Le cercle de Mamontov

Savva Mamontov (1841-1918) est une figure exceptionnelle de la vie culturelle russe : industriel, dirigeant la compagnie de chemin de fer de Iaroslavl, homme d’affaire de la classe des marchands moscovites, il est passionné d’art, sculpteur, musicien, compositeur. Il regroupe autour de lui les plus grands peintres et artistes de son temps, d’abord ceux qu’il avait connus en Italie : le peintre Polenov, le sculpteur Antakolski, l’historien d’art Prakhov puis Repine et Vasnetsov à Abramtsevo et les élèves de Polenov : Korovine et Serov qui introduit le peintre Vroubel dans le cercle de Mamontov.

Mamontov organise à partir de 1878, dans sa résidence moscovite, des soirées dramatiques et picturales. Le 31 décembre 1878 est mis en scène le tableau vivant Judith et Olopherne par l’historien et archéologue Adrian Prakhov (ill. 41). Ce proche de Mamontov est professeur à l’Académie de Saint-Pétersbourg, il sera le premier titulaire de la chaire d’histoire de l’art de l’Université de cette ville. Dans ce tableau vivant, Stanislavski tient le rôle d’Olopherne. La même année Prakhov publie dans la revue Ptchela (l’Abeille) une série d’articles défendant les Ambulants. Prakhov, formé à l’étranger, est fortement marqué par l’idéalisme allemand. Polenov met également en scène deux tableaux vivants : Le Démon et Tamara et l’Apothéose des arts.

Ces compositions scéniques inaugurales sont assez prémonitoires pour la suite de l’histoire théâtrale. Le sujet biblique est repris à l’Opéra privé de Mamontov pour l’opéra de A. N. Serov Judith dans les décors de son fils, le peintre Valentin Serov avec Chaliapine dans le rôle d’Olopherne. La mère de Serov avait composé l’opéra Uriel Acosta dont la version dramatique est l’une des créations les plus importantes de Stanislavski à l’époque de la Société d’Art et de littérature. Le peintre Serov sera l’auteur non seulement des décors peints, mais également des costumes et du maquillage de Chaliapine, auteur aussi des jeux de scène caractéristiques du chanteur-acteur qui s’inspire des bas-reliefs assyriens pour composer la forme extérieure de son personnage 251 , aussitôt croqué par Serov qui fera l’esquisse de Chaliapine dans ce personnage qu’il affectionne (ill. 47). Le Démon, inspiré de Lermontov, annonce la peinture de Vroubel qui, partant de considérations religieuses, tourne autour de ce thème littéraire et romantique, le Démon venant remplacer, pour la génération symboliste, la figure mélancolique du Christ de Kramskoï.

L’activité du cercle de Mamontov domine la vie culturelle moscovite des années 1880-1890. Les spectacles amateurs sont des tableaux vivants : La Sirène (Roussalka) par Repine en 1879, Dante et Virgile de Serov en 1894, des pièces écrites par Mamontov lui-même, des scènes d’opéras. La tragédie de Mamontov Le Roi Saül est littéralement « mise en scène » par les deux jeunes peintres du groupe, Serov et Vroubel, en 1890. Stanislavski, là aussi, est parmi les acteurs.

Le sommet de l’activité proprement amateur de Mamontov est la mise en scène de La Fille des neiges d’Ostrovski en 1882, reprise en 1885 et en 1896 dans des décors de Vasnetsov (ill. 39-40). A partir de 1885, Mamontov prolonge l’activité de son cercle par l’ouverture de l’Opéra privé qui porte son nom. Après une tournée en province, une période d’interruption, l’Opéra de Mamontov rouvre ses portes, après l’Exposition d’Art et d’Industrie de Russie à Nijni-Novgorod en 1896. C’est là que le répertoire du nouvel opéra russe connaît son apogée : Le Prince Igor de Borodine, La Khovantchina, Boris Godounov de Moussorgski, les opéras novateurs de Dargomyjski et de Rimski-Korsakov, comme Sadko. Mamontov est arrêté pour malversations financières en 1899, mais son opéra continue de fonctionner jusqu’en 1904. Puis, c’est l’Opéra privé d’un autre industriel moscovite, S. I. Zimine, qui prend la suite jusqu’en 1917.

Les particularités de cette expérience artistique et humaine sont de plusieurs types. L’expérience scénique a pour centre les peintres qui, par ailleurs, peignent à Abramtsevo des toiles, construisent et décorent une église, travaillent différents arts appliqués (bois, céramique, etc.) dans les ateliers. C’est donc les peintres que Mamontov côtoie et aime par-dessus tout, Polenov et Repine en tête.

