Passage à l’attention intérieure

Le grand changement qui donne tout son sens au chapitre, mais qui passe souvent inaperçu, fait de l’attention autre chose qu’un exercice de psychologie perceptive expérimentale. C’est le passage du spatial au psychologique, de la lumière à la conscience, de la perception visuelle à l’imaginaire. Il s’agit d’un changement d’objet : le sens des exercices visuels de perception sur les points, cercles et surfaces de l’attention, est de toucher aux objets de la vie intérieure de l’acteur, d’essence imaginaire. La conversion du regard n’est pas mystique, mais esthétique, il faut regarder à l’intérieur de son âme pour y voir tous ces éléments constituants : intelligence, sentiment, imagination et attention elle-même. Le chemin de la création (l’inconscient) reste, dans le cadre du traité, éminemment conscient. L’attention n’est plus seulement un instrument, elle devient elle-même objet de l’attention. Cette faculté réflexive commence ainsi à être rapprochée de l’imagination qui va bientôt l’absorber. L’œil est remplacé par l’âme, la vie matérielle par la vie intérieure. Selon la terminologie de Bergson, reprise par Deleuze, l’objet devient image-souvenir. Cette conversion idéaliste ou immatérialiste, au sens de Berkeley, se concrétise dans les cinq sens : le goût du caviar frais, l’odeur du saumon ou la marche funèbre de Chopin qui n’existent que comme sensations internes, ou représentations 219 . Les représentations visuelles sont donc susceptibles de donner naissance à des sensations éprouvées – pereživanija – suffisamment fortes pour causer des manifestations organiques. Citons l’expérience de l’élève Veliaminova qui se souvient de ses tribulations au moment où elle se prépare pour le rôle de Catherine dans La Mégère apprivoisée. Pour la création artistique, encore une fois indissolublement unie à l’aisthésis dans l’art de l’acteur, les objets de l’attention dans la vie imaginaire dessinent « des mondes fantastiques, impossibles dans la réalité. Le conte de fées est irréalisable dans la vie, mais il vit dans l’imagination » 220 .

Tout ce qui a été expérimenté au niveau de l’attention visuelle est vrai de l’attention intérieure, mais les objets sont plus instables, quasi imperceptibles (on pense aux petites perceptions entre la veille et le sommeil de Leibniz). L’attention doit donc être encore plus entraînée pour les objets de l’imagination. Il faut former en soi « la constance de l’objet de l’attention intérieure ». Si tout ce qui a été ressenti a une existence intérieure qui peut être évoquée avec une grande acuité et si les différents pôles de l’attention visuelle ont été ressentis, alors on peut provoquer en soi tous les éléments sensoriels visuels pour former les objets de l’imagination : cercles, points, surface, éloignement/proximité, immobilité/mouvement. C’est ce que j’appelle la dramaturgie plastique à laquelle Stanislavski donne naissance dans le jeu de l’acteur. L’intérieur prime sur l’extérieur. Certes, on peut critiquer la psychologie et, dans la psychologie, l’introspection, mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une esthétique en action. Tous les personnages du traité sont fictifs, ils assument donc une valeur transcendantale d’exemplarité, au sens husserlien. Il ne s’agit pas non plus de propos nécessairement mystiques ou occultes. L’invisible pour l’acteur est ce qu’il y a de plus concret, c’est la matière de son action. Voilà pourquoi les distinctions entre idéalisme et spiritualisme, naturalisme et matérialisme n’ont pas grand sens dans le réalisme stanislavskien paradoxal puisqu’il accorde le premier rôle à l’imagination créatrice et à l’inconscient. Ce n’est pas pour étonner, si l’on songe au destin des différents réalismes, par exemple, à l’œuvre de Zola ponctuée d’élans lyriques. Tout cela est bien éloigné du cliché habituel attaché au naturalisme, combattu par les contemporains de Stanislavski, pour des raisons diverses, à l’intérieur même des cadres fixés par le réalisme.

