Les objets de l’attention

Dans le travail proprement dit sur l’attention scénique, le quatrième mur est ouvert. La scène est le terrain d’expérience de la conscience de l’acteur par rapport à la constitution de l’objet de son jeu. L’attention ne va pas sans objet de l’attention. La représentation se dévoile pour elle-même révélant son orientation, sa théâtralité. Si selon M. Fried, le but du réalisme est de manifester son anti-théâtralité, parvenir à cet état suppose un travail de mise à nu du fonctionnement psychique de l’acteur. Les fils électriques et les lampes parcourent les murs en même temps que la pancarte salvatrice qui trône dans la salle où est écrit « attention scénique ». On pense à la vision étonnante à la fin du chapitre XI, consacré aux inventions de jeu ou adaptations. Le rideau s’ouvre devant la pièce chaleureuse de l’appartement de Maloletkova, décorée de façon festive et recouverte de panneaux de toutes tailles, orientés dans toutes les directions, comprenant une multiplicité d’éléments non encore abordés (le tempo-rythme intérieur, la caractérisation intérieure, la retenue et la finition, l’éthique intérieure et la discipline, etc.). Les fils et les éclairages sont destinés à éclairer la peur, à fixer la conscience sur un objet. La règle est simple : « pour se distraire de la salle, il faut être captivé par ce qui se passe sur scène. » 208 Pour pouvoir se déprendre, il faut être pris par la scène. Le double mouvement se traduit dans la langue russe par deux verbes antagonistes : otvleč’sja – se distraire, se détourner et uvleč’sja – être attiré, pris, conquis. Les deux mouvements sont nécessaires. Tout le secret est dans l’attrait de l’objet, un peu comme le problème du choix de l’objet pour la psychanalyse. Les problématiques sont plus proches qu’il n’y paraît. La question sous-jacente est bien celle du plaisir, du désir. L’objet doit être capable d’attirer, de prendre, de captiver l’acteur. Le référent sexuel est plus ou moins à l’arrière-plan du propos stanislavskien. Détourner, déjouer l’attention de l’acteur, c’est l’attirer, l’entraîner, le séduire par des appâts (manki).

Nul doute que dans les exercices sur les tableaux, les images picturales à haute valeur symbolique (historique, religieuse, sociale, psychologique au sens de l’héroïsme du portrait, par exemple) n’aient une telle fonction de fixer l’imaginaire, le désir, à propos de ce qui a, dans la culture russe, la valeur symbolique la plus haute : l’image, la figure. L’acteur entretient ce rapport de séduction de soi à soi, plutôt qu’avec le metteur en scène, quoi que l’on puisse comprendre ainsi l’argument. Prêter son attention, c’est aimer quelque chose, se distraire et mettre subrepticement

‘« sous son nez un objet intéressant, ici sur scène. Vous savez comme une mère qui détourne l’attention de son enfant avec un jouet. C’est la même chose pour l’acteur, il doit savoir, lui aussi, se mettre sous le nez des jouets semblables capables de le distraire de la salle de spectacle.» 209  ’

L’acteur dans son rapport à soi et au rôle, doit trouver une voie d’accès à l’émotion, à la fantaisie, en inventant une distraction, un jouet, un amusement qui détourne l’attention de la peur d’être vu. La mise en scène serait alors l’art de disposer, de proposer ou d’inventer ces sortes de jouets.

Le problème pour Nazvanov sera de comprendre qu’il faut créer à l’intérieur de soi cet objet, qui est le résultat d’un processus psychique de l’acteur. Le monde existe, en effet, et quel besoin y a-t-il de créer encore des objets ? Ne suffit-il pas de fixer son attention sur quelque chose qui est déjà présent ou bien d’attendre que quelque chose arrive, nous arrive ? C’est là où l’on saisit tout l’enjeu idéaliste de la théorie théâtrale. Les conditions de la scène rendent la spontanéité de la conscience impossible. Elle est précisément le but à viser, à créer. Les conditions normales de la vie sont troublées par l’artifice. Il faut donc recréer la vie et pour cela créer un objet. Créer du temps et de l’espace est une entreprise idéale, faite à partir de soi, c’est la création d’un objet spatial ou temporel au sens quasi phénoménologique 210 . Il faut trouver au théâtre les exercices nécessaires au maintien de l’attention sur scène. L’objet doit non seulement être créé, mais également maintenu, par l’exercice de la « rétention », expression également utilisée par Husserl et que Stanislavski et la langue de travail du théâtre russe utilise constamment sous sa forme verbale – uderživat’. Il faut retenir l’attention, retenir, tenir l’objet de jeu pour toute la durée de l’expérience scénique. Si l’on tombe, l’objet est perdu, la dispersion revient, « ty ne uderžal », dira le metteur en scène, « tu n’as pas tenu, maintenu, retenu ». La technique qu’il s’agit d’élaborer en soi permet de s’agripper à l’objet, c’est une technique de prise et de capture, de chasse, de préhension de l’objet. Il faut le tenir pour ne plus le lâcher, comme l’exemplifie dans le même chapitre, un peu plus tard, la fable du Maharadjah qui cherchait un ministre, demandant à tous les candidats de parcourir la ville en tenant un bol de lait rempli à ras bord. Aucune goutte du précieux liquide ne devait être renversée, pour cela le joueur ne devait être distrait par rien, ni par un salut, ni par un bonjour, concentré sur un seul objet.

