L’Art nouveau et le symbolisme

Ces années voient une multiplicité d’expériences scéniques tentées par et avec les peintres. A Moscou, l’entreprise de Mamontov périclite, mais l’Opéra privé de Zimine prend le relais. Ivan Bilibine, le célèbre illustrateur des contes russes, Nicolaï Roerich, Piotr Kontchalovski, Sergueï Soudeïkine y collaborent. Mais durant ces années, le centre artistique se déplace pour ainsi dire vers Saint-Pétersbourg. Certes, en matière théâtrale, le Théâtre d’Art reste le phénomène artistique le plus marquant, mais il s’inscrit dans la durée et des doutes, de plus en plus nombreux, se manifestent sur son avenir. Le départ de plusieurs acteurs dont Meyerhold en 1902 est un signe de division possible, même si les divergences appartiennent visiblement plus à la vie intérieure du théâtre qu’à des problèmes artistiques 266 proprement dits. La même année, l’article de Brioussov, « Une vérité inutile » pose des limites au naturalisme et en appelle au principe de « la convention consciente du théâtre antique » qui servira de base théorique à Meyerhold pour son approche de la dramaturgie symboliste. D’une certaine façon, la vie artistique se déplace du côté de Saint-Pétersbourg où l’apparition de la revue et du groupe du Monde de l’art fait rentrer la Russie dans l’ère de l’Art nouveau (appelé en russe « style moderne »). Le triomphe de l’illustration, le goût de l’histoire, vue à travers le petit bout de la lorgnette, sans romantisme ni grand événement historique ou épique, la linéarité, le noir et blanc plutôt que la couleur, le contour au lieu du portrait, le graphisme même plutôt que la pâte picturale, le goût décadent de Beardsley, l’érotisme, la petitesse des figures qui passent dans un paysage, le monde de la poupée et de la marionnette, telles sont quelques unes des caractéristiques de ce groupe dont les principaux représentants sont Alexandre Benois, Léon Bakst, Evgueni Lanceray, Constantin Somov. Réunis par Sergueï Diaghilev et l’écrivain Filossofov, ces peintres forment le noyau de la revue Le Monde de l’art (1899-1904) et de toute une série d’expositions qui eurent lieu à différents intervalles jusqu’en 1924. 267 Le mouvement se constitue d’abord comme un fort courant occidental (plusieurs membres ont des liens de parenté et des origines françaises). Le but est plutôt de situer l’art russe dans le courant principal de l’art européen. Les arts décoratifs, l’illustration sont au centre de leur pratique, tout autant que la peinture de chevalet. Les rêves de théâtre sont très précoces, surtout pour le ballet. Diaghilev exerce quelques responsabilités aux Théâtres impériaux, avant d’être limogé. Plusieurs projets de ballets voient le jour avant que Benois n’écrive le livret et ne conçoive le décor du Pavillon d’Armide où les peintres du Monde de l’art commencent à collaborer avec Mikhaïl Fokine qui sera le principal chorégraphe des Ballets russes. Le théâtre occupe en tout cas l’imaginaire et une partie importante de l’iconographie de ces peintres. En 1902, ils sont rejoints par Mstislav Doboujinski qui se distingue plutôt comme illustrateur. Des peintres, venus de Moscou, viennent se greffer au groupe. Alexandre Golovine et Constantin Korovine qui ont commencé dans le cercle de Mamontov, à Abramtsevo, à l’Opéra privé sont recrutés par les Théâtres impériaux de Moscou d’abord, mais Golovine rejoint Saint-Pétersbourg dès 1901 et Korovine développera son activité dans les deux capitales. Serov et Vroubel exposent au Monde de l’art. Après la Révolution de 1905, le raffinement du Monde de l’art change quelque peu sous l’influence notamment de Viatchislav Ivanov et de son idée de « sobornost’ », communion, qui reformule la synthèse des arts contre l’individualisme de la première période. C’est à ce moment que se déploie l’activité théâtrale la plus intense des peintres dans les Ballets russes à partir de 1909 avec Benois, Bakst, Golovine, Korovine, Serov, Roerich, puis Gontcharova en 1914 (ill. 136). Les grandes réalisations théâtrales dans le domaine de la danse et de l’opéra ne se limitent donc pas au Monde de l’art proprement dit. Benois, Bakst font partie du noyau dur du mouvement né à Saint-Pétersbourg. Golovine, quoique venant de Moscou, s’y rattache directement avec son style Art nouveau qui inclut, dans la peinture de chevalet, une théâtralité permanente de l’ornement, dans les volutes, les rideaux, les arabesques, les objets de prix, le thème espagnol. Korovine et Serov viennent aussi de Moscou et ne se rattachent au Monde de l’art que par l’intermédiaire d’une fusion qui crée le mouvement de l’Union des peintres russes. La participation de Serov aux Ballets russes est relativement secondaire. Korovine en revanche est au cœur de l’activité théâtrale. C’est un grand peintre et le chef de file, avec Golovine, de la nouvelle école pour les décors réalisés sur les scènes des Théâtres impériaux. Roerich dirige le second mouvement du Monde de l’art qui renaît en 1910, mais sa vision est très différente. Il ne pratique ni la stylisation et le jeu des formes du passé, ni l’ironie et le mouvement décoratif. Son aspiration monumentale le conduit au théâtre : il réalise une mise en scène pour le Théâtre d’Art et est l’auteur des décors du Sacre du printemps pour les Ballets russes. Son aspiration paysagiste est aussi celle d’un peintre d’histoire aux couleurs mystiques. Il est aussi proche, à certains égards, des nouveaux courants primitivistes qui accentuent le thème « vieux russe » dans un sens résolument avant-gardiste. Gontcharova et Malevitch, peintres par ailleurs très différents, sont les représentants de ces courants de synthèse entre les courants européens (cubisme, principalement) et le renouveau de l’art paysan, de l’art populaire russe (l’art du lubok, de l’enseigne, artisanat).

