Quatrième partie : les peintres et la mise en scene. expériences figuratives et art nouveau

Introduction

Il peut sembler étonnant de parler de peinture à propos de théâtre. Si ce dernier art est souvent défini comme synthétique, nous le rapprochons habituellement de la littérature. Mais l’expérience artistique russe des années 1890 à 1930 a une particularité assez fréquemment soulignée par la critique d’art : l’importance qu’y joue le décor théâtral. Tous les peintres de renom, à quelques très rares exceptions près, se sont frottés durablement et sérieusement à la pratique théâtrale. Des œuvres majeures ont été produites en ce domaine.

Le rapport au théâtre n’est bien sûr pas une spécificité de la peinture russe : les Nabis en France, dans les années 1890, ont été proches du Théâtre d’Art de Paul Fort et du Théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poe, dans des conditions qui peuvent rappeler certaines expériences russes ultérieures. Mais en Russie, le théâtre concerne tous les courants importants, du réalisme à l’avant-garde. C’est par le décor de théâtre que la peinture russe s’est largement fait connaître à l’étranger avec les Ballets russes de Diaghilev 223 , surtout avant la première guerre mondiale, à partir de 1909, et ensuite jusqu’en 1929 où ce sont souvent des peintres occidentaux qui composent les décors (Picasso, Derain, De Chirico). Ce n’est que plus tard que la peinture de l’avant-garde connaîtra un rayonnement international qui ne se dément pas en Occident et fera connaître et reconnaître la peinture russe. Tous ses grands représentants, Malevitch, Kandinsky, Chagall, Tatline ont un rapport direct et fondamental au théâtre. Soit qu’ils aient, comme Malevitch ou Chagall, joué un rôle comme peintres-décorateurs, soit qu’ils aient, comme Kandinsky, pensé, écrit, imaginé du théâtre.

Avant même de considérer la trace que la peinture russe ou les arts figuratifs ont laissée dans la langue théorique du théâtre russe, il est clair que la peinture russe au début du XXe siècle « fait théâtre », le place dans son horizon créateur, dans sa pratique ou dans sa fantaisie. Les thèmes théâtraux abondent à partir du mouvement du Monde de l’art qui fait sien le mot d’ordre de « théâtralisation de la vie ». Enfin, le théâtre devient le champ ultime de réalisation du projet pictural.

Pour les peintres, il s’agit de réaliser, dans la troisième dimension, leur projet spatial, de le confronter à la matière, mais, avant cela, surtout de le projeter dans l’esquisse. Pour les metteurs en scène, il s’agit de s’affirmer à travers la figure du peintre. Ils se donnent ainsi une légitimité artistique. S’il est clair pour tout le monde que l’art, c’est d’abord la peinture de chevalet, que la légitimité théâtrale appartient d’abord à l’auteur dramatique et, dans le contexte russe, à l’acteur, en dialogue avec l’auteur, alors la peinture devient un instrument du metteur en scène, un moyen d’affirmer cette unité artistique du spectacle, comme création authentique d’un ensemble, mais aussi d’un artiste de type nouveau : le metteur en scène. Dans le contexte symboliste, la peinture est le meilleur moyen d’exprimer le pouvoir d’évocation de l’indicible. Pour l’Avant-garde, dans la continuité de l’Art nouveau, le théâtre est le moyen de réaliser une synthèse artistique : musique et architecture, peinture et poésie, danse et sculpture.

La peinture, le travail théâtral du metteur en scène avec le peintre-décorateur, sont ainsi le nouveau visage de cet art qui s’invente, s’affirme ou s’autoproclame, comme art de la mise en scène. Mais en même temps, les anciennes légitimités perdurent, littéraires certes, mais ce n’est pas ce conflit qui est particulièrement central pour le devenir de l’art théâtral russe. C’est surtout la figure de l’acteur qui est décisive parce qu’elle doit, plus ou moins, s’inscrire dans le nouvel espace figuratif de la mise en scène. La formulation de ce conflit dans lequel les acteurs mêmes sont étrangement silencieux prend diverses tournures. La théorie de leur art appartient désormais au metteur en scène, ce qui est permis, pour ainsi dire, par le fait que ces metteurs en scène sont eux-mêmes, la plupart du temps, des acteurs de talent. C’est le cas de Stanislavski et de Meyerhold, sans conteste parmi les plus grands acteurs russes de ce début de siècle, mais l’on a vu que le jeu appartient de toute façon à la formation, à la pratique, au milieu de vie du metteur en scène.