Comme plus tard chez Popov, c’est le moment de concrétion de l’idée qui compte : le dessin – zamysel. Au niveau de l’acteur, dans son travail sur lui-même, il ne s’agit cependant que d’une fiction – vymysel, d’un rêve qui n’est accessible qu’au regard intérieur. L’attention intérieure est la clé véritable de tous les exercices d’observation, de description de l’espace, des figures, de la réalité, des tableaux. Il faut pour cela une démarche physique : apprendre à regarder sur scène non le public indistinct, miroir de mes peurs, mais l’objet accessible aux yeux de l’âme et aux « tentacules » du sentiment. Cette activité est un engagement vital, une démarche qui engage toute la vie. On passe alors logiquement d’un lexique visuel à un vocabulaire tactile, plus propre à exprimer la part affective et « touchante » du propos. Stanislavski parle de toute une série d’exercices, destinés à entraîner la constance du regard intérieur : passer en revue, lumière éteinte et couché, tous les détails de la journée, en détaillant la mémoire à la limite de l’attention. L’idéalisme se fait ainsi toujours extrêmement concret. Il faut penser par exemple à ce que l’on a mangé, non seulement au goût des mets, mais aussi à la vaisselle dans laquelle on a mangé, à la disposition des aliments sur l’assiette et à toutes les pensées et sentiments provoqués par les conversations échangées à table. L’observation oscille ainsi toujours sans cesse entre l’extérieur et l’intérieur, les objets et les sentiments. Il faut se souvenir du passé avec tous ses détails, de certains objets. Comme dans les exercices sur les objets de Popov, ce qui prime alors, c’est de se souvenir de l’usage qu’on en a eu. La cohérence de cet entraînement développe la logique et l’ordre de succession. Exercice ou art de la mémoire, en tout cas, opération de l’esprit, l’attention scénique devient ainsi non seulement un moyen, mais l’objet même de la vie scénique qui en garantit l’authenticité, la validité.

Comme pour les circonstances proposées avec le « si » qui existe sous les espèces de la cohérence (le « si » logique) et aussi comme « si » magique, l’imagination-attention produit autre chose que le souvenir de la vie écoulée. Elle crée du nouveau, voire du fantastique. C’est ce que montre l’expérience de l’ampoule. Il est demandé à Nazvanov de se concentrer sur une petite ampoule sur scène, mais il ne parvient pas à le faire. Tortsov lui vient en aide, car ce n’est pas l’objet qui attire l’attention, mais l’invention, la fiction que le sujet produit. Cette fiction est celle d’un désir, d’un appétit à créer, d’une humeur créatrice. La fiction fait naître à nouveau l’objet en manipulant les « circonstances proposées ». La part belle est alors donnée à la fantaisie, il faut créer une fiction attirante, capable d’agiter la conscience. L’esthétique devient érotique, inconsciente, manipulant la peur ou les désirs d’enfants. Tortsov propose à l’élève de voir dans la lampe allumée l’œil d’un dragon. Il suggère à Nazvanov de se sentir un chevalier destiné à l’attaquer ou à s’en protéger. Inventer un plan et se déplacer, voilà qui met en éveil l’imagination et provoque l’action : pozyv k dejstviju (appel à l’action). L’objet doit être transfiguré (preobrazit’) par l’imagination. Littéralement, il doit changer d’image, se faire image, comprise par le corps et l’âme de l’acteur. Cette transformation est aussi, selon Stanislavski, une nouvelle naissance (pereroždenie), une renaissance que manifeste le vitalisme de l’action. Il est difficile de savoir, à ce stade, si c’est la fiction qui est première et qui provoque l’action ou si ce sont les initiatives concrètes, prises par Nazvanov, dans les circonstances proposées par Tortsov, qui provoquent la foi et l’action. Il s’agit là peut-être d’un problème légèrement différent, qui tourne autour de la question de l’évolution interne du système, entre action et ressenti. Ce qui compte, c’est que l’ampoule sur scène devienne réellement pour l’acteur l’œil à moitié ouvert d’un monstre endormi de contes de fées. Dans l’obscurité des ténèbres, on ne voit pas son corps gigantesque. La partie est gagnée quand le prince de contes de fées se pose la question « que faire ? », « de quel côté l’attaquer ? » et, quand un tressaillement le saisit lorsqu’il voit la lumière vaciller. La fiction est capable d’émouvoir, grâce à l’imagination. L’objet transfiguré crée une réponse, sous forme de réaction émotionnelle intérieure, réorientant l’appareil de travail de l’acteur. C’est le sens même de l’attention qui change : au lieu d’une attention froide, intellectuelle, rationnelle, elle devient chaude, chaleureuse, sensible. Stanislavski se réfère au psychologue Lapchine pour le concept d’attention sensible (čuvstvennoe vnimanie).

