Le rêve cinématographique

Dans le domaine théâtral scénique, le vocabulaire constructif a été particulièrement étudié pour l’art de Meyerhold et la notion de dispositif, ustanovka pour la scène, comparée à un établi, stanok 193 . Les éléments constructifs se relient tout naturellement à l’art emblématique de la jeunesse de Popov, le cinéma muet américain et soviétique. C’est ce cinéma qui, dans les années vingt, aimait tant représenter les usines, les éléments métalliques de construction, comme une mise en abyme de ses propres moyens de création et une manifestation des impulsions de l’époque.

Le cinéma est le rêve secret de Popov et de beaucoup d’autres metteurs en scène. C’est un rêve inavoué ou à demi avoué. Comment comprendre autrement la prégnance des années vingt où ont éclos les talents d’Eisenstein, de Vertov, de Poudovkine ? Si ce cinéma muet est lié à la photographie, au constructivisme d’un Rodtchenko, il a un aspect proprement théâtral par l’expression du jeu de l’acteur, le rythme des plans, le choix des angles de vue (rakurs). Popov, dans le chapitre sur la mise-en-scène, critique le cinéma parlant et en couleurs. Parlant par oxymore, il évoque « l’éloquence du cinéma muet et la “mauvaise diction” du théâtre parlant ». La langue figurative du cinéma d’Eisenstein est une « expression en action », l’acteur apparaît avec tout son corps, sa figure au sens plastique. Les contraintes techniques du cinéma muet le condamnent à rechercher « l’expressivité de composition des mises-en-scène ». Selon Popov, le cinéma, devenu parlant, a perdu cette expressivité. Par paresse, il est devenu bavard, oubliant le langage plastique de la figure. L’art de la composition et du montage des années vingt est une école permanente de la mise en scène, y compris de la mise en scène théâtrale. Popov le reconnaît d’une phrase :

‘« Et nous, les metteurs en scène de théâtre nous nous sommes formés avec le cinéma muet. » 194

Dans ses Mémoires, Popov raconte comment lui, élève de Stanislavski, a été marqué par quelques répétitions données par Meyerhold au Troisième Studio de Vakhtangov qui était alors encore le Troisième Studio du Théâtre d’Art. Après avoir réalisé son premier film, Popov participe à un séminaire de travail avec Eisenstein sur l’analyse d’œuvres graphiques et picturales. Nul doute que les exemples d’expressivité graphique qui suivent immédiatement l’évocation du cinéma ne soient de source eisensteinienne : Daumier et Gavarni sont parmi ces artistes préférés et Popov lui-même dit qu’Eisenstein a évoqué Daumier au cours de ces rencontres 195 . Les lois de symétrie et de contraste des figures dessinées en mouvement, la dynamique d’un voyage en train, créant une impression de confinement, sont des enseignements plastiques pour le cinéma et le théâtre. Le rêve constructiviste en art est avant tout un rêve de cinéma qui adopte une partie de son vocabulaire. Popov lui-même a réalisé des mises en scène formellement marquées par le cinéma et le constructivisme, comme en témoignent les photographies du spectacle Mon Ami de Pogodine au Théâtre de la Révolution en 1932 (ill. 144-145). Le fonds de scène est couvert de grands panneaux photographiques de six mètres de hauteur, représentant des constructions récentes du Premier plan quinquennal. Popov reconnaît lui-même que le décor du spectacle est « de convention ». La « convention » désigne pour lui les avant-gardes, Meyerhold, et en partie Vakhtangov.

Notes
193.

Christine Hamon-Siréjols, Le constructivisme au théâtre, 20042, op. cit. p. 163 note 10 et passim.

194.

Popov, op. cit., p. 461.

195.

La sensibilité graphique à la caricature de Daumier et Gavarni est bien sûr un trait de la sensibilité de Meyerhold.