Chapitre 1 : La culture perspective et la scène picturale russe avant Mamontov

La perspective est peut-être l’un des points fondamentaux de la théorie théâtrale, issue de Stanislavski et largement développée chez M. Tchekhov et Maria Knebel, par l’idée de vision – videnie. Nous avons vu ainsi que l’attention scénique pour Stanislavski était en fait une théorie de la vision, de l’attention, de la concentration des rayons lumineux pour la création d’un objet. C’est un peu de cette manière que la perspective organise le jeu de l’acteur, le travail projectif du metteur en scène. Mais avant de devenir une notion dramaturgique, la perspective est la forme dominante de la représentation théâtrale, l’exemple premier de l’interaction entre les arts figuratifs et le théâtre. Elle constitue la scène moderne.

Le rôle de la peinture au théâtre se relie d’emblée à l’art de la Renaissance. Sa naissance « officielle » est même fixée dans l’historiographie à 1514, date de la représentation de La Calandria du cardinal Bibbiena à Rome, organisée pour la venue d’Isabelle d’Este à la cour de Léon X et scénographiée par l’architecte Baldassare Peruzzi 230 . L’on cite aussi souvent le témoignage de Baldassare Castiglione à propos de la mise en scène de la comédie de l’Arioste La Cassaria qu’il dirigea au Palais ducal d’Urbino en 1513 avec une peinture et des éléments architectoniques solides réalisés par Girolamo Genga et une toile peinte en perspective par Pellegrino da Udine à Ferrare en 1508 pour la même comédie de l’Arioste. 231 L’interprétation de ce dernier spectacle, dans ses versions ferraraise et urbinate, est disputée en fonction des sources descriptives et figuratives existantes, mais il semble qu’une toile peinte, représentant une vue urbaine, ait été tendue pour la représentation de cette comédie. L’enjeu du passage de la représentation de 1508 à celle de 1513, puis du spectacle romain de Peruzzi en 1514 tient à l’inclusion progressive des figures des acteurs dans le tableau scénique. Il y eut d’abord une simple toile peinte en 1508, puis l’apparition d’éléments solides en relief sur la scène, les acteurs jouant toujours sur le proscenium, extérieur à l’espace scénique qui a la forme d’une place urbaine. Progressivement, l’espace scénique devient praticable pour les acteurs alors que, dans les premières expériences scéniques de Genga et Peruzzi, l’espace intermédiaire entre le proscenium et la toile peinte, représentant en relief les monuments entourant la place urbaine, est incliné afin de ne pas produire des rapports d’échelle aberrants entre la figure de l’acteur et le fond scénique. A partir de ce moment, l’action ne se déroule plus seulement devant une toile perspective, mais devant un volume perspectif en relief de stuc et de bois rehaussés de couleur 232 . L’interprétation des panneaux peints dits d’Urbino est également sujette à controverse, mais le rapport qu’ils ont pu entretenir avec une scénographie ou un dispositif de maquette théâtral est fréquemment invoqué 233 .

La perspective est d’origine optique : tous les ouvrages qui en traitent dont celui de Panofsky 234 , rappellent que le terme est issu de l’antiquité tardive et sert à traduire, par exemple chez Boèce, le grec optikè. C’est l’usage du terme dans les écrits scientifiques du Moyen Age, comme ceux de Vitellius au XIVe siècle. Son apparition dans le champ artistique conduit à distinguer une perspectiva naturalis qui retient l’ancien sens du mot, comme science de la vision naturelle, et une perspectiva artificialis qui permet de créer une construction optique dans l’architecture et donne, pour la peinture, l’illusion de la vision naturelle. Cette origine scientifique de la perspective explique qu’il s’agisse jusqu’au XVIIe siècle (et d’une certaine façon jusqu’à aujourd’hui) d’une science et que toute théorie perspective suppose une théorie, au moins implicite, de la vision humaine, de la structure de l’œil à la nature de la lumière.

La perspective artificielle qui est le sens moderne du terme, dès la Renaissance, se développe comme une recette d’atelier, résultat d’observations empiriques sur la lumière, la couleur, les proportions, les effets d’éloignement, de diminution, les angles et les points de vue, la nature de l’œil et le milieu, plus ou moins dense, sombre, opaque à travers lequel il voit. Ces deux aspects de l’histoire des arts se retrouvent dans le lexique. L’aspect géométrique ou constructif définit la perspective linéaire et l’usage plus empirique du terme, dans les ateliers de peintres, donne la perspective atmosphérique. C’est le deuxième pôle de l’art décoratif scénique qui est avant tout un art pictural : peinture de paysage, paysage urbain, certes, mais aussi paysage de la pastorale, dans le droit fil des intermèdes renaissants et baroques.