Il ne s’agit pas d’un théâtre officiel ni d’un travail professionnel au sens formel et bureaucratique. Les peintres vivent et dorment chez Mamontov, conçoivent les spectacles, disputent le répertoire, l’interprétation dramatique, les équivalents plastiques, comme le décrit Stanislavski, dans Ma Vie dans l’art. Il a connu de près cette atmosphère, par sa participation directe aux spectacles et par ses liens de parenté avec Mamontov, un proche de sa famille :

‘« Les spectacles étaient répétés, préparés, au sens des décors et des costumes, en deux semaines. Dans cet intervalle de temps, le travail continuait nuit et jour et la maison [de Mamontov] était transformée en un immense atelier. Les jeunes et les enfants, les parents et les amis affluaient chez lui de toutes parts et participaient au travail commun. Certains mélangeaient les couleurs, d’autres enduisaient la toile d’une couche préparatoire, aidant les peintres qui peignaient les décors, d’autres encore s’occupaient des meubles et des éléments fabriqués. (…) Chez les femmes on coupait et on cousait les costumes, sous le contrôle des peintres eux-mêmes que l’on ne cessait d’appeler à l’aide pour des explications. (…) Tout ce travail se déroulait au milieu du fracas et des coups de marteau des travaux de menuiserie qui venaient du grand bureau-atelier du propriétaire des lieux. On y construisait les tréteaux et la scène. (…) Au milieu de ce bruit et du vacarme, il [Mamontov] écrivait la pièce, pendant qu’en haut, l’on répétait les premiers actes. » 252

Stanislavski connaît Mamontov depuis sa plus petite enfance. Il relate dans les souvenirs qu’il lui a consacrés, la première image qu’il garde de lui : une figure effrayante sur la scène, parlant d’une voix de basse et agitant un grand fouet. A sa mort en 1918, il lui rend un hommage appuyé :

‘« Savva Ivanovitch était, dans notre famille, une autorité reconnue par tout le monde en matière d’art. Si l’on amenait un tableau, si un peintre amateur, un musicien, un chanteur venaient à se découvrir ou tout simplement s’il se présentait quelqu’un de beau, digne du pinceau d’un peintre ou du ciseau d’un sculpteur, chacun disait : “Il faut sans faute le montrer à Savva Ivanovitch”. (…)
Autour de Savva Ivanovitch, s’était alors groupé le cercle des Ambulants, les novateurs de l’époque en peinture. Le grand bureau de la maison de Mamontov à Moscou avec la célèbre statue du Christ d’Antakolski, le Tapis volant de Vasnetsov avec des meubles, un désordre artistique et une douce bohème était le centre des réunions et de toutes les inventions possibles est imaginable dont l’âme était Savva Ivanovitch, toujours vivant, toujours joyeux, toujours bouillonnant.» 253

Le cercle d’Abramtsevo et les spectacles dramatiques et de théâtre musical chez Mamontov sont un exemple de ces assemblées d’artistes, confrérie ou communauté 254 , si l’on veut, mais sans plus aucun sens mystique religieux ou socialiste. La mystique est celle de la maison, de la demeure seigneuriale reconvertie, de l’amour de l’art, en un sens pratique.

C’est certainement aussi un retour à la nature, dans les tableaux de Levitan, l’ami de Tchekhov, ou dans ceux de Nesterov, directement peints à Abramtsevo, mais c’est aussi une activité pratique, manuelle. Il n’y a pas de manifeste ni de théorie constituée autour du théâtre de Mamontov, mais l’amour de la peinture, de la musique, une volonté d’expérimentation, des conditions exceptionnelles de travail. Mamontov est au centre de toutes les entreprises, il fait le travail des artistes, les met en communication les uns avec les autres, réalise, projette, protège les talents. Le travail a le charme du théâtre amateur, mais aussi du théâtre seigneurial russe du XVIIIe siècle. Plongé dans cette tradition domestique, il annonce le développement des arts appliqués et du design, comme dans le mouvement Arts and Crafts de Morris. Le cercle de Mamontov est un univers où circulent les thèmes, les motifs, les amitiés, celle de Serov et Vroubel, les affinités littéraires aussi. L’un des peintres de décor est N. P. Tchekhov, frère de l’écrivain dont Levitan est proche, une partie de ceux qui fréquentent Mamontov se retrouve autour d’Anton Tchekhov.

Par la suite, les carrières officielles seront guidées par ces amitiés. L’historien Prakhov appelle bon nombre de ces peintres à Kiev pour la décoration de la cathédrale Saint Vladimir, le grand projet pictural du tournant du siècle. Mamontov est peint par Vroubel (ill. 42). Le tableau le plus célèbre de Serov, La Jeune fille aux pêches (ill. 33) est un portrait de la fille de Mamontov fait à Abramtsevo. Il fera également le portrait des chanteurs Mazini, Tamagno qui se produisent à l’Opéra privé (ill. 37-38). Il cherche à capturer l’âme des acteurs, particulièrement dans ses portraits de Fedotova et Ermolova 255 , actrices du Théâtre Maly (ill. 48-49) et égéries de la jeunesse moscovite et de Stanislavski. Fedotova est même plus que cela : elle parraine et forme l’entreprise théâtrale de Stanislavski à la Société d’Art et de littérature dont seront membres Levitan et Polenov.

