Korovine et Vroubel

Korovine et Vroubel sont sans doute les grands novateurs de l’entreprise de Mamontov. La figure de Korovine est tout à fait singulière. Elève de Polenov, mais aussi de Savrassov, il est ami de l’ensemble des peintres du groupe, notamment de Serov qui fait de lui un portrait inspiré en 1892 et de Vroubel. S’il commence surtout comme exécutant des projets de ses aînés Polenov et Vasnetsov, aux côtés de Levitan, de N. P. Tchekhov, de V. Simov 264 , de 1885 à 1899, il travaille de façon permanente à l’Opéra de Mamontov où il peint les décors de dizaines d’opéras et se forme esthétiquement. Il participe à l’élaboration collective de Sadko de Rimski-Korsakov, des opéras de Verdi, Glinka, du Don Giovanni de Mozart, Samson et Dalila de Saint-Saëns, Carmen de Bizet, La Bohème de Puccini. Ces thèmes sont enrichis par ses voyages dans le Nord avec Mamontov dont il peint le portrait (ill. 43). Il est l’un des peintres qui participent à la décoration du Pavillon du Nord, à l’exposition de Nijni-Novgorod en 1896. Les thèmes espagnols et parisiens des opéras sont liés à sa peinture de chevalet et à ses voyages. Korovine est le grand introducteur de l’impressionnisme dans la peinture russe et par conséquent aussi dans la peinture théâtrale. Il a la même théorie de la prédominance picturale que Polenov. Le volume est rendu par des moyens purement picturaux. Les jeux de décomposition de la lumière et la prédominance de la tache colorée qui s’harmonise avec les costumes des acteurs dessinés par le peintre caractérisent son art. Il est possible de s’en faire une idée plus nette à partir de ses productions postérieures (ill. 70-71). En effet, Korovine présente une particularité notable pour notre propos. Peintre reconnu, célèbre même, il choisit, après sa participation et son succès à l’Exposition universelle de 1900 à Paris, avec Serov, de consacrer l’essentiel de son activité à la peinture de théâtre. Il est appelé par le directeur des théâtres moscovites, V. A. Teliakovski, à travailler au Bolchoï en même temps qu’Alexandre Golovine, un autre ancien élève de Polenov.

Autant que l’on puisse en juger, d’après les esquisses et photographies conservées, Korovine porte une attention certaine à l’ensemble des composantes figuratives du spectacle. Il conçoit les costumes (ill. 78-79), les meubles, les couleurs du spectacle en fonction d’impératifs picturaux liés à la musique. Il ne craint pas de représenter une peinture ouvertement impressionniste. Ce qu’il est d’ailleurs convenu d’appeler l’impressionnisme de Korovine est sans doute plus complexe du point de vue de l’exécution picturale. Il s’agit autant d’un divisionnisme de la touche, que d’une recherche nouvelle de monumentalité, synthèse de folklore, d’Art nouveau et même de la tradition scénographique renaissante, avec la représentation de décors naturels, d’un nouveau type de place urbaine (« Place Barcelone », ballet Don Quichotte, Bolchoï, 1906). Dans la décennie 1900-1910, il travaille tant au Mariinski qu’au Bolchoï, avec Serov, Golovine et Vasnetsov. Korovine est l’un de ceux, avec Golovine et Serov, qui marquent le lien du cercle de Mamontov et du Monde de l’art, le groupe artistique d’où sont issus les Ballets russes deDiaghilev, Benois et Bakst. Korovine collabore avec Benois, peint des décors d’après ses esquisses pour Le Crépuscule des dieux. Serov participe directement à l’entreprise de Diaghilev, notamment avec le rideau de scène de Shéhérazade de Rimski-Korsakov en 1911.

La dernière figure importante de ce milieu est Vroubel. Ami de Serov qui l’introduit en 1889 dans le cercle, Vroubel devient progressivement le peintre principal de l’Opéra privé à la fin des années 1890. Le théâtre est constitutif de son univers, un théâtre certes romantique, poétique, pré-symboliste, mais bien réel aussi dans son activité de peintre-décorateur. L’impression du poème de Lermontov Le Démon et de l’opéra de Rubinstein est très forte. Une des premières esquisses sur ce thème est faite par le peintre à Kiev après la représentation de l’opéra de Rubinstein. Le Démon assis de 1890 est le tableau auquel se réfère toute la génération symboliste de la décennie suivante (ill. 109). Il sera pour Stanislavski l’emblème d’une confrontation figurative entre la peinture et l’art de l’acteur. Le thème d’Hamlet apparaît aussi de façon récurrente dans les esquisses et les tableaux. La Diseuse de bonne aventure de 1895 ou L’Espagne de 1894 sont directement liées aux rêves de mise en scène de Carmen. Les mises en scène de Sadko, de la Fille des Neiges offrent une variété de thèmes pour sa peinture ou ses compositions de majolique, son travail d’illustrateur. Il réalise en 1894 un tableau vivant Othello sur ses propres esquisses. Deux ans plus tard, Stanislavski met en scène la tragédie de Shakespeare. Vroubel joue dans des tableaux vivants, des drames, s’intéresse aux possibilités de mise en scène de la dramaturgie d’Ibsen. La marque la plus symbolique de Vroubel sur le théâtre de Mamontov est le rideau de scène qu’il peint au début des années 1890 avec l’aide de Serov. Les esquisses conservées (ill. 44-46) sont à elles seules le témoignage de la conception artistique du cercle. La première esquisse est d’inspiration antique. Sur une terrasse un roi oriental est assis, tête baissée et yeux fermés, son visage est expressif et théâtralisé par un maquillage, une figure se tient debout sur le côté gauche, une lyre à la main, on voit à l’arrière-plan une statue d’éphèbe. La figure royale est entourée par des courtisans aux masques grotesques, déformés ou maquillés comme dans le théâtre antique ou sur les portraits du Fayoum. Une autre esquisse représente le Moyen-Age, avec Dante tenant une harpe et une statue portant l’inscription « La vérité est dans la beauté » 265 . Puis une esquisse transporte l’action à la Renaissance. Une autre encore est conservée à la Galerie Tretiakov sous le nom de Nuit de Naples (ill. 45), c’est un nocturne, les costumes sont médiévaux. Au centre un ménestrel avec un luth, sur la gauche un buste antique. Dans l’esquisse définitive (ill. 46), conservée au Musée des Beaux-Arts Pouchkine, le ménestrel et le nocturne sont conservés. On peut y voir un choix de Savva Mamontov, dans la mesure où son goût pour les arts s’est formé en Italie. Le rideau tacheté est peint sur la toile, le buste est remplacé par la Vénus de Milo. Sur la droite, trois figures assises renvoient à un thème poétique et dramatique fréquent dans la poésie et le conte symbolistes. A la différence de l’esquisse précédente, le ménestrel tourne le dos. Les demi-teintes et l’inquiétude, la poésie vespérale, l’inscription discrète de l’antique s’ouvrent sur un ciel étoilé plus proche de la romance ou de la ballade romantique, imitée de Pouchkine.

