Un processus architectural

Analysant la notion de mise-en-scène (mizanscena) dans l’ouvrage théorique principal de Popov, il nous reste à évoquer deux autres sources et ressorts figuratifs qui valent pour tout ce contexte théâtral et, bien sûr, pour les exercices pédagogiques fondés sur les arts plastiques : l’architecture et le cinéma.

L’architecture semble être la grande oubliée des éléments figuratifs. Il n’y a pas de description spécifique d’exercices architecturaux pour les étudiants en mise en scène. Mais si la mention de l’architecture n’est pas explicite, sa présence sous-jacente n’en est pas moins importante au niveau du lexique et de la théorie. Cela n’a rien d’étonnant : l’architecture est à l’origine même de la scénographie. Le terme de scénographie, un genre de peinture scénique plus ou moins perspectiviste, trouve sa première mention théorique importante chez Vitruve 187 . La Renaissance et ses prolongements théorisent l’architecture théâtrale. L’architecture scénique brille des noms de Michel-Ange, Baldassare Peruzzi, Sebastiano Serlio, Andrea Palladio, Inigo Jones, Claude Perrault. Dans la théorie russe de la mise-en-scène, la trace de l’architecture se révèle dans la planirovka, le tracé et la plantation des éléments organisés selon le projet du metteur en scène et du scénographe qui, le plus souvent en russe, est le peintre – hudožnik. Cette étape mêlant la conception et le tracé des éléments correspond au moment de la maturation du dessein [zamysel]. La préoccupation est celle de la mesure, du relevé. Popov parle aussi de la construction de la maquette. La seconde période est la montirovka, le montage des éléments, comme principe constructif. Cette construction ne concerne pas seulement les décors, mais aussi la lumière et le son, en liaison avec le travail du collectif d’acteurs.

Dans le chapitre « La relation réciproque du tout et des détails » de La Totalité artistique du spectacle, Popov distingue à ce propos trois périodes constituant le travail sur le spectacle. La première période est comparée au plan établi par un « constructeur » pour bâtir un grand édifice. Le metteur en scène prépare le chantier (l’espace de construction) et met au point son dessein artistique. Ce moment correspond, du point de vue organique stanislavskien, à la première rencontre avec le rôle, à la naissance de la graine du rôle, qui, dans le cas présent, est la graine de tout le spectacle. Ce qui sert de mesure au travail et aux apprêts, c’est « l’image du futur spectacle, fût-ce sous des contours encore flous.» 188 Dans le processus créateur du metteur en scène, A. D. Popov nomme cette étape de formation de l’objet dramatique le dessein, le projet – zamysel. Nous utilisons délibérément cette traduction classique de dessein pour expliciter ce terme tout à fait central dans la théorie théâtrale d’A. D. Popov 189 . Zamysel correspond assez bien au sens primitif de disegno dans la trattatistica du Cinquecento et en particulier chez Vasari 190 . Cette orientation est largement reprise dans la France classique, notamment par Félibien. Certes la polysémie originale n’est pas restituée dans le russe théâtral, alors que dans le français du XVIIe siècle « dessein » désignait aussi bien le tracé de l’image que le projet artistique. Le zamysel, comme projet en formation, conception du metteur en scène et de l’acteur, renvoie à ce que Panofsky désignait, à la suite de la lettre de Raphaël à B. Castiglione, par idea. Il entre en résonance avec la notion de dessin – risunok, utilisée pour décrire l’élaboration mentale (interne) et plastique (externe) du rôle ainsi que le graphisme spécifique du metteur en scène qui « dessine » les mouvements physiques et expressifs du spectacle : les mises-en-scène, c’est-à-dire les déplacements des acteurs. Tout cela me semble former un massif cohérent dans le champ en devenir d’une esthétique de l’art dramatique qu’exemplifie pour nous la théorie théâtrale russe.

Le zamysel, c’est la formation vivante du projet scénique pour Popov, ce que Nemirovitch-Dantchenko appelait la « graine » – zerno – du rôle ou du spectacle. Il est significatif que dans la théorie russe, l’enjeu vitaliste du théâtre soit constitutif, non seulement pour le jeu de l’acteur, mais pour tout le spectacle. En fait le raisonnement est le suivant : ce qui vaut pour le rôle vaut pour le spectacle, organisme vivant en gestation qu’il s’agit de mettre au monde, selon la métaphore fondatrice de l’enfant à naître que Stanislavski place au terme de la première partie de son traité. C’est la conception de toute cette œuvre vivante de l’art dramatique qu’il y a derrière les exercices sur les tableaux.

La comparaison explicite avec un chantier d’architecture vaut encore en ceci que le metteur en scène doit faire preuve de discernement en fonction de sa vision et de sa sensation du tout. Très souvent les éléments apportés sont des matériaux de construction non sélectifs, mêlant ce qui est précieux à ce qui ne vient que du hasard. L’electio, le choix, est un moment esthétique essentiel de l’acte artistique. Ce moment constructif du projet semble particulièrement inspiré.