On considère généralement que la perspective moderne naît avec Brunelleschi, c’est-à-dire qu’elle est l’œuvre d’un architecte, même si la critique ou l’histoire de l’art, s’est principalement appuyée sur les fameuses tavolette peintes du Baptistère et de la Place de la Seigneurie à Florence dont les biographies de Brunelleschi, écrites par Antonio Manetti, un autre architecte, et celle de Vasari, architecte autant que peintre, portent toutes deux témoignage 235 . Le premier traité perspectif est le De Pictura d’Alberti publié en 1435, quelques années après les expériences de Brunelleschi. Sa première partie, consacrée aux « Eléments » de la peinture, est une théorie de la vision et de la représentation perspective. Par la suite, paraissent d’innombrables traités de perspective, de Piero della Francesca au traité de Dürer. Léonard de Vinci y consacre une partie de ses notes et de ses expériences. Des traités d’architecture du XVIe siècle essentiels dont ceux de Serlio et Palladio consacrent une part importante à la nouvelle science de la vision et de la construction, par ailleurs qualifiée de légitime.

La perspective est une forme de la représentation. Elle est clairement reliée à la recherche d’une représentation tridimensionnelle, volumétrique sur la surface picturale à deux dimensions. Le livre de John White 236 , entre autres, retrace bien l’évolution de ce « réalisme spatial », mais il révèle également le fait que la perspective est tout autre chose que la représentation en volume ou en raccourci des objets sur une surface plane. Certes, ce mode de représentation est un prélude indispensable, mais avec la perspective, c’est toute la surface de représentation qui est conçue comme un volume et les objets situés dans cet espace sont assujettis à un même principe constructif. Cette solution figurative est la seule capable de résoudre les conflits qui interviennent nécessairement entre différents modules représentatifs : les figures et les objets, les objets entre eux ou les objets et les figures avec le cadre architectural peint dans lequel ils s’insèrent. C’est en fait la représentation de ce cadre architectural qui permet de comprendre la transition vers une construction unique de tous les éléments du tableaux : objets solides, meubles, figures, architectures. Le système du raccourci et celui du point de fuite se cristallisent dans l’affirmation progressive d’un point de fuite unique ou d’une unique zone de fuite.

Ce réalisme spatial de la représentation peut être compris comme purement formel, en même temps, il nous semble, déjà à ce niveau, devoir concerner non seulement la forme de la représentation, mais son contenu. C’est l’affirmation progressive d’une unité narrative, d’un sujet unique, d’un cadre construit pour mettre en page un propos simple et cohérent, une action unique et clairement identifiable et lisible. Cette volonté d’unité et de cohérence du contenu nous semble entrer en relation avec la construction de la représentation, notamment picturale, selon le principe du point de fuite unique. En somme, si l’on compare la perspective à une boîte, image commode, elle est le mode constructif du sol, des parois et du plafond, sorte de couvercle de la boîte. Mais cet élément purement formel n’est pas conçu historiquement ou généalogiquement comme tel, il n’est pas un espace vide, même s’il conduit à l’affirmation plus tardive de l’idée moderne de l’espace, voire à l’invention de ce concept, comme continuité infinie et isotrope.

Il est intéressant de noter que le texte de Panofsky qui fonde la perspective comme objet de pensée et « forme symbolique » est contemporain de ceux de nombreux artistes, écrivains, philosophes qui se prononcent sur la valeur et le sens de la perspective au début du XXe siècle 237 . Ils tendent à faire de la perspective une forme essentielle de l’art renaissant et post-renaissant, une véritable forme de la représentation, par opposition aux arts non perspectifs, comme ceux du Moyen-Age ou de l’Antiquité, l’existence ou non d’une perspective antique étant l’un des lieux essentiels du débat autour du livre de Panofsky et de sa fortune critique. Pour Panofsky, la perspective est une forme picturale et architecturale nouvelle qui apparaît dans les arts avant que la théorie scientifique de l’espace qui la sous-tend ne soit constituée, ce qui n’intervient qu’au XVIIe siècle avec la géométrie projective de Desargues. L’époque de Panofsky et de Stanislavski est aussi celle où se constituent, dans le champ esthétique européen, les arts représentatifs non occidentaux qui échappent à l’extension de la perspective. Les formes de l’icône et de l’art populaire, en particulier dans le genre de l’image de colportage, le lubok, sorte d’image d’Epinal russe, forment le primitivisme ou, en Russie, le néo-primitivisme. Ce moment est particulièrement fort chez les avant-gardes européennes, en Russie, chez Gontcharova, Larionov, Kandinsky, notamment.

