L’action dans le regard

L’abord de l’objet se précise du côté de la vision. L’attention est une expérience vécue – Erlebnis, pereživanie – et non une représentation. L’action de saisie est donc physique, mais non démonstrative, elle opère dans l’esprit-corps de l’acteur, sans mécanisme ni forçage. Ainsi, Tortsov oriente la manifestation physique de la préhension de l’objet. Il s’agit toujours de diminuer les tensions. Le maximum d’attention est atteint par le minimum de tension physique de l’acteur. Si cette idée n’est pas sans lien avec le paradoxe de Fechner 212 , ce que montre ce geste figuratif de présentation de l’objet, c’est qu’il ne s’agit pas de constituer une illustration, une représentation tangible. Le mouvement perceptif, créateur de l’attention et de son objet, ne va pas en tension vers l’objet, avec les yeux qui sortent de leur orbite, le corps qui se penche en avant. Tous ces mouvements, qui sont ceux du théâtre et du cinéma expressionniste, doivent être inversés. Le corps doit se pencher en arrière, il faut regarder à partir de soi, apprendre à regarder, car « souvent sur scène nous voyons sans regarder ».

Regarder ne veut pas dire fixer, illustrer. Il s’agit d’un processus temporel de transparence. Au mouvement physique souligné correspond « l’œil vide de l’acteur » et les rapports entre l’œil et l’âme commencent à se dessiner :

‘« Que peut-il y avoir de plus horrible que l’œil vide de l’acteur ! Il témoigne avec conviction que l’âme de l’interprète est en sommeil ou que son attention est quelque part là-bas, hors du théâtre et hors de la vie figurée sur la scène. » 213

C’est alors tout naturellement que l’équivalence entre l’optique et la psychologie se manifeste sous sa forme la plus classique. Ce qui oriente le regard du spectateur vers le bon objet, c’est l’œil intérieur de l’acteur. L’adage classique, les « yeux sont le miroir de l’âme » 214 , en vogue à la Renaissance, est cité par Stanislavski. Il sera systématiquement repris par Popov et Knebel à propos des exercices plastiques et, en général, pour le jeu de l’acteur. Le critère de l’œil, le jugement de l’acteur d’après son regard est sans doute un lieu commun de l’école de mise en scène russe. Je l’ai entendu, en tout cas, cité par différents metteurs en scène et pédagogues : « ja po glazam vižu », « je le vois à vos yeux ». Le metteur en scène, regard de référence, conscience, boussole et miroir de l’acteur, lit littéralement le pouls intérieur de l’acteur dans ses yeux. Ce critère permet de couper court à toutes les manifestations dites « extérieures » : théâtralité, pathos, déclamation, surjeu. La lueur des yeux témoigne du feu intérieur réchauffé par l’expérience vécue, la vie éprouvée, conscience du dedans qui s’oppose aux fausses lueurs des éclats projetés par Tortsov dans la salle : lumière forte du critique sévère, du metteur en scène, du souffleur opposée à la pâle lueur du partenaire (l’être vivant qui m’est le plus proche) dont le halo disparaît tout à fait.

Notes
212.

Cf. Richard L. Gregory, Eye and Brain. The Psychology of Seeing, Princeton, 1990, p. 88-89.

213.

“L’attention scénique”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 105.

214.

L’adage antique se trouve chez Cicéron, Tusculanes, I, 46. On le trouve à la Renaissance chez Léonard f. 8 « L’occhio che si dice finestre dell’anima », ou chez Dolce « Ma gli occhi sono principalmente le fenestre dell’animo et in questi può il pittore isprimere acconciamente ogni passione », Lodovico Dolce, Dialogo della pittura intitolato l’Aretino in : Trattati d’arte del Cinquecento fra manierismo e controriforma, I, a cura di Paola Barocchi, Bari, 1960, p. 153. Notons qu’il s’agit de fenêtre et non de miroir, il est vrai que celle-ci est depuis la formule célèbre d’Alberti la formule même du tableau en peinture.