La seconde période est comparée par Popov au « quotidien des travaux de construction ». Pour comprendre la construction de la pièce, il faut la démonter dans ses éléments constitutifs. La qualité littéraire de l’œuvre se perd et la vie scénique s’acquiert progressivement. Le spectacle se crée « par maillons et parties », ce que Vassiliev, de son côté, désigne systématiquement par le terme architectonique de fragment. Ce moment permet d’élaborer les images scéniques des personnages et se poursuit jusqu’au montage des différents éléments – montirovka. Le principal danger qui guette cette période de travail est de sombrer dans le surplus de détails techniques, de viser à la perfection de la partie en perdant de vue le tout. La comparaison architecturale redevient ainsi subtilement picturale. Il s’agit pour le metteur en scène de ne pas oublier la saisie de l’ensemble de « la toile artistique », un peu comme le geste emblématique du peintre qui se recule pour juger de l’effet de son tableau.

C’est que la perfection de tel ou tel élément, nécessaire en soi, n’est pas auto-suffisante. Il faut une troisième période, l’étape finale qui achève le cours de tout le processus de création du spectacle :

‘« De nouveau, le peintre embrasse d’un coup d’œil la toile d’ensemble et compare ce qui a été fait avec ce qui existait dans le dessein. » 191

Cette troisième période de la gestation du spectacle semble renvoyer à la première. Elle renoue avec l’organicité et la totalité qui compose l’œuvre pour Popov.

Nous voyons le fonds « idéaliste » de cette esthétique, très semblable à la théorie de l’idea, décrite par Panofsky dans son livre, à propos de l’intériorisation de l’idée platonicienne, transformée, à partir de Cicéron et encore plus avec le néoplatonisme renaissant, en modèle subjectif de la création artistique. L’idée d’harmonie, de proportion, de « symétrie » des éléments (au sens antique) domine toute cette troisième période. Le metteur en scène doit comparer les éléments obtenus dans la seconde période, leur façon de se composer dans le tout du spectacle et corriger ce qu’il a déjà fait. Son geste est de nouveau pictural, il s’agit de faire des retouches, comme le peintre qui reprend tel ou tel élément de son tableau en fonction du tout. Popov suggère même qu’il balaie son œuvre de « larges coups de pinceau ». Cette période est essentielle, même si elle est souvent oubliée ou négligée à cause de la hâte due aux délais de représentation du spectacle. Le metteur en scène n’a pas la possibilité de mettre son spectacle de côté quelque temps avant de le considérer comme achevé et prêt à être montré au public. Pour Popov la période d’achèvement du spectacle est comparable, par son enthousiasme créateur, à la première période de conception du dessein.

Du point de vue du processus organique, mis en avant au Théâtre d’Art, qui utilise une métaphore végétale et non plus picturale ou architecturale, ce moment est celui de la « naissance » pour Stanislavski et de la « sortie » du spectacle pour Nemirovitch-Dantchenko. Cette « sortie », vypusk, du spectacle, expulsion hors de soi qui donne la vie pour le monde extérieur, est le moment d’éclosion de l’œuvre, la fin du processus de maturation qui se poursuivra désormais hors de la matrice du metteur en scène. C’est un acte.

La comparaison et le sens architectural des périodes de la conception du spectacle prennent donc in fine de nouveau l’aspect souriant de la peinture. L’architecture permet néanmoins de mettre au jour les présupposés secrètement constructivistes de la théorie de la mise en scène par Popov, et par tant d’autres metteurs en scène, dans la mesure même où Popov a joué un rôle-clé dans la transmission et la formation des metteurs en scène soviétiques, et que son livre est sans doute l’ouvrage le plus important, dans la tradition théâtrale russe, spécifiquement consacré à la composition du spectacle 192 .

Notes
187.

Le passage de Vitruve est I, 2, 2 « les espèces de la disposition que les Grecs appellent ideae sont les suivants : icnographia, orthographia, scaenographia ». Le terme est aussi utilisé par Aristote dans La Poétique 49a 19 à propos de Sophocle, voir aussi Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Paris, 1975, p. 69-70.

188.

Popov, op. cit., p. 490.

189.

Popov, op. cit., pp. 345-359.

190.

Vasari, Vite, 1568, cité dans Scritti d’arte del Cinquecentoa cura di Paola Barocchi, II, p. 1912 : « e perché da questa cognizione nasce un certo concetto e giudizio, che si forma nella mente quella tal cosa che poi espressa con le mani si chiama disegno, si può concludere che esso disegno altro non sia che una apparente espressione e dichiarazione del concetto che si ha nel animo e di quello che altro si è nella mente imaginato e fabricato nell’idea. ». Voici une traduction de ce passage « puisque de cette connaissance naissent un certain concept et un certain jugement qui se forme dans l’esprit et qu’on appelle dessin lorsqu’il est exprimé avec les mains, on peut conclure que ce dessin n’est rien d’autre que l’expression apparente et le dévoilement de ce concept que l’on a dans l’esprit et de ce que l’on a imaginé dans son esprit et construit dans l’idée. »

191.

Ibid., p. 491.

192.

On notera également les écrits de Georgi Tovstonogov et d’Anatoli Efros