Il faut donc constater que le moment où la perspective devient un massif de l’esthétique et de l’histoire de l’art est contemporain de sa contestation par les peintres. L’empreinte de la culture figurative des avant-gardes se note dans l’ouvrage de Panofsky par la référence liminaire à El Lissitzky. L’invention de la perspective est inséparable du contenu de la boîte, des personnages et de l’action qui viennent y prendre place. De façon rétrospective, il est néanmoins légitime d’affirmer que la perspective n’est pas seulement un moyen réaliste de représentation dans l’espace, elle est tout simplement le moyen de construire et de créer cet espace. Ainsi, la perspective est d’abord construction, architecture. Les édifices de Brunelleschi sont un témoignage de cet art de la proportion, de la division, de la juste diminution des rapports réciproques des parties en fonction d’un point de fuite unique et illusoire qui crée de l’infinité. Ces calculs, brunelleschiens et ensuite albertiens, malgré leurs différences, ont en commun de se construire à partir de la distance entre un œil idéal et géométrisé, ramené à un point et le plan de la représentation. La construction en élévation par le procédé dit du point de distance permet à Alberti de trouver un moyen simple et universel de soumettre chaque parcelle du plan à une échelle géométrique. Cela permet, entre autres, de fixer avec précision et fermeté le sol de la représentation, sous l’espèce d’un damier ou d’un échiquier.

La portée de ce mode de construction est réellement novatrice dans la constitution même du terme moderne de représentation. Ce qui est notable n’est pas seulement le réalisme de la représentation. Elle se constitue par ce qu’elle montre, mais aussi par ce qu’elle sous-entend. Cet implicite est la mesure humaine même, dans la part de l’œil ou du sujet, c’est aussi la place du spectateur. Les lignes de l’échiquier qui fuient, les parallèles ou parois de la boîte sont le prolongement idéal des lignes des rayons visuels. L’idée implicite est donc bien que l’espace représenté et l’espace du spectateur, celui du point de vue, sont identiques. La perspective picturale et architecturale ne se construit pas seulement dans le tableau, mais en avant de lui, elle géométrise et architecture tout l’espace.

C’est aussi le sens de l’expérience de Brunelleschi qui donne, par le jeu du miroir et de l’œil plaqué sur le trou percé à l’endroit du point de fuite, une coïncidence projective du point de vue et du point de fuite. La constitution de l’idée d’espace se situe bien sous le signe de l’unité d’une expérience et par l’inscription de la place du spectateur dans le champ même de la représentation. Là aussi ce mouvement d’unité n’est pas sans lien avec l’unité diégétique de la représentation, la simplification des formes géométriques et des formes du récit. En ce sens, le XIXe siècle approfondit le réalisme spatial, ouvrant vers la multiplicité des points de vue par l’inclusion du regardant et du regardé dans un même monde tangible.

Il est clair que la constitution de la perspective picturale construit l’idée de scène au sens théâtral, spatial et dramatique. L’historia d’Alberti est l’unité d’un récit et d’un espace encadré. Les éléments constructifs que nous avons distingués valent non seulement sur la surface picturale qui recueille, plus qu’elle ne crée, ces expériences d’architecte, mais dans toutes les disciplines architecturales pour la construction d’édifices et pour l’urbanisme et la scénographie.

De plus, le développement du réalisme spatial et de la perspective en peinture développe le sens de l’illusion picturale. La construction de la boîte perspective est pertinente pour la constitution de l’édifice théâtral avec son point de vue privilégié, ses lignes et son point de fuite scénique. Ainsi la scène est-elle construite en fonction des spectateurs et désigne le sol construit par la perspective. Le décor peint empreinte à la perspective urbaine, à la perspective peinte, au trompe l’œil.