Le conflit entre l’ancien art théâtral de l’acteur et le nouvel art « synthétique », pictural, littéraire et, jusqu’à un certain point, philosophique du metteur en scène, s’énonce en termes stylistiques, d’après des genres littéraires, mais aussi picturaux : réalisme et convention. Le réalisme russe, c’est la doctrine politico-morale formulée au milieu du XIXe siècle, théorisée par Tchernychevski 224 , empreinte de doctrine sociale, d’émancipation (y compris féminine) et d’une sorte de religiosité laïque de l’exploit social, un héroïsme qui trouvera à s’exprimer dans l’art. Consciemment, bien sûr, l’œuvre de l’écrivain et de ses admirateurs est plutôt dans une position de refus et de simplicité, contre l’académisme, la culture aristocratique de la cour, le néo-classicisme. La position de Tchernychevski contient en puissance des aspects iconoclastes. Par rapport à la condition du peuple, l’art pourrait aussi bien être considéré comme un fétiche métaphysique, une vaine distraction. Ces tendances se retrouvent dans l’opuscule de Tolstoï « Qu’est-ce que l’art ? » que Stanislavski avoue avoir lu négligemment, avant de s’endormir, à la veille de l’ouverture du Théâtre d’Art en 1898 225 . Tolstoï commence par une critique sévère du théâtre, de la mise en scène d’opéra, du luxe et du vice des spectacles dont il nie l’utilité publique avec des accents rousseauistes. L’autre courant est celui de la convention, issue aussi de la littérature, avec Valeri Brioussov qui formule en 1902 le principe de la « convention consciente », repris par Meyerhold, et qui critique le naturalisme du Théâtre d’Art 226 .

Mais, c’est après l’expérience de 1905 au Théâtre-Studio du Théâtre d’Art, créé par Stanislavski et dirigé par Meyerhold, que le rapport des peintres avec la nouvelle dramaturgie prend un nouvel essor. A partir de 1905, le théâtre ne peut plus se passer de la question de la peinture. Le Théâtre d’Art commence une réflexion approfondie sur ce sujet. Les théâtres de Saint-Pétersbourg rivalisent de raffinement, les peintres travaillent pour les Théâtres impériaux. Sans faire œuvre d’historien, il est nécessaire, pour comprendre l’ampleur de l’enjeu figuratif, de retracer certains éléments de cette période, du point de vue plastique, certaines lignes de contour, en gardant en vue, non les méandres de l’histoire du théâtre qui en vient à se confondre avec l’histoire de l’art, mais les formations de massifs figuratifs.

La peinture joue dans le décor, mais bien plus, elle crée la scène. Les peintres dessinent les costumes, suggèrent le jeu expressif des acteurs, inventent des jeux de scène. Certains d’entre eux deviennent presque des metteurs en scène. Qu’est-ce donc que la mise en scène, au sens plastique, sinon le travail du peintre dans l’espace et dans le mouvement en conservant la forme et la couleur qu’il manie dans les deux dimensions de la toile de la peinture de chevalet ? Confusion des arts, synthèse des arts ? Il est évident en tout cas que ce qui se donne à voir du théâtre du passé pour le chercheur ou le curieux, ce sont d’abord des images, reproductions illustrées de maquettes, de photographies de spectacle plus ou moins originales et, surtout, les esquisses des peintres, admirables œuvres, en soi achevées. L’esquisse théâtrale devient un genre pictural en soi. Les expositions de peinture en abondent 227 , elles sont aujourd’hui la matérialisation vivante du monde théâtral, des spectacles, des projets. Projets certainement, plutôt que spectacles, ce sont des traces d’un devenir, comme dans le cas des milliers d’esquisses de Golovine pour Le Bal masqué de Lermontov, mis en scène à Saint-Pétersbourg par Meyerhold 228 .

Mais le projet dont nous avons vu qu’il se disait, dans la langue théâtrale russe de la mise en scène, zamysel, conception, dessein, n’est précisément pas la réalisation, l’incarnation, ce que Stanislavski appellera dans le système : voploščenie. Entre l’image conçue et l’image réalisée, il y a tout un pas à franchir qui est précisément la distance qui sépare la projection des matériaux picturaux (contour, couleur, lignes continues, figures géométriques, distinction architecturale des plans, diversité des points de vue, taches, aplats) de leur vérité, vivante dans la figure de l’acteur et matérielle dans l’espace concret de la scène, pendant toute la durée d’un spectacle.

