, d’une part une technique qui consiste à faire des copies [eikastikè technè]. Celle-ci est surtout évidente lorsque quelqu’un, tenant compte des proportions du modèle [paradeigma] en longueur, largeur et profondeur, produit une imitation qui respecte en outre, les couleurs appropriées de chaque chose. » Le Sophiste, 235 d-e, traduction de Nestor Luis Cordero, légèrement modifiée.

186.

Popov, op. cit, p. 453. La citation de Stanislavski provient de « Le tempo-rythme », Tr. 2, Stanislavski, 1954-1961, III, p. 167.