Platon-Magritte

Voici un exemple d’expérience pédagogique récente, menée par un élève de Popov-fils et de Maria Knebel. Anatoli Vassiliev explore également le rapport dramatique entre le tableau et le texte. Cet exercice (ekzersis en russe) avait déjà été mené par le metteur en scène en 1991. Il est repris en France à l’Ensatt en 2004 à Lyon avec le groupe de formation et de recherche à la mise en scène dont je fais partie. C’est le travail principal du second semestre de la première année de ce cursus de trois ans. L’année entière est consacrée à la pratique du dialogue et aux structures de jeu (ou structures ludiques). Le matériau dramatique est fourni par les dialogues philosophiques. Ion, Ménon, Criton de Platon pour le premier semestre, des traités d’art écrits sous forme de dialogues et l’exercice Platon-Magritte pour le second. Les dialogues sont répétés, joués par les élèves, analysés en commun avec Anatoli Vassiliev.

L’expérience du travail Platon-Magritte comprend plusieurs étapes, divisées en deux parties. L’une est consacrée à Platon et l’autre à Magritte. Le travail sur Platon consiste à choisir un dialogue et à en extraire éventuellement un passage (les dialogues sélectionnés par les élèves sont Phèdre, Hippias mineur, Hippias majeur, Gorgias, le Premier et le Second Alcibiade, Charmide, Parménide, Euthyphron, Le Banquet, Phédon). Le dialogue est analysé par l’élève avec le partenaire choisi, la construction dramaturgique recherchée. Le dialogue est travaillé sous la forme de l’étude qui allie la liberté de l’improvisation et la structure dramatique. S’agissant de Magritte, le travail est le suivant : il faut d’abord choisir un tableau du peintre (voici quelques exemples de tableaux choisis : Le Joueur secret, La Grande guerre, L’Assassin menacé, Le Thérapeute, L’Evidence éternelle, La Durée poignardée), puis l’élève écrit un récit lié à ce tableau, en vue de sa réalisation scénique. Ensuite, avec son ou ses partenaires, il répète une histoire sans paroles. La mise-en-scène du tableau doit apparaître au début, au milieu ou à la fin de la pièce sans mots. Enfin, les élèves jouent cette pièce sans mots avec les objets, les mouvements, les costumes adéquats. Ces deux étapes sont préliminaires à l’exercice Platon-Magritte proprement dit qui consiste en une superposition des deux moments, selon une logique plus ou moins lâche d’adéquation du texte à l’image. Les deux « pièces » – le dialogue et le tableau – ont été répétées séparément. Elles doivent se fondre l’une dans l’autre de façon organique, selon des points de jonction aléatoires ou fixés au niveau de quelques moments importants. Ces deux histoires se surimposent ainsi pour créer un troisième être mixte. La trame conceptuelle du dialogue philosophique qui met en conflit des idées à travers les acteurs apparaît sous l’histoire des corps et des objets dans l’espace. Ce dernier récit plastique est souvent une narration où apparaissent des éléments de l’histoire inventée par l’élève à partir du tableau. C’est un élément non seulement narratif, mais aussi temporel.

Selon Vassiliev, cet exercice a plusieurs objectifs : 1) l’expression individuelle du futur metteur en scène dans l’espace par l’invention d’une durée peuplée, d’un sujet, des mouvements des acteurs, de la disposition et de l’utilisation des objets ; 2) l’entraînement de deux niveaux de conscience de jeu : le dialogue (verbal et conceptuel) et la mise-en-scène (corps, perception de l’espace). La présence des acteurs dans la mise en scène du tableau (chaque élève joue aussi dans sa composition), l’histoire inventée, développent aussi un niveau de relations psychologiques. Pourtant l’histoire plastique de la mise-en-scène doit être construite, pour Vassiliev, comme un dialogue de jeu avec un événement principal, des nœuds, une action transversale, un milieu de jeu 200 . La mise en scène théâtrale doit donc être comprise comme une pratique qui embrasse nécessairement plusieurs niveaux : littéraire, dramatique (pour l’acteur), plastique, philosophique, etc. Il s’agit, dans ce cas, de penser dans l’espace et dans le temps. L’élément plastique et spatial devient temporel et humainement orienté, se faisant jour à l’intérieur du corps des acteurs qui jouent un rôle visuel « dans le tableau ». Selon un point de vue extérieur, le tableau se constitue dans l’œil d’un metteur en scène-miroir. Du point de vue intérieur, dans le tableau, tout se joue du côté de la vie des acteurs. Le niveau figuratif intervient à ces deux niveaux. De l’extérieur, il fait image, en produisant le niveau visuel de l’action théâtrale. De l’intérieur, il se fait par image, représentation, émotions, idées, qui toutes peuvent être exprimées de façon figurative. L’action invisible peut se dire en termes visibles, spatiaux. Le temps se formule en termes d’espace, pour reprendre un adage wagnérien. Ce sont ces deux aspects qu’il nous faudra évoquer.

