Un projet de synthèse

Ces élans secrets vers le constructivisme, le cinéma, la géométrie des figures et des plans, l’architecture de l’espace sont un témoignage dissimulé en faveur des avant-gardes de la part d’héritiers directs du système de Stanislavski. Popov évoque cette période du rêve de libération du corps de l’acteur, de l’acrobatie, de la lutte contre la gravité et décrit le travail de répétition de Meyerhold, la « solution » de mise en scène qu’il propose à travers le saut par la fenêtre de l’acteur jouant le Faux Dimitri dans Boris Godounov de Pouchkine. L’acuité et la vivacité créent le dynamisme. Knebel n’a pas en apparence de telles velléités constructives, mais il ne fait pas de doute que son vocabulaire et sa pratique de metteur en scène n’entrent en résonance avec cette culture figurative.

Or l’école de Stanislavski suppose le processus organique, la logique des actions en fonction de la vérité intérieure de la vie et de la nature. Les deux principes peuvent rentrer en contradiction du point de vue stylistique : naturalisme contre convention grotesque, et du point de vue de la temporalité : construction patiente, progressive, « naturelle » du rôle contre nervosité bondissante. La volonté des metteurs en scène de la génération de Popov est de réaliser une synthèse entre Stanislavski et Meyerhold. Même si le livre de Popov est écrit plus tardivement, on peut accepter ce point de vue :

‘« nous autres, jeunes metteurs en scène de ces années-là, y compris E. B. Vakhtangov, A. D. Diki rêvions de réunir, d’agglomérer les lois de l’art organique de K. S. Stanislavski et l’expressivité aiguë de la forme, la nature agissante de l’image de l’acteur. » 196

Popov insiste d’ailleurs sur la transformation interne du système de Stanislavski qui, à partir des années vingt, met l’accent sur l’action, l’incarnation, la vie du corps, par la méthode des actions physiques dont Popov rappelle à propos qu’il s’agit aussi d’action verbale. Si l’unité du physique et du psychique a toujours fait partie des affirmations du Système de Stanislavski, l’inflexion vers la vie du corps, l’expérience physique et psychophysique plutôt que purement émotionnelle ne nous semble pas être simplement une transformation soviétique d’un Stanislavski devenu matérialiste 197 . La méthode de l’analyse par l’action que Knebel met en pratique et enseigne au GITIS renvoie également à cette immédiateté expressive.

En réalité, les notes de répétitions de Stanislavski des années vingt montrent que cette considération critique était le fait de Stanislavski lui-même et du Théâtre d’Art, notamment la critique de la notion de « sensation de soi ». Voici par exemple un échange entre Stanislavski et l’actrice Tarassova, venue du Second Studio, comme Maria Knebel, durant les répétitions de la pièce d’Ostrovski Talents et admirateurs :

‘« – [Stanislavski] Votre erreur est de vous plonger en vous-même et de chercher une sensation de soi. Cela ne fait que vous bloquer.
– [Tarassova] Vous nous avez appris à savoir construire en soi, avant de créer, la sensation de soi juste.
– Auparavant, nous faisions une erreur colossale. On ne peut raisonner de cette façon : d’abord j’apprends à nager, ensuite je me baigne. Il faut corriger sa sensation de soi en fonction de l’action elle-même…
Vous n’obtiendrez jamais la vérité, en cherchant à entrer en rampant progressivement dans le rôle. Dans les moments forts, il ne faut pas entrer en rampant, mais bondir dans l’action, plonger en elle, comme dans un trou, la tête la première… » 198

Ce saut dans le rôle, la tête la première, est en tous points conforme à la mise-en-scène proposée par Meyerhold en 1925-1926 aux acteurs du Troisième Studio, lors des répétitions pédagogiques de Boris Godounov auxquelles assiste Popov. L’acteur qui joue le faux Dimitri bondit par la fenêtre. Ce qui concernait le déplacement physique de l’auteur, pour donner la solution de la pirouette finale de la scène, končovka, devient chez Stanislavski un élément de théorie théâtrale, dans le contexte de la primauté donnée à l’action. Le désir de synthèse de Popov peut donc s’appuyer sur les ressorts internes du système de Stanislavski.

Cette synthèse formelle désirée et mise en pratique entre l’école de Stanislavski, fondée sur la vérité humaine de l’acteur, et les tendances artistiques des années 1910-1920 produit une imprégnation réciproque des courants théâtraux, uniformisés jusqu’à un certain point sous un réalisme assez diversement compris. De façon éclairante, le livre de Popov s’intitule totalité artistique et non totalité organique. Bien sûr, les deux adjectifs peuvent être quasiment synonymes pour parler de l’acteur, à condition de comprendre que l’art de l’acteur est précisément de laisser agir sa nature, nécessairement créatrice pour le naturalisme psychologique stanislavskien :

‘« Il est vrai que cela nécessite un travail créateur complexe, qui n’est que partiellement soumis au contrôle et à l’action immédiate de la conscience. Dans une large mesure, ce travail est inconscient et non contrôlé. Seule l’artiste [hudožnica] la plus habile, la plus géniale, la plus fine, la plus inatteignable, la plus miraculeuse peut en venir à bout, c’est-à-dire notre nature organique.» 199

Dans ce cas, l’organique et l’artistique – hudožestvennoe – se confondent. Mais l’artistique, c’est aussi l’action du peintre – hudožnik, qui n’est pas seulement le peintre-décorateur. Il est le plasticien, comme nous pourrions le dire aujourd’hui pour désigner l’imprégnation réciproque de l’image (dans la peinture, la sculpture, l’architecture, le cinéma) et de l’homme de théâtre – acteur ou metteur en scène. Ce dernier devient créateur plastique par la dynamique de son corps le maniement de l’espace, la création d’entités figuratives, de formes et à travers son langage même, le battement de son cœur dans le tempo-rythme de son jeu. La plastique n’est pas seulement physique ou décorative, elle est émotionnelle, sensorielle, intellectuelle – dramatique.

Notes
196.

Popov, op. cit., p. 467.

197.

Ce point de vue semble être celui de Jean Benedetti dans « Stanislavski et les Studios » in : Stanislavski/Tchekhov, Alternatives théâtrales,N° 87, 2005, pp. 4-8.

198.

Stanislavski répète. Notes et sténogrammes de répétitions, Moscou, Théâtre d’Art de Moscou, 2000, p. 241. Il s’agit de notes de G. V. Kristi, metteur en scène du Théâtre opéra de Stanislavski, datées du 23 mars 1933.

199.

“L’art scénique et l’artisanat scénique”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 23.