Le Théâtre ancien

Les tentatives de stylisation du Monde de l’art se cristallisent dans divers projets et mises en scène des années 1900, mais leur réalisation théâtrale est relativement tardive. Elle vient surtout avec les Ballets russes, opération montée par Diaghilev, l’un des fondateurs du mouvement, à partir de 1909. L’un des premiers exemples de réalisation de stylisation théâtrale originale, et relativement peu connue, est l’expérience du Théâtre ancien à Saint-Pétersbourg en 1907. C’est dans ce cadre que Doboujinski, Roerich, Benois, Bilibine, Benois, Lanceray réalisent des tentatives expérimentales spécifiquement théâtrales, en faisant œuvre de metteurs en scène et de concepteurs. L’expérience est documentée par un livre consacré au Théâtre ancien publié en 1911 par le critique Edouard Stark (qui signe ses articles sous le pseudonyme de Siegfried), quelque temps avant la restauration de ce théâtre éphémère 268 . Les premières représentations de 1907 n’ont en effet été qu’au nombre de deux. Le projet appartient à Nicolas Evreïnov, metteur en scène, auteur dramatique original, dont un fonds est conservé à la Bibliothèque nationale de France 269 .

Evreïnov synthétise la sensibilité du Monde de l’art d’un point de vue purement théâtral, selon une conception quasi-philosophique du « théâtre en tant que tel » et du « théâtre pour soi ». Il est en ce sens l’incarnation la plus aiguë de la théâtralité, de la théâtralisation de la vie. Ses rapports avec Stanislavski sont plus détachés que ceux de Meyerhold qui doit nécessairement se situer par rapport à sa formation et au théâtre dont il est issu. Le projet d’Evreïnov est de restituer les formes théâtrales du passé. Il veut d’abord mettre au centre de son attention l’intérêt pour le théâtre antique. Les symbolistes, Brioussov et surtout Viatchislav Ivanov, dans la mouvance nietzschéenne, ont voulu en effet retrouver le drame musical grec par un travail d’érudition, de traduction et d’écriture dramatique propre. Ce courant se retrouve dans l’aspiration au tragique qui traverse tout le théâtre russe (y compris quelqu’un comme Nemirovitch-Dantchenko), durant ces années. Il s’agit pour les participants de ce projet, avec Evreïnov et le baron Nicolas Driesen à leur tête, de « mettre à jour, dans chaque époque précise, l’âme même du théâtre », de retrouver la littérature dramatique dans des formes inconnues du public. L’ambition est non seulement de reconstituer l’aspect extérieur de la scène, mais la façon de voir du spectateur et la façon de jouer du comédien. Toutefois, à l’instigation de plusieurs érudits, Evreïnov déplace son attention vers le Moyen-Age chrétien, censé être plus proche. C’est un répertoire figuratif qui est encore inconnu pour les peintres du Monde de l’art. La volonté de restauration de ce théâtre s’appuie sur la constitution d’un répertoire de textes français : un drame liturgique du XIe siècle, un miracle et une pastourelle du XIIIe siècle, une moralité du XVe siècle, des farces et du théâtre de rue du XVIe siècle. Certains textes sont traduits en français moderne par les soins de Pierre Champion, puis retraduits en russe. Benois réalise le rideau de scène ainsi que les esquisses des costumes pour des spectacles de théâtre de rue du XIVe siècle. La musique est particulièrement soignée grâce à des manuscrits et des instruments anciens, mais aussi à des compositions nouvelles d’Ilya Satz qui est l’un des participants les plus importants du Théâtre-Studio de 1905 pour La Mort de Tintagiles de Maeterlinck, mis en scène par Meyerhold. Satz est, en 1908, le collaborateur essentiel de Stanislavski, pour la mise en scène de L’Oiseau bleu.