La chaleur de cette sensibilité est le milieu adéquat et chaud pour la naissance du rôle. Dans l’espace imaginaire, s’opère une transformation qui prélude à la transformation de l’acteur dans le rôle (le processus du perevoploščenie). Cet espace est situé au-delà du théâtre, non dans les yeux du public, mais au loin, vers un point éloigné de l’horizon de la mer, comme la voile d’une embarcation qu’on verrait s’éloigner. C’est ce que révèle la dispute qui s’ouvre, le jour suivant, avec Govorkov : celui-ci pense qu’il « ne faut pas quitter le public des yeux ». Tortsov décrit en termes physiques la position des pupilles dans le cas d’un regard de cette sorte : elles sont toute droites, les deux lignes de la vision s’étirent presque parallèlement l’une à l’autre. Il faut pour obtenir une telle position des yeux « comme percer le mur arrière du parterre [de la salle de théâtre], trouver par la pensée le point imaginaire le plus éloigné et fixer son attention sur ce point. » 221 Il s’agit toujours de maintenir l’objet de l’attention sans se disperser sur telle ou telle personne du public :

‘« Lorsque vous apprendrez par la technique à mettre l’objet à sa place véritable et à fixer votre attention sur lui, quand vous comprendrez l’importance de l’espace pour l’angle de vision sur scène, vous regarderez alors droit devant vous vers les spectateurs, vous les survolerez du regard ou au contraire ne le porterez pas jusqu’à eux.» 222  ’

Cette économie du regard qui souligne l’importance de l’espace et de l’angle de vision sur scène pour le jeu est à l’origine d’un discours dramaturgique et théorique qui prend un aspect spatial. En se limitant à l’espace du cadre de scène (à gauche, à droite, en haut), l’acteur verra ses yeux se tourner d’eux-mêmes vers l’objet imaginaire qui peut même se trouver au-delà de la rampe. Ses yeux prendront la bonne position, mais il doit éviter, avant de maîtriser par la pratique une expérience scénique minimale, de mentir physiquement des yeux, ce qui serait fatal pour lui-même et pour son partenaire. L’attention devient in fine, pour Stanislavski, un élément à plans multiples, difficile, mais accessible pour les capacités humaines. Cet élément du système, selon une logique que l’on retrouve dans la perspective picturale et théâtrale, se compose géométriquement en points, en cercles et en plans.

L’image stanislavskienne, dans son essence dramatique, se donne, au terme de l’examen d’un élément du Système, comme inconsciente ou subconsciente. L’invention peut compléter ce que l’on voit dans le monde, dans les œuvres d’art. Il ne s’agit pas d’un intérêt purement documentaire ou statistique, comme le dit Stanislavski. C’est ce que les exercices qui ont cours dans les écoles de théâtre, en Russie et ailleurs, oublient trop souvent, pratiquant l’observation pure et simple, sans qu’elle soit transformée pour la création scénique. L’attention, l’image ont une valeur artistique, si elles sont perçues par une conscience d’acteur comme conscience d’artiste (en russe aktër ou artist sont synonymes dans la langue théâtrale). Cette image se concrétise dans une figure synthétique du subconscient, comme le cri d’Othello, joué par Nazvanov au chapitre I, la vision d’un Serbe nourrissant un singe à moitié-mourant de pâtes de fruit à la fin du chapitre sur la mémoire émotionnelle. Ici, Tortsov relate une observation personnelle. Une vieille femme grosse, énorme, pousse sur le boulevard une petit landau avec un canari dans sa cage. Le metteur en scène imagine alors le destin d’une femme ayant perdu ses enfants et ses petits-enfants et se consolant avec le seul être vivant qui lui reste. La chaleur d’une image perçue, transformée, imaginée, conçue, et peu importe son contenu, traduit la visée créatrice des exercices visuels qui portent sur des tableaux, des groupes sculptés ou les conditions mêmes de la vision. Ils ont tous pour but de développer l’appareil réceptif de l’acteur afin de percevoir les ébranlements de ses sens ou ses émotions. Impressions et sentiments sont compris en dynamique, comme des moteurs de l’action. C’est l’un des moyens par lesquels le visuel devient dramatique et c’est pourquoi la théorie du théâtre revêt si souvent une formulation plastique.

