Les cercles de l’attention

Ainsi, l’objet de l’attention, d’abord compris comme objet de la vision, en a toutes les qualités : lignes, couleur, détails, comme le montrent les exercices pratiqués par Rakhmanov. Le temps se réfère à l’attention, il se concentre aussi, dans une discipline de fer, la muštra, le dressage par l’exercice dont Stanislavski n’a jamais publié le manuel qu’il projetait. Ce recul est aussi bien celui de Nazvanov qui renonce à noter les exercices du complice de Tortsov et décide de les reporter dans un autre cahier pour se concentrer sur la théorie de l’art. C’est le choix même qu’a fait Stanislavski dans la composition de son œuvre théorique.

Tortsov construit donc la théorie en passant des points et de la description des objets aux cercles de l’attention. Il s’agit maintenant de délimiter plus largement l’espace. L’opération de la délimitation, circumscriptio d’Alberti 215 , délimite des surfaces, ou peut-être un champ, au sens de Meyer Shapiro 216 . La portion de territoire inscrite dans le cercle est définie par une limite. Cette délimitation est non seulement spatiale, mais psychologique, marquant un retour à la douceur du confort qui avait été celle de l’appartement originel, avant la catastrophe de l’ouverture du rideau. Les différentes ouvertures des rayons de lumière sont comparées par Nazvanov au diaphragme d’un appareil photographique, mais la focalisation se fait sur l’individu au centre de ce cercle. Nazvanov peut s’y sentir chez lui, mieux même, le miracle se matérialisant par le jeu d’une mélodie qu’il interprète seul en scène au piano. L’action pour se libérer a besoin du réconfort et de la chaleur du « chez soi », « heimlische » qui procure des capacités créatrices à l’acteur.

C’est le but foncier de l’objet principal, qu’on l’appelle événement ou surobjectif, et que cherchent à imager les exercices figuratifs de Knebel : donner confiance, orienter l’énergie vers l’action. Les différents jeux de diaphragme de Tortsov avec les projecteurs de lumière sont véritablement des mises au point de l’image scénique de l’acteur, de son attention, selon que l’acteur Nazvanov soit à l’intérieur ou à l’extérieur du cercle. Le petit cercle de l’attention crée l’intime, le soliloque romantique qui trouve son effusion dans la musique. A mesure que le champ s’élargit, l’image devient plus floue. La solitude publique dont vient de jouir l’acteur rencontre des obstacles, il y a des reflets, des « demi-teintes ». Lorsque le cercle s’élargit aux camarades de Nazvanov, ce qui est composé théâtralement est nommé précisément comme une scène de foule – narodnaja scena – « vivante, jeune, brûlante », forme que Popov mettait, on l’a vu, au fondement de l’art de la mise-en-scène. Dans le grand cercle de l’attention qui embrasse tout l’appartement scénique, l’attention se perd. L’agrandissement de la surface d’attention fait perdre la concentration. L’ajustement nécessaire est celui de l’œil de l’acteur, qu’il faut toujours au fond comprendre comme son âme, sa conscience créatrice.

Il s’agit, lorsque l’éclairage est pleins feux et que le moi se dissout, de pouvoir voir loin, de faire preuve de dal’nozorkost’ – presbytie, expression qui revient aussi à plusieurs reprises dans la théorie théâtrale, en référence à la perception de la perspective et à la durée de l’action. L’horizon de l’acteur rencontre alors celui du peintre : la mer, la plaine dont la ligne d’horizon est représentée sur la toile peinte du fond de scène. Pour réussir à maintenir la constance de l’objet dans un grand espace, il faut fonctionner par récurrence, assurer d’abord les chaînons d’attention les plus petits pour pouvoir aller plus loin. L’attention du regard doit s’accrocher au bord d’une table ronde constituant un petit cercle d’attention, de la même manière qu’un tapis peut délimiter un cercle moyen ou grand. S’il n’y a pas de tapis, il faut compter les dessins du parquet, en faire un quadrillage, un échiquier. C’est le procédé même de la construction de l’image perspective pour Alberti, qui commence par la construction du quadrillage au sol, selon le procédé de la costruzione leggitima. C’est à partir du sol que se constitue l’image et c’est à partir du sol que l’acteur prend l’assise de son image, de son personnage, de son rôle.

Le contour des objets est essentiel pour établir une surface perceptive dont il faut sans cesse réduire le cercle pour le renforcer :

‘« Plus le grand cercle est large et désert, plus les cercles moyens et petits de l’attention, à l’intérieur de lui, doivent être étroits et solides, plus la solitude publique est close.» 217  ’

Cette solitude publique est la clôture de l’image-action qu’est censée créer l’attention scénique. Hermétiquement close, cette solidité du psychisme n’est pas la simple clôture de la représentation, même si elle fait penser à la rigueur éthique du Maître, aux règles monastiques du Théâtre d’Art, puis du Premier Studio. La rigueur ne va pas sans mobilité, il ne s’agit pas d’une représentation ferme et réglée, mais de recréer une constance à partir de la fluidité, une stabilité à partir d’un système ouvert, légèrement fluctuant. L’objet, ou plutôt la surface de l’attention, se déplace. Le cercle devient mobile, au gré des déplacements du corps, figurant les méandres de l’esprit.

Pour garder une fixité dans les déplacements, Rakhmanov remplace les cercles d’attention par des cerceaux de bois dont les lignes tangibles aident à retenir (uderživat’) le contour de l’objet de la conscience. C’est elle qui vacille lorsque Nazvanov transporte l’expérience dans la rue, sur la place, surface urbaine, et non plus scénique. Comme dans des plans de Dziga Vertov, le champ spatial et de conscience éclate. Le cercle est comparé à une loupe ou un microscope. Arrivé Place de l’Arbat, le grand cercle de l’attention produit une fusion d’objet et le brouillage des lignes. Le pauvre narrateur manque de se faire écraser par une automobile. Une fois encore, cette analyse concrète montre que la théorie réaliste du jeu de l’acteur, conçue à partir de 1904-1906, comprend en puissance tous les développements des avant-gardes déconstructivistes, ce que Stanislavski lui-même appelait le grotesque 218 . Compris comme une dérivation pathologique, la déformation rentre dans la théorie de la forme, de la constitution de l’appareil humain de l’acteur. La caricature est en germe dans la théorie du dessin du rôle. Il suffira simplement pour les novateurs de changer les polarités (c’est le sens, en particulier de l’évolution plastique de Vakhtangov). La concentration spatialisante de l’attention produit en tout cas son effet. Le narrateur, arrivé en retard à une conférence, parvient un court instant à captiver tout l’auditoire, pris au piège de sa rétraction sur le petit cercle mobile de l’attention. Le jeu des ouvertures du diaphragme psychologique, transposé dans la conscience imageante de l’acteur, produit nécessairement un mouvement et une démultiplication des images. La concentration est alors une sorte de mise au point de l’image dont les différents moments, nets ou flous, peuvent être des impulsions pour l’action.

Notes
215.

Rappelons que la circumsciptio constitue, avec la composition et la réception des lumières, l’une des trois parties de la peinture (la première), telles qu’Alberti les définit dans le second livre du De Pictura, II, § 31-34, op. cit., pp. 145-159.

216.

Meyer Schapiro, « Sur quelques problèmes de sémiotique de l’art visuel : champ et véhicule dans les signes iconiques » in : Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982.

217.

“L’attention scénique”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 112-113.

218.

Cf. texte N°10 dans les annexes.