L’expérience du théâtre privé de Mamontov concerne d’abord l’art lyrique. C’est une caisse de résonance pour la seconde génération des compositeurs russes qui ne trouvent pas toujours satisfaction auprès des scènes impériales. Mais Mamontov écrit des tragédies, son expérience est aussi dramatique, du moins au début. Surtout, c’est un extraordinaire laboratoire scénique : Mamontov a réuni dans le cercle d’Abramtsevo les meilleurs peintres et artistes qui y ont forgé, à leur manière, les principes de l’Art nouveau russe, à partir des arts appliqués, du travail du bois, de la majolique, du verre. Les aspects constructifs s’y distinguent. Vasnetsov et Polenov construisent l’église d’Abramtsevo dans un style néo-russe qui ouvre les voies de l’art moderne. Korovine construit le pavillon du Grand Nord à l’Exposition de Nijni-Novgorod et celui des arts appliqués à l’Exposition universelle de 1900 à Paris avec Golovine. Ce dernier aide Vroubel dans l’achèvement de la frise en majolique de l’Hôtel Métropole à Moscou et Vroubel participe à la décoration intérieure de l’hôtel Morozova (ill. 105) construit par Shekhtel, le grand architecte de l’Art nouveau russe, qui avait commencé par le décor de théâtre avant de devenir architecte. C’est Shekhtel qui remodèle le Théâtre d’Art en 1902, crée son style Art nouveau, dessine une mouette stylisée qui devient l’emblème du Théâtre d’Art. Le mouvement d’Abramtsevo embrasse donc déjà une pluralité de techniques. Les peintres y dépassent l’horizon de la peinture de chevalet. Les spectacles scéniques sont une occasion de parfaire cette dimension et de réaliser la peinture sur la scène. C’est la première grande expérience picturale théâtrale dans le théâtre russe. Le réalisme des années 1860-1880 ne trouve pas d’écho scénique avant le naturalisme du Théâtre d’Art. C’est ce théâtre qui représente la plus grande nouveauté artistique du tournant du siècle. La Société d’Art et de littérature de Stanislavski est marquée par un éclectisme historique et par un certain rapport avec le cercle de Mamontov que nous analyserons. Mais la pratique scénique de Stanislavski est celle d’un réalisme, voire d’un naturalisme scénique, fondé sur la vérité de l’acteur, mais aussi sur la vraisemblance et la vie du milieu. Il est donc plus proche, à ses débuts, des premiers Ambulants que de l’Art nouveau. C’est pourtant un peintre de l’Opéra privé, Simov, qui sera le partenaire de Stanislavski et de Nemirovitch-Dantchenko pour les premières mises en scène. Le réalisme stanislavskien s’oppose, point par point, au colorisme pictural du cercle de Mamontov. Si les peintres règnent chez Mamontov, pour Stanislavski, au contraire tout est soumis au cahier de mise en scène, à sa faculté de projection et de planification, par une vue surplombante de la scène, vue en plan et non en hauteur, sur toute sa surface, comme à vol d’oiseau. Ce qui domine, c’est le croquis qui figure la plantation et les endroits de jeu. Le schématisme conditionne peut-être les couleurs atténuées, le refus de la théâtralité picturale. Le gris, le brun donnent l’épaisseur de la réalité. L’esquisse ne règne plus en maître. Elle est remplacée par l’expression volumétrique de la maquette, par le tracé des lignes et des contours en un sens dynamique. Le décor est conçu pour les déplacements de l’acteur et figurée un monde en soi qui dépasse non seulement les deux dimensions de la toile, mais même le volume de la scène. Le relief et les aspérités viennent s’opposer plastiquement à la sérénité idéale d’une célébration artistique.

L’histoire de la peinture russe et aussi du rapport peinture-théâtre, si durable et singulier dans ce contexte, se déplace du côté de l’Art nouveau pictural et décoratif qui émerge à Saint-Pétersbourg, dans le creuset multiple du mouvement du Monde de l’art.

Notes
264.

Cf. Simov in : Sur Stanislavski, Moscou, VTO, 1948, pp. 276-299

265.

Vroubel avait tenu le rôle de Virgile dans le tableau vivant Dante et Virgile du cercle Mamontov.