Sapounov et Soudeïkine font partie du mouvement La Rose bleue, comme un certain nombre d’autres peintres proches du théâtre, tels Milioti et Nicolas Oulianov, membre du groupe équivalent de La Toison d’or. Proche du fauvisme, ce groupe est censé se rapprocher du symbolisme. Mais si la manière de Sapounov touche à l’expressionnisme, comme le sont certaines toiles du peintre Doboujinski qui fait partie du Monde de l’art (ill. 111), Soudeïkine est plus proche des fondateurs du Monde de l’art, par son ironie, son aspect décoratif, l’érotisme des formes, les arlequinades avec des couleurs bien plus crues. Nicolas Oulianov est un élève de Serov qui sera marqué par le cubisme. C’est l’un des collaborateurs importants de Stanislavski. Le principe du panneau décoratif domine son travail de peintre et son activité théâtrale. Sapounov est un élève de Levitan, mais s’est formé à la décoration théâtrale avec Korovine. Ces peintres sont les principaux animateurs du Théâtre-Studio de 1905, ouvert par Stanislavski et confié à Meyerhold. Nous reviendrons en détail sur cette expérience théâtrale qui comporte un volet pictural. L’enjeu est d’essayer des solutions scéniques nouvelles pour la dramaturgie symboliste. Soudeïkine et Sapounov se retrouvent ensuite à Saint-Pétersbourg autour de Meyerhold.