Les étapes de ce mouvement passent par Alberti, dans le De re aedificatoria, Baldassare Peruzzi (ill. 50), Bramante, Antonio da Sangallo, Sebastiano Serlio (ill. 52-54), auteur du premier texte de scénographie conservé, inclus dans le second livre de son traité d’architecture paru en 1545 à Paris et surtout des fameuses planches gravées représentant les trois scènes de théâtre, selon Vitruve. Cette constitution du théâtre renaissant culmine avec les écrits d’Andrea Palladio, mais surtout avec le Théâtre Olympique de Vicence, terminé par son disciple Scamozzi après 1580, premier exemple de théâtre permanent, civil, autonome et à l’antique quoique dans un bâtiment encore totalement fermé sur lui-même. Il s’agit donc de lignées d’architectes, chargés également de scénographier les spectacles et appelés au commentaire du texte de Vitruve redécouvert au XVe siècle qui comporte une partie consacrée au théâtre (ill. 55). Le théâtre baroque, avec les artifices nécessaires aux divertissements, se réunissant au théâtre humaniste érudit, soucieux de l’antique, donne ainsi naissance à la scène perspective à l’italienne.

La perspective, sous cet aspect, joue à deux niveaux : d’abord dans l’architecture même du théâtre à l’italienne où, selon le point de vue, les spectateurs sont autant de « sommets de pyramides visuelles », dans l’architecture de la scène ensuite où les influences architecturales et picturales s’équilibrent.

Il est aisé en effet de picturaliser en quelque sorte l’espace scénique en l’assimilant à un tableau. Cela ne relève pas bien sûr de l’ample mouvement de reconstitution du théâtre antique, mais c’est ce qui se développe de plus en plus dans l’architecture urbaine, les fêtes princières ou civiles, le divertissement, l’intermède baroque. Le développement de la machinerie sert l’objectif de l’illusion scénique, des transformations, de la mobilité, des effets, à l’opposé de la norme régulière de l’unité de l’espace et du temps. Le développement des intermèdes offre une échappatoire au strict respect de l’érudition.

Dans le théâtre baroque, dès le début du XVIIe siècle, on peut assimiler la scène à un plan représentatif. L’arc de scène prend la forme architecturale d’un arc de triomphe à travée unique. Il revêt alors le sens d’un cadre de scène comparable au cadre pictural. On peut lui appliquer la définition d’Alberti « une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire» 238 . Son sens perspectif est d’être une section plane de la pyramide visuelle.

Pourtant le développement important du cadre de scène, dès le Théâtre Farnèse à Parme, dans la deuxième décennie du XVIIe siècle, répond aux exigences techniques liées à la dissimulation des machines. Dès lors, la boîte perspective peut se déployer : la scène devient plus profonde, l’ensemble des lignes ou des éléments du décor, même construits, obéit à des règles de diminution, construisant des châssis et des coulisses en perspective, avec un lointain, occupé par le fond de scène en toile peinte. Cette boîte perspective crée la boîte théâtrale ou scénique, sceničeskaja korobka en russe, que les avant-gardes et les différents courants picturaux scéniques en Russie s’ingénieront à manipuler, à renverser pour la briser :

‘« La scène du théâtre de la Renaissance est une boîte avec une “fenêtre” découpée dans un des murs en direction du spectateur (le bas de la boîte est le sol de la scène, les côtés de la boîte sont les côtés de la scène, dissimulés par les coulisses, le couvercle de la scène est le sommet de la scène, invisible pour les spectateurs). » 239

La scène moderne serait impensable sans cette idée de boîte vide, d’espace représentatif. L’unité nouvelle de l’espace de la représentation, au niveau formel, doit être mise en parallèle avec l’affirmation contemporaine de la règle de l’unité de l’action. Là encore la création du théâtre perspectif à l’italienne, ne peut se comprendre seulement comme la création d’un espace scénique, elle comprend l’ensemble des coordonnées de l’échange artistique. La place du spectateur est un élément essentiel de ce théâtre perspectif, fondé sur une architecture de l’œil ou plutôt des yeux, rangés selon l’ordre hiérarchique de préséance, la différence avec la peinture étant que l’espace de la représentation perçue est explicite et bel et bien construit. La salle se construit comme moyen d’orientation de différents regards, non seulement vers la scène, mais aussi vers la salle, par l’échange des regards. La déconstruction du décor illusionniste, naturaliste puis représentatif à l’aube du XXe siècle, ne fait que confirmer l’aspect architectural de la scène. Il dévoile une expression purement volumétrique (Appia, Craig). Le vide de la scène et le théâtre fonctionnaliste moderne dont l’architecture récuse l’ornementation princière et le faste du théâtre à l’italienne n’en restent pas moins éminemment perspectifs. Le mouvement de déconstruction du théâtre de cour, véritable théâtre de la représentation, pour reprendre les catégories stanislavskiennes, fait paraître au jour les éléments premiers de la perspective pour ainsi dire mise à nu.