L’expérience du théâtre de Mamontov peut ainsi être comparée à celle des Nabis, autre fraternité artistique, mais la collaboration de Vuillard, de Sérusier, de Maurice Denis avec les théâtres d’Antoine, de Paul Fort ou de Lugné-Poe est plus fantasque, éphémère. Là aussi, des peintres de premier plan sont à l’œuvre. Ils n’ont pas peur de passer leur journée dans le froid d’un atelier de décor 256 , mais ce sont tout de même les écrivains et des hommes de théâtre qui tiennent la première place. Ce qui est unique, dans l’expérience de Mamontov et ses prolongements dans la scénographie russe et soviétique, c’est que s’y retrouvent tous les grands noms de la nouvelle peinture russe, surtout ceux de l’école de Moscou. Certains peintres, tels Korovine, puis Golovine, autre élève de Polenov, feront du théâtre leur activité principale. C’est aussi le cas d’un jeune peintre qui vient prêter main forte pour la confection des décors et qui ne restera pas très longtemps à l’Opéra privé : Viktor Simov, le futur peintre-décorateur principal de Stanislavski et du Théâtre d’Art. Il ne s’agit donc pas d’une activité secondaire, mais d’un laboratoire pour les recherches des peintres les plus novateurs de cette génération. Il faudrait imaginer pour cela qu’un théâtre d’initiative privée ait regroupé à Paris les plus grands impressionnistes et post-impressionnistes durant vingt ans. On peut bien sûr discuter de la qualité de cette peinture russe, reste que ces peintres (Repine, Polenov, Vasnetsov, Levitan, Serov, Vroubel, Korovine) sont les plus importants de leur génération et de ces années. Ce sont eux qui forment l’horizon figuratif de la nouvelle peinture moscovite, c’est là que Stanislavski forme sa culture figurative. Ce n’est pas un hasard s’il reconnaît à Mamontov le mérite d’être son « professeur d’esthétique » 257 . Si les élèves de Stanislavski, Popov et Knebel (proche de ce milieu par son père) retrouvent le genre des tableaux vivants pour étudier non seulement le mouvement physique, la forme de l’art dramatique, mais aussi son contenu psychologique, la trame émotionnelle du rôle, c’est peut-être que leur maître, dans les années 1880-1890 était un habitué des soirées et des recherches du cercle de Mamontov, un familier de ces peintres qui s’étaient dédiés, pour un temps, au théâtre.

Notes
251.

Cf. Fedor Chaliapine, recueil en deux volumes, Iskusstvo, Moscou, 1957, vol. I, p. 774-775.

252.

« Un concurrent », Ma Vie dans l’art, Stanislavski, 1954-1961, I, p. 84-85. [p. 111-112.]

253.

« Souvenirs au sujet de S. I. Mamontov », Stanislavski, 1954-1961, VI, p. 96-97.

254.

Cf. Laura Falqui, Ascoltare l’incenso. Confraternite di pittori nell’Ottocento : Nazareni, Preraffaelliti, Rosa + Croce, Nabis, Alinea, Firenze, 1985.

255.

Tous ces portraits ainsi que celui de Chaliapine qui date de 1905, comme le grand portrait de Ermolova sont conservés à la Galerie Tretiakov à Moscou. Le portrait de Ermolova est l’expression grandiose de la supériorité du théâtre de l’acteur. La propension monumentale du peintre se lit à la vue perspective di sotto in su, en contre-plongée. On note l’absence de couleurs vives, décoratives dans le tableau, mais le contrepoint discret de la représentation, dans l’arrière-plan au miroir, reflète le volume de la pièce (foyer du Théâtre). Le théâtre de l’auto-représentation orgueilleuse de l’acteur se confronte au volume scénique blanc, vierge de décor. La diagonale qui dramatise le rythme du tableau suggère à l’imaginaire la possibilité d’un autre théâtre, un théâtre pictural. La synthèse du théâtre pictural et de l’art de l’acteur est tout le sens de l’entreprise du théâtre de mise en scène de Stanislavski et de Meyerhold. Sur la valeur dramatique de la composition de ce portrait, il faut relire l’analyse d’Eisenstein in : Eisenstein, Le Montage, “Ermolova”, 2000, p. 135-155.

256.

“Il faut avouer que Vuillard et ses compagnons, (...) ont risqué leur santé et leur jeunesse dans l’aventure, ce magasin de décors des Bouffes du Nord était ouvert à tous les vents et il n’y avait aucun chauffage” Lugné-Poe, cité dans “Les Nabis et le théâtre” in : Claire Frèches-Thory et Antoine Terrrasse, Les Nabis, Paris, Flammarion, 1990, p. 267.

257.

Cf. Stanislavski, 1954-1961, VI, p. 96-97. Une lettre de 1908 témoigne d’un épithète ancien « Mon cher Savva Ivanovitch, j’aimerais bien vous voir au théâtre demain parce que vous êtes mon professeur d’esthétique. » in : Stanislavski, 1988-1999, VIII, p. 115.