Polenov et Vasnetsov

Les peintres de l’Opéra privé de Mamontov manient sans arrêt l’esquisse et le croquis. Leur propre œuvre artistique picturale, dans le domaine de la peinture de chevalet, est indissociable de leur pratique théâtrale. Polenov conçoit son grand tableau du Christ et de la pécheresse (ill. 34) exposé à la quinzième exposition ambulante de 1887 en même temps que son travail chez Mamontov. Les études, peintes lors de son voyage en Orient en 1881-1882, servent pour ce tableau et pour la mise en scène d’Aïda dont les décors sont réalisés par son élève Korovine. Le tableau même de Polenov groupe les figures selon les nouveaux principes d’organisation de la foule qu’il a mis en pratique dans ses tableaux vivants et ses mises en scène pour Mamontov. Le premier geste pictural-décoratif est cependant celui de Vasnetsov, peintre qui a déjà réalisé des œuvres importantes de grand format sur le thème des contes et de l’histoire russes : Après la bataille d’Igor Sviatoslavovitch en 1880 et Alionouchka en 1881. Après avoir fait les décors de la pièce d’Ostrovski La Fille des Neiges, il est l’auteur des esquisses pour l’opéra homonyme de Rimsky-Korsakov sur le même sujet, les décors étant peints par Levitan. Le décor du palais du roi Berendeï (ill. 39) est l’un des grands moments de la culture figurative-théâtrale russe. Beaucoup de peintres de l’époque suivante s’y confronteront. Il ouvre un nouveau courant de la décoration théâtrale, appelé à un grand avenir : le décor fantastique d’un passé recomposé, fabuleux. A partir de certains thèmes ornementaux, entièrement reformulés par le peintre, le tableau scénique crée une « vie bariolée » (c’est le titre d’un tableau de Kandinsky de 1906 qui ressortit encore à cette nouvelle tradition). Il y a des enjeux nationaux dans ce style qui parachève le mouvement de création (commencé au XVIIIe siècle et poursuivi par Venetsianov) du style russe 263 , un peu comme les courants contemporains qui sont centrés sur la mythologie et le folklore scandinave. La préfiguration de l’Art nouveau, la recherche de la touche colorée, du décoratif, de l’ornement, font du travail de Vasnetsov une œuvre d’art moderne. Dans l’esquisse du Palais du roi Berendeï, les motifs animaliers des voûtes sont variés, comme un nouveau zodiaque populaire avec le soleil et la lune en effigie. Vasnetsov crée ainsi un ciel avec des étoiles et des constellations. Les colonnes ovales qui soutiennent les voûtes reprennent des motifs de lubok, imagerie populaire de colportage et de foire. Les motifs floraux et animaux sont agrandis et ne correspondent souvent à aucun prototype populaire précis. L’ornement végétal est au principe de l’Art nouveau décoratif et architectural. Vasnetsov, architecte et décorateur autant que peintre, est l’auteur, avec son frère, de la décoration de sa propre maison, de l’église et d’izbas à Abramtsevo. Il a également dessiné la façade de la Galerie Tretiakov (ill. 1 et 2).

Dans l’esquisse du Palais du roi Berendeï, la base des colonnes représente les sabots d’un cheval de fantaisie, semblant sortir d’un sol natal rêvé, dont la réalité est surtout scénique. Les fleurs poussent au fond dans les hauteurs des travées. Ce qui est créé là, ce sont des grotesques, au sens pictural, sur une trame russe. On sait que Meyerhold fera de ce terme et de sa réinterprétation romantique le centre de son théâtre. La mise en scène au Théâtre d’Art de la pièce d’Ostrovski, La Fille des Neiges,en 1900, dont les décors, réalisés par Simov, se réfèrent au prototype de Vasnetsov, est l’un des moments importants de la première période de l’existence de ce théâtre. Dans Ma Vie dans l’art, Stanislavski fait partir de cette mise en scène ce qu’il appelle la ligne du fantastique qu’il fait aller jusqu’à L’Oiseau bleu de Maeterlinck, mis en scène en 1908, dans les décors de Egorov.

Notes
263.

Cf. I. V. Bruk, Aux sources du genre russe, Moscou, Iskusstvo, 1990.