L’aspect visible est plus connu puisqu’il concerne l’histoire de la scénographie en liaison avec l’évolution de la mise en scène, le décor théâtral qui se donne à voir dans des esquisses, des photographies, des dessins, des maquettes ou l’histoire de la peinture. L’aspect « invisible », mais non moins sensible, concerne le jeu de l’acteur, le processus de création du metteur en scène. Cet aspect est le cœur de notre recherche et concerne avant tout la théorie théâtrale. Elle ouvre vers des notions figuratives, exprimées dans la dramaturgie de l’acteur et du metteur en scène : l’image, la perspective, le dessin, la couleur, la composition dont nous avons déjà abordé l’étude à propos de la pédagogie et de la théorie d’Anatoli Vassiliev.

D’une certaine façon, il nous semble que les cartes sont distribuées avant tout par Stanislavski et ces formulations théoriques, telles qu’elles nous sont parvenues. Il en va ainsi de notre thème qui porte sur les exercices de Knebel et Popov, directement produits à partir des tableaux. Knebel dit d’emblée que ces exercices sont liés au problème de l’attention visuelle. Pour Popov, ils permettent d’entraîner l’esprit d’analyse concrète du metteur en scène en établissant ce qu’il appelle l’objet central. Stanislavski met en place les données qui permettent de rendre compte d’un premier intérêt des tableaux et des images pour le jeu de l’acteur. Knebel, comme Popov, et l’essentiel du corps pédagogique russe, est une fervente admiratrice de Stanislavski dont elle fut la disciple et l’assistante pédagogique. En réalité, son admiration la plus forte va à Mikhaïl Tchekhov dont elle édita deux volumes d’œuvres en russe. Mais ce dernier, malgré toute son originalité théorique et artistique, est le plus brillant élève de Stanislavski, avec Vakhtangov, au sein du Premier Studio du Théâtre d’Art. N’oublions pas non plus que la thèse de doctorat (seconde thèse) de Knebel fut consacrée à l’héritage théorique de Nemirovitch-Dantchenko qu’elle eut l’occasion de bien connaître au sein du Théâtre d’Art. Ce que l’on entend et ce que Knebel entend par système ou école de Stanislavski (souvent désigné simplement par « l’école » ou « la méthode », un peu comme chez les scolastiques médiévaux) est donc un ensemble plus composite que monolithique. Il n’en reste pas moins que sa pratique de Stanislavski comme metteur en scène et comme pédagogue, sa longue expérience du Théâtre d’Art (vingt-cinq ans) en font, avec Popov, l’un des maillons essentiels de la chaîne de transmission (et d’adaptation) du Système. C’est donc à partir de ce lexique de travail, de ces catégories de pensées, de cette pratique et, en quelque sorte, de la vitalité intrinsèque du système que Maria Knebel et Alexeï Popov (comme d’autres pédagogues ou acteurs) raisonnent. Mentionner d’emblée que les exercices sur les tableaux et les sculptures sont liés à l’attention visuelle n’est pas anodin. Cela conduit à les référer à un chapitre et à l’un des points essentiels du Système de Stanislavski, l’un des plus anciens également. L’étude de l’attention scénique est la condition nécessaire à la compréhension de l’enjeu de ces exercices, de leur place et de la façon dont ils peuvent être liés au jeu théâtral tout court, qui est le fondement de toute la pratique théâtrale, même si ces exercices rentrent dans le cadre de la formation à la mise en scène.

Notes
200.

Pour des précisions sur la terminologie de travail de Vassiliev, voir, dans le livre que nous lui avons consacré, la dernière partie intitulée « Eléments » qui est un glossaire critique.