La scénographie russe a un versant proprement baroque, italien, héritage des Torelli et surtout de la famille Bibbiena qui au XVIIIe siècle à Bologne fonde la tradition du dessin scénographique qui se répandra à Venise (Piranèse est l’un de leurs élèves) et dans toute l’Italie, dominant le décor de théâtre. Le prolongement russe de cette tradition est le fait de Pietro di Gottardo Gonzaga (1751-1831), élève de Carlo Galli Bibiena à Trévise et des frères Galliari à Milan, marqué par la scénographie et le dessin baroque. Gonzaga (ou Gonzague, à la française) conçoit et réalise une multitude de décors pour les scènes impériales à partir de 1792, à l’invitation du comte Ioussoupov, directeur des spectacles de l’impératrice, qui avait été ambassadeur à Turin et qui possédait dans sa propriété d’Arkhangelskoïe un théâtre très élaboré 240 .Il conçoit la possibilité d’une poésie particulière du décor, notamment par des spectacles entiers construits sur des changements de décors, sans acteurs ni musique. Il élabore non seulement une savante pratique, mais une théorie du décor qu’il publie sous le titre La Musique des yeux 241 . Pour lui, les décors par leur rythme et leur composition peuvent atteindre une dimension musicale, ce qui est le secret de l’architecture. La variété de son dessin pictural, si elle fait parfois écho aux fictions de Piranèse, s’inscrit aussi dans un renouveau romantique et une réinvention du Moyen-Age.

La volumétrie baroque des esquisses de Gonzaga (ill. 56-61) est tout entière fondée sur le dessin projectif. La scenographia est bien à l’origine l’un des trois modes de la représentation graphique architecturale selon Vitruve, les deux premiers étant le plan et l’élévation. S’il ne s’agit pas à proprement parler de stéréotomie, la vue de la scenographia a toujours affaire avec le volume puisque les parois, et non seulement la façade de l’édifice, sont visibles. L’édifice découpé, vu de l’intérieur, est au principe de la représentation scénographique en perspective. Les conflits de la planéité et de la représentation en volume peuvent être compris comme le cœur de l’aventure picturale 242 , on peut en avoir une lecture singulière, et particulièrement mordante, dans le cadre de la peinture théâtrale où la peinture se confronte aux trois dimensions de la scène. Les dessins de Gonzaga marquent tous les peintres-décorateurs de l’Age d’argent de Golovine à Benois et Roerich. Les compositions architecturales baroques sont une source d’inspiration, par exemple pour la scénographie cubiste du peintre de l’avant-garde Alexandra Exter.

Le décor perspectif des peintres des Théâtres impériaux suit les indications de la tradition italienne et européenne. Il est architectural en image et graphique dans sa conception. La symétrie est de rigueur ainsi que la représentation d’architecture de palais, selon une typologie assez stricte : le palais antique ou oriental et l’izba nationale, monumentalisée pour la circonstance. Le système « d’arcades et coulisses » est rigoureux, la scène est plate, sans changement de niveau. Si ce sont parfois des peintres, membres de l’Académie de Saint-Pétersbourg, qui exécutent les esquisses, l’essentiel du travail est le fait des ateliers de peinture des théâtres qui réalisent les fonds peints, les quelques éléments solides et des châssis. Comme en France, le paiement à la surface peinte est de rigueur, ce qui incite les peintres à des compositions très larges 243 .

L’organisation de l’espace scénique se fait en plans successifs, selon les principes de la perspective centrale, avec un point de fuite dans l’axe de la composition. Ce point central est généralement encadré par une niche ou une arcade, les plans de coulisses sont séparés par des colonnes abondantes dans le goût néoclassique d’un Schinkel (ill. 68). L’architecture allemande, de manière générale, semble marquer les esprits des peintres-décorateurs russes. Cette sensibilité se retrouve dans les liens qui existent avec les formes graphiques et architecturales et la théorie de la culture matérielle de Semper 244 . D’une manière générale, le goût dominant est celui de l’académisme, de l’illusionnisme à l’antique, mais l’apport romantique s’est substitué à l’école italienne. Le courant principal est donc éclectique,selon le style « officiel » qui domine toutes les capitales européennes : Paris, Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg. L’architecture scénique est néo-gothique, néo-renaissance et aussi « néo-vieux-russe » (psevdo russkij stil’) et souvent un mélange des genres. Ce style est aujourd’hui fréquemment qualifié d’historique, c’est l’historicisme (ill. 65-67).

