Les principes de l’Opéra privé

Une figure d’acteur personnifie au plus haut point la synthèse dramatique et plastique de ce milieu, c’est Chaliapine. Pour toute une génération théâtrale, Chaliapine est l’incarnation d’un phénomène scénique extraordinaire. Meyerhold qui travaille avec lui dans les années 1910 aux Théâtres impériaux lui consacre des pages inspirées 258 . Sa personnalité témoigne de l’idéal de synthèse entre la musique, la peinture et le théâtre qui est celle du théâtre de mise en scène russe. Chaliapine est l’incarnation d’une curiosité artistique protéiforme où tous les éléments sont élaborés, à nouveaux frais, dans le domaine scénique. C’est lui qui fait visiblement de l’acteur une figure plastique.

Revenons sur les principes novateurs de la mise en scène des peintres à l’Opéra privé de Mamontov. On l’a dit, les peintres conçoivent tout le côté plastique de la scène, la toile peinte, mais aussi le choix des meubles. Ils dessinent la « décoration », les costumes, le maquillage de l’acteur qu’ils suggèrent dans leurs esquisses de grimage et aussi les mouvements des acteurs, en particulier quand il s’agit de scène de foule. Ils sont donc véritablement des metteurs en scène, au sens plastique, ils dessinent les mises-en-scène ou les conçoivent directement de manière picturale. La démarche est proprement inouïe. Voici le témoignage d’un chanteur d’opéra, admis à cette époque à l’Opéra de Mamontov :

‘« Jusqu’à maintenant, nous autres, chanteurs d’opéras, connaissions les maîtres de chapelle, les professeurs de chant qui étudiaient la musique avec nous, nous connaissions les régisseurs de scène qui montrent les mises-en-scène, mais nous n’avions jamais entendu parler de metteurs en scène-peintres et je n’en avais vus dans aucun théâtre. » 259

Les peintres donnent des conférences pour développer les thèmes et le sens du spectacle, ils dirigent les acteurs et jouent eux-mêmes sur scène. Certes, la conception d’un Polenov est avant tout picturale : il compare l’agencement scénique à la construction du tableau. Mais il n’est pas vrai de dire que les peintres sont désarmés face aux acteurs. Au contraire, le milieu artistique et pictural, organisé autour de Mamontov, forme les acteurs. C’est le cas de Chaliapine, c’est en partie le cas pour Stanislavski dont on connaît le goût pour l’opérette, le vaudeville, le spectacle de cape et d’épée, emprunté des Français 260 . Ces peintres sont sincèrement épris de théâtre. Certains ont une culture musicale, comme Serov, Polenov et Vroubel, tous se produisent chez Mamontov comme acteurs, dans des rôles comiques ou secondaires, c’est le cas de Repine, de Polenov, de Serov, de Vroubel. La réalité de la scène leur est donc connue. Les mises en scène musicales de l’opéra national amènent à retrouver des parallèles entre musique et peinture.

Polenov et Korovine introduisent un certain nombre de transformations radicales pour la composition scénique. Dans la mise en scène d’Orphée et Eurydice de Gluck en 1897, Polenov supprime par exemple les coulisses. Son art, marqué par Puvis de Chavannes, conçoit un décor pictural paysagiste. De façon caractéristique pour sa peinture de chevalet ou le décor scénique, l’architecture antique est montrée difractée, ruinée, dans le lointain d’un paysage ou discrète sur la diagonale d’un bas-côté, comme dans Les Fantômes de l’Hellade, opéra de Krotkov et V. D. Polenov, représenté en 1906 (ill. 36). Ce décor est la reprise de la toile que Polenov réalise en 1894 pour un tableau vivant, ou plutôt une scène dramatique de Mamontov, Aphrodite, qui remporte un franc succès et dans laquelle joue Stanislavski 261 . La culture scénographique classique vient à l’arrière-plan, dans la mélancolie d’un cimetière, comme dans l’opéra de Gluck Le sol de la scène n’est occupé que par très peu d’éléments, toute l’attention se concentre sur le fond de scène, compris comme un véritable « tableau de chevalet », un paysage en plein air 262 . La particularité du théâtre de Mamontov tient également au fait que de grands peintres faisaient non seulement l’esquisse, mais exécutaient les décors. Les esquisses de Polenov sont ainsi réalisées par les peintres Korovine et Malioutine.

Le travail pictural-théâtral du cercle, puis de l’Opéra de Mamontov, est donc collectif. En général, le décor d’un opéra, divisé en tableaux, est confié à plusieurs peintres. L’atmosphère particulière de ce milieu et les relations entre les peintres permettent de concilier des styles picturaux très différents. Les décors de Sadko, opéra de Rimsky-Korsakov dont ce dernier confie la primeur à l’Opéra privé, sont réalisés par Korovine, Serov, Vroubel. Korovine est le peintre principal du projet.

Notes
258.

Meyerhold, Ecrits sur le théâtre, tome I, op. cit., p. 119-120.

259.

V. P. Schkafer, Quarante ans sur la scène de l’opéra russe. Mémoires, Léningrad, 1936, p. 132-133, cité d’après Pojarskaïa, op. cit., p. 51.

260.

Cf. les illustrations parues dans Le Premier théâtre de Stanislavski, Moscou, 1998.

261.

Vinogradskaïa, I, 1971, p. 159. Ce tableau vivant est présenté au premier congrès des peintres russes dans la salle de l’Assemblée de la noblesse. Cf. infra, cinquième partie.

262.

« La toile de fond, selon sa théorie, doit être un véritable tableau d’art, pleine d’air et de lumière », écrit Sergueï Mamontov, cité d’après Pojarskaïa, op. cit., p. 54.