Chapitre 2 : Peinture et colorisme. L’Opéra privé de Savva Mamontov

La révolution du décor scénique russe est l’affaire des peintres qui mettent un terme à l’apparence perspectiviste du décor, à la construction réglée des plans, au dispositif des colonnes et des coulisses. Le cadre de scène, depuis la Renaissance, est architecturalement un arc de triomphe qui combine à la fois un aspect de parade et le principe selon lequel la scène représente une place ou la rue d’une ville. Le travail des peintres consiste à confondre les plans, à supprimer les coulisses, à travailler les aplats et la simplification des modules architecturaux dans un sens pictural. Ce mouvement serait impensable sans la conscience des formes picturales nouvelles et en particulier de l’impressionnisme, du plein air, de l’école réaliste.

Cette génération réaliste combine le portrait et la scène de genre, déjà mis en avant dans les années 1840-1850 par les peintres Tropinine, Venetsianov et Fedotov (ill. 21, 22 et 18-19) qui se situent tous en dehors de l’Académie de Saint-Pétersbourg, la peinture de paysage russe, déjà essayée, là aussi loin de Saint-Pétersbourg, à Moscou, par le peintre Savrassov dès les années 1850 et la peinture d’histoire de tradition académique, revue dans un sens terrestre, gardant aussi un lien avec une veine romantique. Cette peinture d’histoire concerne l’histoire biblique avec les peintres Gay, Kramskoï, Polenov (ill. 24-26 et 34), l’histoire russe avec Sourikov (ill. 5-6) et le présent aussi, d’une certaine façon, magnifié, monumentalisé dans son format et ses figures dans la peinture épique et « chorale » de Repine (ill. 28) et un présent opprimé, humble avec la plupart des autres Ambulants.

Ce que la peinture française vit dans les années quarante-soixante du XIXe siècle avec Courbet, l’œuvre de Manet, si admirablement décrite par Zola dans sa réalisation et sa réception dans L’Œuvre et ses écrits artistiques, parvient en Russie dans les années 1860-1890 avec les courants réalistes qui sont exposent à la Société des expositions artistiques ambulantes (Peredvižniki, les Ambulants), créée en 1870 et qui organise l’année suivante sa première exposition. La Société des expositions ambulantes prend la succession de la communauté artistique créée à l’instigation de Kramskoï en 1863 avec d’autres élèves de l’Académie des Beaux-Arts. Ce courant libertaire, marqué par le socialisme d’Herzen, les idées utopiques d’union des artistes et de l’intelligentsia avec le peuple, tout à fait dans l’esprit du rapprochement du peuple et du clergé aux premiers jours de la Révolution de 1848 en France, est une synthèse romantique et socialiste. D’un côté, on y trouve l’esprit pamphlétaire qui reflète l’histoire des idées politiques vues à travers les gens simples dans On ne l’attendait plus de Repine (ill. 10) ou dans les tableaux de Iaroshenko (ill. 27). De l’autre, on voit une aspiration idéaliste vers une origine perdue de l’art, compris comme art grec, que l’on ne peut donc plus imiter, le refus de l’imitation étant le trait commun de tous les réalismes. Ce refus se manifeste par la découverte ou l’invention d’un art national russe, du monde des paysans, de la nature russe et par un art biblique dénué de tout faste glorieux. La figure du Christ est le reflet de cette recherche, fondée sur l’œuvre majeure d’Ivanov à laquelle il a consacré toute sa vie L’Apparition du Christ au peuple, (ill. 20) œuvre connue à Saint-Pétersbourg en 1858, à sa mort. Ivanov est le peintre préféré de Gogol, lui-même considéré unanimement comme le père de tout le réalisme russe. Les peintres Gay, Kramskoï et Polenov, le sculpteur Antakolski, notamment, méditent sur la représentation d’un Christ humanisé, tout plein encore de sa sacralité, de sa majesté, mais dépouillé, défait, voire lassé, comme chez Kramskoï, dans le tableau Le Christ dans le désert, exposé en 1872 à la seconde exposition des Ambulants (ill. 25). En 1863, c’est la peinture religieuse de Nicolas Gay, revenu de Paris avec son tableau La Cène (ill. 26) qui avait accéléré le mouvement de révolte au sein de l’Académie de Pétersbourg devant la convention mythologico-religieuse qui lui était proposée.

La rénovation scénique vient cependant du troisième de ces peintres, Vassili Polenov, un disciple du paysagiste moscovite Savrassov qui forma aussi le grand paysagiste Levitan (ill. 32). Polenov, Levitan et le peintre impressionniste russe Korovine forment la seconde génération des Ambulants, se tenant parfois même à l’écart des expositions ambulantes. Ils se retrouveront tous dans le foyer de la rénovation théâtrale et artistique russe autour de Savva Mamontov, chez lui à Moscou, et dans sa résidence secondaire d’Abramtsevo.