La perspective pour les peintres du XIXe siècle et pour les scénographes est d’abord une matière académique enseignée dans les écoles de dessin et d’architecture. C’est l’enseignement fondamental d’un futur peintre-décorateur. Le peu de gloire de sa production, dans la seconde moitié du XIXe siècle russe, n’empêche pas qu’il y ait, de 1878 au début des années 1890, un atelier de peinture de décors de théâtre à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg 245 , dirigé par le peintre-décorateur M. A Chichkov (voir les illustrations que l’on vient de citer). Il est par exemple l’auteur des décors de la première pièce de Tolstoï La Puissance des ténèbres, interdite en 1887, puis reprise dans les mêmes décors en 1895 246 . L’enseignement des techniques de décors est affaire de maîtrise du dessin projectif dans une tradition architecturale. Le système perspectif scénique est ainsi directement issu du théâtre baroque à l’italienne. C’est le cas également en Russie. Le deuxième grand représentant de la peinture scénique à la fin du XIXe siècle est M. I. Botcharov, paysagiste, membre lui aussi de l’Académie des Beaux-Arts. Il conçoit par exemple les décors de la Belle au bois dormant de Tchaïkovski sur la scène du théâtre Mariinski en 1890, selon un système de panorama circulaire. C’est lui également qui prononce au premier Congrès des peintres de Russie en 1894 le rapport « Sur la peinture de décor » 247 .

L’influence allemande se fait sentir par les liens que les Théâtres impériaux ont avec des entreprises de conception de décors et par la copie de certaines réalisations des scènes de Munich et de Berlin. Les esquisses et photographies de décors, publiées par l’Annuaire des Théâtres impériaux, font penser aux envois des élèves de l’Ecole des Beaux-Arts, lauréats du Prix de Rome. Les voûtes et les arcades dominent. Un souci « archéologique » nouveau apparaît. C’est dans ce style décoratif architectural, couvert par un néo-classicisme de façade, que sera encore érigé à Moscou le Musée des Beaux-Arts Alexandre III, inauguré en 1913, construit par l’architecte Roman Klein, par ailleurs élève de Charles Garnier. L’érudition et l’étude des styles anciens dominent, mais le souci de l’archéologie et du folklore semble plus souvent sorti des pages des histoires de l’architecture académisée, rendue scientifique, qu’obéir à des préoccupations dramatiques, musicales ou rythmiques, comme c’était le cas pour Gonzaga. En dehors de la toile de fond de scène peinte, la décoration est très limitée, elle est confiée au butafor 248 . Les objets et les meubles, de même que les costumes, ne sont ni conçus ni dessinés par le peintre. Dans le cas des œuvres dramatiques, le décor est standardisé à l’extrême : intérieur de palais, paysage ou, plus souvent, salon, limité par les murs de coulisses. Rien ne doit gêner le rapport direct entre les acteurs et le public, rapport frontal qui n’est pas toujours déclamatoire, mais fait aussi d’ironie, de complicité, d’humour. Le théâtre existe dans cet espace affectif, et non dans le décor qui n’est qu’un « fond » de scène. La construction perspective, si elle domine la théorie, n’existe en réalité que dans les lointains de l’illusionnisme pictural et du décor d’apparat.

Dans le lissage des esquisses des années 1870, dans le contexte russe, l’on voit la perspective resplendir, comme habillée dans ses fonctions aristocratiques et fastueuses de représentation. Les décors de théâtre sont ceux des Théâtres impériaux, c’est-à-dire du Théâtre de la Cour : Théâtre de l’Ermitage, notamment sous l’égide du grand-prince Konstantin Romanov, mais surtout les théâtres Mariinski (ou théâtre Marie) pour l’art lyrique et Alexandrinski (ou Alexandra) pour l’art dramatique. Ce sont les théâtres de Saint-Pétersbourg, exemples fastueux de théâtre à l’italienne, construits par de grands architectes qui ont scénographié, dans un esprit néo-classique et élégamment éclectique, car il ne renonce pas aux raffinements baroques, la capitale des tsars. C’est ainsi que le Théâtre Alexandra (ill. 62-64) a été érigé, intérieur comme extérieur, par le grand architecte russo-italien Carlo Rossi, à la fin des années 1830. On a là un bel exemple de théâtre baroque, à l’italienne, par un architecte qui se soucie de rendre scénographique la ville elle-même avec, aux abords du théâtre, la rue qui porte aujourd’hui son nom (ill. 63). Moscou brille d’un éclat un peu moins fort, mais elle est ornée surtout du Grand Théâtre (le Bolchoï), pour le théâtre lyrique, et du Petit Théâtre (le Maly), ouvert en 1824, pour l’art dramatique.