Ce que révèlent les exercices figuratifs de Knebel, c’est une théorie plastique de metteur en scène, dans le dessin des mouvements physiques des acteurs et une théorie psychologique qui est la trame du « système de Stanislavski ». L’analyse d’un chapitre éminemment psychologique montre une grande mobilité, la place importante des catégories visuelles, géométriques, picturales, un véritable vocabulaire de mise en scène plastique appliqué à la théorie théâtrale. Ces valeurs figuratives des éléments du système entrent en résonance avec le travail effectif sur des œuvres d’art, principalement russes, surtout datées de la fin du XIXe siècle. L’image picturale concrète renvoie à une théorie psychologique du jeu de l’acteur et cette dernière, en retour, pointe vers une culture figurative du théâtre et de la peinture qui s’élabore à la fin du XIXe siècle.

La diversité des approches figuratives de Maria Knebel et Alexeï Popov a une dimension pratique dans la maîtrise de l’espace et de la forme. Cependant, si la forme dramatique est d’abord donnée dans l’action vivante de l’acteur, c’est que l’enjeu figuratif permet de constituer le rôle, la présence de l’acteur. L’acteur et le metteur en scène sont peintres, architectes, cinéastes ou sculpteurs, mais leur pinceau, leur matériau, leur caméra ou leur ciseau sont faits des aspirations de l’acteur, du mode de construction temporel de son jeu. C’est la psychologie de l’acteur qui s’exprime de façon figurative. Pour Knebel, les tableaux sont un moyen de découvrir, de mettre en mouvement cette psychologie créatrice.

L’expérience de Stanislavski est au cœur de ces croisements et le système théorique en est l’un des résultats. Le rapport, qui s’instaure si naturellement, dans un cadre pédagogique, entre l’action et l’image, renvoie à une multiplicité d’interactions entre la peinture et le théâtre russe, et chez Stanislavski lui-même. C’est à l’élucidation de ces interactions factuelles qu’il nous faut à présent nous attacher afin de rendre pleinement compte de l’enjeu figuratif et esthétique du système. Pour comprendre les possibilités de cette pratique figurative dans l’apprentissage de la mise en scène, il convient de revenir aux sources mêmes de celle-ci. Dans le contexte russe, c’est Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko qui, par la fondation du Théâtre d’Art en 1898, établissent la fonction d’un théâtre de l’unité de la mise en scène, symbolisée par l’unité de la troupe, appelée musicalement ensemble. La troupe de Nemirovitch-Dantchenko (Meyerhold, Olga Knipper, Moskvine) vient de la section dramatique de la Société philharmonique, mais Némirovitch est surtout connu pour ses qualités littéraires d’écrivain et d’auteur dramatique. Stanislavski est aussi sensible à la musique. Pour des raisons liées à son appartenance à une famille de riches industriels, il a présidé la section moscovite de la Société musicale russe. Rien de vraiment pictural donc dans la création de ce théâtre. Et pourtant, l’idée même de mise en scène est inséparable de l’apparition en Russie, comme ailleurs en Europe, des peintres sur scène. C’est cette évolution et ses enjeux qu’il nous faut retracer dans la mesure où elle est parallèle à l’évolution de Stanislavski metteur en scène et acteur, qu’elle vient enrichir, défier et même contredire le mouvement propre du théâtre psychologique. Il nous faut donc, d’une part, montrer les rapports que ce théâtre entretient avec les arts plastiques, ce qui suppose de comprendre la culture figurative de Stanislavski, et voir comment l’évolution picturale entre en résonance, en interaction, provocation, contact et conflit avec l’art dramatique nouveau en gestation au sein du Théâtre d’Art. L’évolution propre de la peinture russe et son étrange courant dominant dans la sphère de la décoration théâtrale picturale sont indispensables pour ressaisir le cœur du laboratoire théorique de l’œuvre stanislavskienne, là où se constitue un vocabulaire théorique théâtral dont on verra les implications esthétiques et la matière figurative.

Notes
219.

« Mais, ceci étant, nos sensations, aussi vives et distinctes qu’elles soient, sont pourtant des idées, c’est-à-dire qu’elles existent dans l’esprit et sont perçues par lui aussi véritablement que les idées qu’il forge lui-même. » Berkeley, Principes de la connaissance humaine, traduction, Dominique Berlioz, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, p. 83.

220.

“L’attention scénique”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 119.

221.

Ibid., p. 124.

222.

“L’attention scénique”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 124-125.