Cet objet dramatique est dans la conscience, c’est pourquoi il a une expression physique, il doit devenir vivant, animé pour que l’acteur puisse se trouver lui-même sur scène. La vie est une entreprise à créer. N’oublions pas le surobjectif de Stanislavski lui-même, dans cette première partie du traité : créer une vie nouvelle, un enfant accouché par le metteur en scène sage-femme. Ce nouvel être, il faut le trouver en soi et dans le rôle. Tout ce qui est intérieur à la scène doit devenir vivant. Retenir l’attention, c’est apprendre à voir et à regarder. La visibilité ici n’est pas pure, comme chez Fiedler, mais mêlée de conscience 211 , elle se constitue dans un monde artificiel, celui de la scène, qui établit une nouvelle cartographie spatiale. La constitution de cet objet-temps dramatique sera figurée en image – obrazno – plutôt qu’en leçon. La concentration et la dispersion de la vie de l’acteur est ainsi, dans tout le chapitre, exemplifiée par des rayons lumineux. Concentration/dispersion de la lumière, proche/lointain, ces distinctions valent pour ce que l’on peut considérer comme l’objet d’art ou l’activité artistique de l’acteur dont les liens avec sa propre personne sont plus difficilement isolables que dans tout autre art. Pour créer cet objet nouveau en soi-même, il faut tout réapprendre : voir, marcher, entendre. Le privilège visuel de l’attention (Knebel dans Poésie de la pédagogie ne parle que de l’attention visuelle) crée l’objet à l’aide d’entités géométriques : le point, d’abord, comme objet de l’attention, puis le cercle de l’attention.

L’objet se donne d’abord sous la forme d’un point, lumineux certes, matérialisé sur la scène, rendue obscure, mais cet appât (primanka), par l’expérience de la boîte noire, ne fait qu’exemplifier le point-objet que l’acteur doit créer dans son jeu. Il ne s’agit que de donner un aperçu extérieur de l’attention intérieure. L’objet-point de l’attention peut être proche, moyen ou éloigné (rapproché, médian, éloigné). Il est désigné selon un rapport de distance et de concentration de la lumière. L’exercice est d’ailleurs conduit de telle sorte que l’on va du plus concentré au plus diffus, du proche au lointain, de l’obscurité initiale à la lumière. L’écueil, c’est la dispersion du regard, la multiplicité des objets quand, selon l’expression de Nazvanov, au lieu d’un point, ce sont des points de suspension (mnogotočie) qui défont la cohérence de l’objet. Il s’agit donc d’en tracer, d’en dessiner les contours, selon une dramaturgie déjà plastique et figurative. Ce n’est pas un hasard si l’attention de Nazvanov se fixe d’abord sur le dessin d’un faux émail qui recouvre une table, accessoire de théâtre. L’attention concentre les rayons visuels qu’elle rassemble, opération qui est celle de l’esprit et du corps de l’acteur dans l’action.

La dispute entre Nazvanov et Choustov, parce que ce dernier se met à agir en déliant les tresses d’une ficelle, est résolue par Tortsov en faveur de ce dernier. L’attention, la concentration vers un objet n’est pas statique, mais dynamique, elle suscite naturellement une propension à l’action. Lutter contre la situation d’artificialité de la scène suppose de retrouver la joie et la spontanéité de l’enfant, il faut être malicieux, prêt à courir dans tous les sens, mais en public. C’est l’obstacle auquel n’a pas résisté une des nièces de Tortsov (la même qui jouait au jeu « et si », comme le jeu des « on dirait que » des enfants parlant notre langue). Après qu’elle a été mise à la table des grands, elle perd tout son allant car elle se sent la proie des regards. Le théâtre est certes le lieu d’où l’on est vu, mais le regard du spectateur se ramène in fine au jeu de regard interne de l’acteur qui agit dans des conditions non spontanées.

L’attention du spectateur va là où se tourne celle de l’acteur. Si l’acteur n’a pas d’attention pour ce qu’il fait sur scène, pour l’imaginaire de la convention théâtrale, l’objet de l’attention se défait pour le public et pour le metteur en scène, spectateur idéal. Or, cet objet est non seulement physique, mais dramatique (le rôle, le personnage, l’objectif, la perspective, le surobjectif, l’événement principal dans la terminologie de Popov et A. Vassiliev). Ce que l’acteur prend en réalité comme centre de son attention, ce n’est pas seulement la pièce et le rôle (cas idéal, comme tel assez utopique), ce sont les éléments mêmes du système, pour le meilleur et pour le pire. Secrètement, l’objet de jeu, comme objet de l’attention, a une place conceptuelle dans la théorie préalable à la pratique. Lorsque le brouillage de l’attention s’installe, c’est une entorse faite à la nature, l’objet du jeu se délite comme un corps, la nature est tordue, les jonctions et articulations naturelles ne fonctionnent plus. Les exercices sur l’attention continuent avec Tortsov et Rakhmanov, se portant tantôt sur une statuette, tantôt sur le dessin d’une serviette ou d’un tapis, sur un tableau, un miroir, un lustre, un album, un vase, une fenêtre, etc.

Notes
208.

“L’attention scénique”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 100.

209.

Ibidem, p. 101.

210.

Husserl parle de Zeitobjekten, « d’objets temporels », cf. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, PUF, 1964, p. 36.

211.

Fiedler, Sur l’origine de l’activité artistique, Paris, Presses de l’Ecole normale supérieure, 2003, p. 68-69 par exemple.