Le statut de ce dernier théâtre est quelque peu particulier. Il resplendit moins des fastes de la cour. Moscou n’est que la seconde capitale, plus patriarcale, dominée par la classe marchande, mais surtout ce théâtre s’est fait connaître par la dramaturgie de Gogol, père du réalisme et de la satire, et par l’art de l’acteur Mikhaïl Chtchepkine. Ce dernier s’inscrit dans la lignée fondatrice du théâtre russe, née au XVIIIe siècle des théâtres aristocratiques, au sein des corps de cadets, au théâtre de Iaroslavl, dans celui du comte Cheremetiev. Ce théâtre est souvent joué par des serfs ou des affranchis, parfois même par des aristocrates. Chtchepkine lui-même fut affranchi en 1822. L’autre grande figure de la dramaturgie du Maly est Alexandre Ostrovski qui a principalement peint dans ses comédies la classe marchande moscovite et la condition provinciale des acteurs. C’est donc un théâtre des auteurs dramatiques de l’école réaliste « naturelle », et surtout un théâtre des acteurs. C’est là que Stanislavski fait ses classes en observant le jeu de Fedotova ou de Ermolova. Toute la tradition théâtrale russe, pour Stanislavski, remonte au Maly et à Chtchepkine. Ce dernier théâtre est donc moins décoratif. Bien plus, le décor y tient une place secondaire. Les acteurs et les actrices qui dominent ce théâtre et qui le dirigent (outre Fedotova et Ermolova, il faut citer Ioujine et Lenski qui dirigeront le Maly et l’actrice Sadovskaïa) ont à cœur de ne pas entraver l’élan passionné de l’acteur. Selon les préceptes de Chtchepkine, l’acteur y est censé « peindre » avec les mots 249 et chanter avec le cœur.

Pour le reste, le système des Théâtres impériaux domine le paysage dramatique. C’est un peu la situation de la France avant la Révolution, quand l’Opéra et la Comédie-Française (avec la Comédie italienne) étaient en position de monopole. En Russie, le monopole dure longtemps, bien après l’abolition du servage en 1861, il n’est supprimé qu’en 1882. Les Théâtres impériaux sont dominés par l’esprit de la cour, de la représentation, mais surtout par le faste et le luxe. Ils ont des moyens, mais sont décriés pour leur esprit bureaucratique. Le directeur des Théâtres impériaux a la haute main sur la « mise en scène ». Un comité de censure qui perdure après la suppression du monopole, autorise ou non la représentation. La Puissance des ténèbres de Tolstoï dont on a parlé est interdit, Boris Godounov, la grande pièce historique de Pouchkine, est restée interdite pendant quarante-cinq ans. A l’époque de la Société d’Art et de littérature, Stanislavski a un échange de lettres avec la veuve de Dostoïevski au sujet de la nouvelle Le Village de Stepantchikovo, il parvient à déjouer la censure en changeant le nom de la pièce et en omettant toute mention du nom de l’auteur 250 . Le Théâtre d’Art ouvre ses portes par la représentation d’une pièce d’A. K. Tolstoï, écrite trente ans auparavant en 1868 et qui vient d’être autorisée par la censure. Bref, la perspective, fastueuse et droite, ne tolère pas la sinuosité ou l’écart alors que sur les scènes impériales, le décor est à l’italienne, reprenant les vues de palais, accentuant le goût académique de l’antique. L’académisme russe, c’est le néo-classicisme.

La représentation perspective est ainsi sentie, à la fin du XIXe siècle, comme un frein à l’expression des peintres et reste assez indifférente aux grands acteurs qui sont plus sensibles au verbe qu’à l’aspect figuratif. Les expériences, dilettantes à l’origine, de Savva Mamontov amènent les plus grands peintres russes à emprunter les chemins du théâtre.

Notes
230.