Nous n’avons plus les spectacles à regarder, seulement des descriptions de la critique dramatique, des manifestes de metteurs en scène, d’artistes, des Mémoires, mais il y a des œuvres figuratives grandioses, abondamment reproduites, exposées. Elles ont l’attrait extraordinaire, et peut-être trompeur, de leurs couleurs, leur mouvement. Ces esquisses ont été, la plupart du temps, réalisées, mais la fabrication des décors, les adaptations du rêve au matériau ne sont pas tangibles pour nous. La légèreté de l’esquisse, sa grâce, son côté enfantin ou naïf paraîtraient sans doute appesantis dans la construction matérielle des décors, face aux mouvements tangibles de l’acteur. Peut-être la grâce des esquisses de costumes convenait-elles d’ailleurs mieux à la danse qu’au théâtre dramatique ? L’exemple le plus caractéristique ce sont bien sûr les costumes dynamiques de Léon Bakst pour L’après-midi d’un faune de Debussy, chorégraphié et dansé par Nijinski (ill. 85).

Pour les peintres en tout cas, même les expériences musicales de la danse et de l’opéra pour lesquels ils ont surtout déployé leur talent sont des expériences théâtrales. D’une part, ces travaux ne les ont jamais détournés du travail proprement dramatique et, d’autre part, dans la culture russe du début du siècle, l’opéra et la danse appartiennent au théâtre musical. Stanislavski a ouvert en 1918 un Studio au Bolchoï, Meyerhold, comme metteur en scène des Théâtres impériaux à Saint-Pétersbourg, a mis en scène aussi bien des opéras que des pièces de théâtre, Nemirovitch-Dantchenko crée un théâtre musical 229 . La circulation entre les deux sphères est permanente. A côté de la musique, c’est cependant la peinture qui joue un rôle déterminant dans la nouvelle langue de la mise en scène. Les formes qu’elle prend sont issues d’une longue tradition d’interaction issue de la Renaissance où peinture et architecture contribuent à créer la scène perspective. C’est donc d’abord à cette grammaire originaire qu’il faut remonter car c’est le système perspectif que l’expérience des peintres remet en question et par lequel sont retrouvés de nouveaux principes constructifs. L’existence d’un théâtre des peintres autour de Savva Mamontov est suffisamment notable pour être analysée, d’autant plus qu’il s’agit d’un cousin de Stanislavski et que ce dernier l’appelait son « professeur d’esthétique ». Surtout les peintres de ce cercle sont à l’origine de l’Art nouveau russe dont le centre se déporte, après 1900, vers Saint-Pétersbourg, lieu de nombreuses expériences figuratives remarquables autour notamment du Théâtre de Véra Komissarjevskaïa, des Théâtres impériaux et du groupe du Monde de l’art. Meyerhold, entre autres, formule les principes plastiques de cette nouvelle esthétique qui traverse également la mise en scène de Stanislavski à partir de 1904. Notre investigation portant plus précisément sur son système, nous avons isolé l’analyse spécifique de la culture figurative de Stanislavski, mais chacun des problèmes étudiés se rattache par des liens multiples et souvent directs à Stanislavski.

Notes
223.

L’entreprise théâtrale et musicale de Diaghilev avait été précédée par l’organisation à Paris d’une Exposition de l’art russe au Salon d’Automne, organisée par le même Diaghilev, des concerts de musique russe et la représentation en 1908 de Boris Godounov de Moussorgski, avec Chaliapine dans le rôle titre.

224.

La théorie esthétique de Tchernychevski se trouve exposée dans sa thèse Les rapports esthétiques de l’art avec la réalité, soutenue en 1855.

225.

Stanislavski, 1988-1999, VII, p. 284, lettre à sa femme M. Lilina, le 21 septembre 1898 « à minuit j’étais au lit, je me suis forcé à lire jusqu’à minuit trois-quarts un livre (Sur l’art, de Tolstoï) et je me suis tout de suite endormi. »

226.

« Une vérité inutile » paru à Saint-Pétersbourg dans la revue Le Monde de l’art, VII, 3, p. 67. Cf. aussi « Du Théâtre » de Meyerhold, cf. Meyerhold, I, 1968, p. 126-127. [Ecrits sur le théâtre, tome I, op. cit., p. 101-103.]

227.

Ainsi, le catalogue de l’exposition de L’Union de la Jeunesse qui s’ouvrit à Saint-Pétersbourg en 1912 comptait 139 numéros, les numéros 129-130 et 139 désignent 53 esquisses de théâtre de Tatline et Chevtchenko, théoricien du néo-primitivisme, cf. Valentine Marcadé, Le renouveau de l’art pictural russe, L’Age d’Homme, Lausanne, 1971, p. 253 et 327-328.

228.

Cf. Béatrice Picon-Vallin, Meyerhold, op. cit., p. 65 sq.

229.

Le Studio musical de Nemirovitch-Dantchenko prend forme en 1919 avec la mise en scène de l’opérette La Fille de Madame Angot de Charles Lecocq.