La mise en scène est assurée, outre Evreïnov, par Alexandre Sanine, un transfuge du Théâtre d’Art, compagnon de Stanislavski à la Société d’Art et de littérature qui a quitté le théâtre en 1902, la même année que Meyerhold. C’est le peintre Doboujinski qui assure aux acteurs une introduction à l’iconographie alors qu’Evreïnov leur indique les habitudes de jeu médiévales. Les acteurs ne sont pas professionnels, ce sont souvent des étudiants de l’Ecole des beaux-arts. La partie iconographique des spectacles provient avant tout de modèles médiévaux, surtout des manuscrits, utilisés comme source d’inspiration, avec des motifs végétaux et ornementaux, composés comme une page d’enluminure dans l’esquisse de V. A. Chtchouko pour une moralité du XVe siècle (ill. 90). Chtchouko est un architecte néoclassique important et l’un des futurs architectes majeurs du constructivisme russe. Le genre du tableau vivant devient ainsi une miniature vivante, le cadre blanc souligne la transformation de la scène en tableau, une sorte de mise en page donc, plus qu’une mise en scène. Le prologue du spectacle est écrit par Evreïnov, le tableau est peint par Roerich et représente le perron d’une église romane du XIIe siècle (ill. 89) devant lequel se masse une de foule d’une cinquantaine de figurants, mise en scène par Sanine. Elle est censée introduire à la perception mystique du spectacle médiéval. L’apparition des Rois mages qui suscite une réaction d’hystérie collective de la foule figure cette extase religieuse. Mais c’est le Jeu de Robin et Marion d’Adam de la Halle confié à Doboujinski qui semble être l’élément le plus original de la représentation, là où l’épithète de stylisation peut être utilisée le plus clairement (ill. 91-92). Le peintre dont c’est le premier essai scénique représente des tissus brodés, avec des couleurs clairement inspirées des manuscrits médiévaux, mais les motifs décoratifs résonnent aussi bien avec des traits Art nouveau. Le principe du panneau décoratif est généralisé du sol aux voûtes. La scène représente une salle de chevaliers dans un château médiéval qui met en abyme la représentation. Quatre serviteurs éclairent la scène avec des bougies. Les photographies (qui ne permettent peut-être pas de juger de l’aspect de la scène), donnent une idée de l’agencement suscité par le peintre. Le thème du jouet fait son entrée sur la scène avec des moutons de carton-pâte, une maison de carton qui figure une ville, comme sur certaines fresques médiévales. Le buisson est aussi stylisé avec le mouvement du vent qui rappelle le style de l’illustration que Doboujinski, comme Bilibine, a beaucoup pratiqué : Doboujinski est connu pour ses illustrations, bien plus tardives, des Nuits blanches de Dostoïevski et il a, comme beaucoup d’autres peintres-dessinateurs, participé aux illustrations du journal satirique L’Epouvantail [Župel] pendant la Révolution de 1905. L’élément le plus marquant est un cheval de bois à roulettes presque grandeur nature sur lequel arrive le chevalier. Il est compris comme un accessoire de jeu et un élément ironique qui aura une certaine fortune scénique. La scène comporte chant, danse et musique ancienne orchestrée par Ilya Satz. Dans la scène du Miracle de Théophile par Bilibine (ill. 93-94), trois niveaux de jeu sont distingués (le paradis, la terre et l’enfer) qui sont trois lieux simultanés de l’action. Le monstre infernal renversé qui trouve sa place en enfer est comme la marque traditionnelle du trou du souffleur, ici stylisé. Les procédés de jeu ancien doivent se retrouver dans une manière singulière de prononciation. Dans les farces, le principe de jeu est accentué par la présence de deux bouffons sur les côtés de la scène qui font des acrobaties restant extérieurs à l’action. L’expérience du Théâtre ancien qui aura une riche postérité est comprise par le critique Stark, proche des instigateurs de l’expérience, comme un essai de stylisation :

‘« il s’agit de styliser l’action scénique de sorte qu’elle réponde à des exigences scéniques strictes. » 270

Les décors et les acteurs sont « stylés » par la non naturalité du geste, le rythme du corps.

Stark situe clairement le problème du jeu de l’acteur et de la réalisation scénique du côté d’une opposition entre le naturalisme, comme imitation de la vie, et la poésie de « la transfiguration de la vie ». Etrangement, le naturalisme est comparé à une « pellicule cinématographique », notion qui deviendra, en un tout autre sens, l’un des principes du système de Stanislavski. D’ordinaire, le naturalisme, assimilé à un style, est d’ailleurs compris par ses détracteurs comme une vérité photographique, autre pôle visuel de comparaison. Ces critiques, depuis l’article de Brioussov, sont un lieu commun, y compris à l’intérieur du Théâtre d’Art. Nemirovitch-Dantchenko prône un réalisme « aiguisé jusqu’au symbole », Stanislavski poursuit, même après l’expérience du Théâtre-Studio, une exploration formelle. Mais la question principale, du point de vue esthétique, est précisément de savoir si le réalisme, distingué ainsi du naturalisme, n’est pas au théâtre plus qu’un style, un élément nécessaire pour l’art de l’acteur. Ce sera in fine le point de vue de Stanislavski dans le cadre strict du système, point de vue pédagogique, fait de lucidité sur les possibilités de l’art de l’acteur telles qu’elles sont 271 .