Cf. Vasari, « Vita di Baldassare Peruzzi », dans l’édition de 1568 des Vite (edizione giuntina).

231.

Cf. Giovanni Attolini, Teatro e spettacolo nel Rinascimento, Laterza, Roma-Bari, 2000, pp. 110-115.

232.

Antonio Stäuble, « Scenografia » in : Il Teatro italiano nel Rinascimento a cura di Fabrizio Cruciani e Daniele Seragnoli, Bologna, Il Mulino, 1987, pp. 73-77.

233.

Pour une confrontation des diverses hypothèses interprétatives sur ces panneaux et un choix qui tranche en faveur d’un dispositif non théâtral, cf. Damisch, L’Origine de la perspective, Flammarion, 1993 (1987), p. 230 et sq. Krautheimer a soutenu que ces panneaux étaient des modèles de scénographie, cette opinion a notamment été contestée par Ludovico Zorzi et André Chastel. Damisch récuse également tout rapport avec le théâtre, considérant les panneaux comme des « perspectives en peinture ».

234.

Panofsky, La Perspective comme forme symbolique, Le Seuil, Paris, 1975.

235.

Ces textes et leur interprétation forment la première partie de l’ouvrage d’Hubert Damisch L’Origine de la perspective, Flammarion, 1975.

236.

John White, Naissance et renaissance de l’espace pictural, traduit de l'anglais par Catherine Fraixe,Adam Biro, Paris, 1992.

237.

La publication des textes de Panofsky sur la perspective s’étend de 1914 à 1932, date de la première édition allemande de l’ouvrage complet.

238.

Alberti, De Pictura, traduction par Jean-Louis Schefer, Macula, Paris, 1992, p. 115.

239.

Meyerhold, 1968, I, p. 154. [Ecrits sur le théâtre, tome I, op. cit., p. 128.]

240.

Cf. Pietro di Gottardo Gonzaga. La Musique des yeux, catalogue d’exposition (en russe et italien), Musée de l’architecture Chtchousev, Moscou, Poligraf, 2001.

241.

La musique des yeux et l’optique théâtrale, Saint-Pétersbourg, 1807, voir aussi Information à mon chef ou éclaircissement convenable du décorateur-théâtral Pierre Gothard Gonzague sur l'exercice de sa profession, Saint -Pétersbourg, 1807.

242.

Cf. Greenberg, Art et histoire, Paris, Macula, 1988, cf. aussi Thierry de Duve, Clement Greenberg entre les lignes, Dis voir, Paris, 1996.

243.

Sur tout ceci, cf. Denis Bablet, Esthétique générale du décor de théâtre de 1870 à 1914, CNRS, Paris, 1965, p. 10 et Pojarskaïa, op.cit., p. 23.

244.

Cf. Harry Francis Mallgrave, Gottfried Semper, architect of the XIXth century, Yale University Press, 1996.

245.

Pojarskaïa, op.cit., 1970, p. 22.

246.

Sur la fortune scénique de la pièce, interdite de représentation en Russie, et dont la première eut lieu en 1888 au Théâtre libre d’André Antoine à Paris, cf. E. I. Poliakova, Le Théâtre de Lev Tolstoï, Moscou, Iskusstvo, 1978, pp. 88-106. La pièce est mise en scène par Stanislavski au Théâtre d’Art en 1902. La préparation des décors de la représentation de 1895 donna lieu à un voyage d’études du peintre dans la province de Toula. C’est un témoignage du goût prononcé de l’époque pour le folklore et une certaine anticipation des « expéditions » sur le terrain du Théâtre d’Art, même si l’aspect documentaire et ethnographique l’emporte. Cf. Pojarskaïa, op.cit., 1970, pp. 28-30.

247.

Pojarskaïa, op.cit., 1970, pp. 22-23 et 31.

248.

Ce terme d’origine italienne désigne la confection de tous les accessoires, des éléments mobiles de la scène en dehors des décors picturaux ou architecturaux proprement dit.

249.

Cf. Pojarskaïa, op.cit., p. 19 et Chtchepkine, lettre à K. S. V. Choumski du 27 mars 1848 in : Notes. Lettres. Chtchepkine vu par ses contemporains, Moscou, 1952, p. 250-251 et lettre citée à P. V. Annenkov du 20 février 1854, ibidem, pp. 235-237.

250.

Lettres à A.G. Dostoïevskaïa de 1890, Stanislavski, 1988-1999, VII, pp. 103-104 et 112-113.