Les expériences artistiques théâtrales à Saint-Pétersbourg valent surtout pour la découverte de l’histoire, de la stylisation. Depuis au moins 1900, Benois et le groupe du Monde de l’art font des tentatives théâtrales. Le thème du théâtre, de la comédie italienne, de l’histoire moderne imprègne leur peinture. Le XVIIe et le XVIIIe siècles français sont une prédilection particulière pour ses peintres. Benois consacre un cycle célèbre à Versailles, il peint Le Bain de la marquise (ill. 101) en 1906. Le thème du reflet dans l’eau d’une fontaine, du bosquet est dominant. Dans La Promenade du Roi (ill. 102) de 1906, les figures en mouvement à l’arrière-plan tournent délibérément le dos. Il n’y a pas de psychologie du visage, le premier plan est occupé par les formes érotiques du bassin et des putti dont les évolutions inquiétantes se reflètent dans la profondeur de l’eau. La figure humaine n’est plus au centre, ou alors elle est poudrée, sucrée, comme la marquise, elle cède plus volontiers la place au pantin, au jouet, (ill. 86) à la marionnette. Les figures sont petites, un peu bancales, légèrement boursouflées à l’instar de l’illustration galante du XVIIIe siècle. Les toiles sont très souvent conçues de façon scénique. Le Bain de la marquise comporte clairement deux coulisses, un point de fuite central et sol régulier. Benois représente directement La Comédie italienne (ill. 82) où les figures déhanchées d’Arlequin et de Pierrot tournent le dos au spectateur, se moquant de lui et éclairant de lueurs infernales une scène, à la rampe allumée. Le public est au fond du tableau, presque invisible. Le personnage est très souvent dominé par son costume, le graphisme de ses lignes mais, il n’est pas individualisé par les traits de son visage. La figure féminine qui sourit dans le tableau de Bakst Le Dîner a le visage blanc d’un masque. Le thème de la ville est surtout compris à travers le prisme du passé, l’époque baroque de Saint-Pétersbourg, les perspectives fuyantes, les cadrages découpés. Doboujinski se distingue par un regard plus grinçant encore, plus « moderne » (ill. 110-111), son champ d’action historique concerne La Province des années 1830 (ill. 123) qui aura un impact direct sur son travail au Théâtre d’Art. Golovine a une approche plus grandiose de la matière théâtrale à laquelle il vient par le décor, la pratique des arts appliqués, de l’objet travaillé en céramique, des tissus, du costume, des tentures. Il cherche délibérément à renouer avec le « grand style » de Gonzague, mais sa manière n’est pas si ouvertement parodique. Elle cherche une certaine monumentalité qui trouve, dès 1900, à s’exprimer sur la scène des Théâtres impériaux, puis à partir de 1908 dans sa collaboration avec Meyerhold pour seize spectacles, couronnés par Le Bal masqué de 1917, joué à la veille de la Révolution de février (ill. 72-75). Golovine synthétise nombre de thèmes du Monde de l’art, c’est-à-dire au sens strict de l’Art nouveau pétersbourgeois, en particulier les « petits arabes », petits négrillons décoratifs qui apparaissent dans la peinture de Benois autour de 1900 et qui sont réutilisés par Meyerhold et Golovine en 1910 dans la mise en scène de Don Juan avec la fonction de « serviteurs de la scène » qui annoncent aux spectateurs avec des clochettes le début de la représentation et les entractes et interviennent de mille façons dans le cours de la pièce pour en souligner la théâtralité. Ce thème est aussi omniprésent dans les Ballets russes,notamment dans Petrouchka, mis en scène par Benois en 1911 (ill. 81). Golovine réapparaîtra dans un tout autre contexte, mais avec beaucoup de points communs, dans les mises en scène du Théâtre d’Art à la fin des années vingt, notamment dans Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, mis en scène par Stanislavski au Théâtre d’Art en 1926.

Notes
266.

Cf. Claudine Amiard-Chevrel, Le Théâtre artistique de Moscou, op. cit., p. 43.

267.

Sur Le Monde de l’art, cf. Sarabianov, Histoire de l’art russe fin XIXe – début XXe siècle, Moscou, 2001, p. 63 et sq., V. Petrov, Le Monde de l’art, Moscou, 1975 et N. Lapchina, « Le Monde de l’art ». Histoire et pratique artistique, Moscou, 1977.