L’expérience très éphémère du Théâtre ancien est bien sûr un épiphénomène de la vie théâtrale, mais elle montre la recherche d’expressivité plastique de la part de peintres qui ne viennent plus seulement composer des toiles scéniques, mais créer de l’intérieur, selon les principes architectoniques et ornementaux de l’Art nouveau, un réseau d’objets, de costumes, de directions, dans l’espace scénique.

La stylisation théâtrale qui est la marque du Théâtre ancien se lit aussi dans le rideau de scène conçu par Benois et dont une esquisse est conservée (ill. 88). Il relève à la fois de l’esprit historique avec des figures qui semblent tout droit sorties de tapisseries médiévales : sur le côté gauche, un ange déroule son parchemin, comme dans les tapisseries de L’Apocalypse, alors que la seconde figure est une dame à la licorne. Mais l’enjeu archéologique et de restitution théâtrale est en réalité assez limité. Le bas de l’esquisse est occupé par des blasons. L’allongement de la figure du chevalier de droite dont le fanion répond à la corne de l’animal à gauche est ironique, de même que le regard du chevalier. L’esquisse est curieuse. S’agit-il de l’illustration d’une action imaginée de figures qui apparaissent derrière le rideau pour l’ouvrir ? Les quatre figures sont grotesques : un ange encore médiéval, un Adam ascétique, mais étrangement mû, comme un pantin, et une Eve sémillante, au centre. Un monstre purement carnavalesque à droite vient contredire l’ange. C’est une mise en page lisible de gauche à droite, du ciel à l’enfer dont le centre est occupé par l’homme. Les images d’Epinal du Moyen-Age, avec le sérieux de l’éclectisme, sont rendues graphiquement, dans un mouvement de danse et de jeu avec les formes-signes de la culture médiévale. Peut-être aussi cette esquisse d’Alexandre Benois est-elle un rideau dans le rideau et ces figures étaient-elles représentées dans la version définitive ? Le jeu avec les formes théâtrales du passé est en tout cas pleinement affirmé, ouvrant la voie à la stylisation qui sera aussi celle de Meyerhold, proche de ce groupe dans ces premières années pétersbourgeoise au sein du groupe Lukomorie 272 , avant qu’un conflit ne le sépare de Benois en 1910, à propos de la mise en scène du Don Juan de Molière contre laquelle Benois publie un article intitulé « Un ballet au Théâtre Alexandra ».

Notes
268.

E. A. Stark, Le Théâtre ancien, Saint-Pétersbourg, 1911. Stark a consacré un second ouvrage à ce théâtre : E. A. Stark, Le Théâtre ancien, Petrograd, 1922. Nous nous appuyons sur le premier livre.

269.

Cf. Catalogue de l’exposition, Nicolas Evreïnoff,1879-1953, Bibliothèque nationale, 1981.

270.

E.A. Stark, 1911, op. cit.

271.

Cf. Texte N°10 en annexe sur le grotesque.

272.

Cf. Meyerhold et les autres, p. 255-290. Le cabaret Überbrettl, inspiré des cabarets munichois, fut organisé au sein du Club théâtral qui louait le palais Ioussoupoff à Saint-Pétersbourg. Les soirées et les locaux étaient partagés avec le cabaret littéraire Le Miroir courbe de Kougel et Evreïnov. Benois, Bilibine, et surtout Doboujinski, collaborèrent avec Meyerhold. Somov, Lanceray, Bakst, le chorégraphe Fokine et le baron Driesen, le co-fondateur du Théâtre ancien, faisaient aussi partie de l’entreprise ainsi que les écrivains Blok, Sologoub, Kouzmine et Remizov. Les spectacles se jouèrent en décembre 1908 et cessèrent, faute de succès, et du fait de conflit avec le Club théâtral. L’idée de « tréteaux artistiques » (sous la forme russe de balagan) fut transposé dans La Maison des intermèdes et dans la langue théorique de Meyerhold.