Les peintres au Théâtre Komissarjevskaïa

Le Théâtre ancienest sans doute trop éphémère pour s’inscrire dans la tradition théâtrale, mais c’est un authentique théâtre des peintres. Dans une certaine mesure à Saint-Pétersbourg, le théâtre de Véra Komissarjevskaïa, en dehors des Théâtres impériaux, fonctionne aussi comme un théâtre où l’élément pictural est dominant. C’est là où se concentrent un certain nombre d’expériences picturales. Mais ce théâtre est d’abord celui d’une grande actrice, comme Sarah Bernhardt en France, qui ouvre son propre théâtre, dans l’espoir de trouver du nouveau dans le domaine de la mise en scène. En 1902, lorsqu’elle quitte les Théâtres impériaux de Saint-Pétersbourg, elle songe d’abord à rejoindre le Théâtre d’Art. Stanislavski refusant de lui assurer cinq grands rôles par an au minimum, elle fonde un nouveau théâtre à Saint-Pétersbourg même. C’est là que viendra Meyerhold en 1906-1908. Il y renouvelle des grands succès de l’actrice et peut expérimenter avec la dramaturgie symboliste, un nouveau style de jeu et des recherches picturales et théâtrales, initiées au Théâtre-Studio de 1905. Les peintres Sapounov, Soudeïkine, Denissov se retrouvent dans ce théâtre à ses côtés. Après le départ de Meyerhold en 1907, Evreïnov devient metteur en scène du théâtre aux côtés de Fedor F. Komissarjevski, le frère de l’actrice. Evreïnov publie en 1911, dans un recueil dédié à la mémoire de l’actrice, un bref article intitulé « Les peintres au théâtre de Véra Komissarjevskaïa ».

Evreïnov considère que seul le peintre témoigne de quelque progrès dans l’art théâtral car l’interprétation de l’acteur est restée en arrière, de même que le rôle du metteur en scène ne va pas plus loin que la voie tracée par les Meininger ou alors revient simplement à la primauté ancienne donnée à l’acteur. Evreïnov saisit assez justement l’ambiguïté de la participation théâtrale des peintres :

‘« Le nouveau peintre, dans la majorité des cas, n’a fait qu’apporter au théâtre ce qu’il avait trouvé pour les salles d’exposition. » 273

Il donne, d’ailleurs, par l’intermédiaire du peintre et historien d’art Igor Grabar, les raisons profondes qui justifient la participation massive des nouveaux peintres au théâtre : l’impossibilité de pratiquer ailleurs le grand format et l’attrait pour la fresque :

‘« Le théâtre est le seul domaine dans lequel le peintre qui rêve d’une grande fête pour les yeux puisse trouver une issue à sa nostalgie de la fresque. » 274

C’est le même argument qui est utilisé dans un court article paru en 1912 « Le théâtre et le peintre », à l’occasion de la première de Peer Gynt d’Ibsen au Théâtre d’Art dans des décors de Nicolas Roerich :

‘« Que faire ? Hormis le théâtre, nos peintres n’ont nulle part où se révéler sur de grandes surfaces. » 275

L’aspiration à la fresque est traduite par Meyerhold dans le langage plastique des figures d’acteurs. Brioussov, inspirateur du théâtre de la « convention consciente », qui coordonne le bureau littéraire du Théâtre-Studio, écrit à propos des spectacles qui n’ont pu voir le jour :

‘« certains groupes semblaient être des fresques de Pompéi, reproduites en un tableau vivant. (…) les acteurs qui avaient appris les gestes conventionnels dont avaient rêvé les Préraphaélites. » 276

Evreïnov retrace le parcours de l’ensemble des peintres qui ont travaillé au Théâtre de Véra Komissarjevskaïa. Il y a là des peintres du Monde de l’art : Bakst qui peint le rideau de scène (ill. 104), Benois et Doboujinski qu’Evreïnov analyse ensemble et compare, ce qui n’est pas sans intérêt dans la mesure où ces deux peintres ont une collaboration décisive avec le Théâtre d’Art et Stanislavski. L’une est réussie, dans le cas de Doboujinski, et l’autre moins pour Alexandre Benois. Selon Evreïnov, Doboujinski est lyrique, intime, réceptif alors que Benois est épique, triomphal et actif. Si Benois est déjà un maître de la décoration scénique que tous célèbrent à l’envi pour son érudition, Doboujinski est neuf dans cette activité et s’inspire volontiers du lubok pour ses esquisses. C’est le cas en particulier pour un mystère d’Alexeï Remizov, mis en scène par F. F. Komissarjevski en 1907, L’Action démoniaque. Mstislav Doboujinski conçoit les décors de Francesca da Rimini de D’Annunzio en 1908, une mise en scène d’Evreïnov qui donne toute leur place aux peintres symbolistes/expressionnistes du groupe de La Rose bleue, de La Toison d’or et de La Couronne (Venok ou Stephanos) : Soudeïkine, Sapounov et Denissov. La simplification des formes, la stylisation et « l’inconfort de la décoration » caractérisent leur art. Il est intéressant d’opposer cet inconfort à l’idéal de confort qui est celui de Stanislavski pour la délimitation des lieux susceptibles d’être utilisés dans le plan de jeu. C’est ce même adjectif ujutnyj qui définit dans le chapitre du « système » consacré à l’attention scénique l’attitude à rechercher pour le comédien, pris dans le cercle intime de l’attention. Et c’est avec Doboujinski que Stanislavski en réalisera un équivalent scénique.

Sapounov (ill. 103) qui prend le contre-pied de cette esthétique est pour Evreïnov :

‘« le premier dans ses décors à avoir dit au public “mort au quotidien” ». 277

Soudeïkine, lui, est le peintre qui a conçu avec Meyerhold l’aspect scénique de Sœur Béatrice de Maeterlinck en 1907. Il n’est plus tout à fait possible, dans ce cas, de parler de décors, comme pour La Mort de Tintagiles du Théâtre-Studio en 1905. Le traitement pictural émane d’abord de la figure de l’acteur. Il répond à ce que Meyerhold appelle le primitivisme, c’est-à-dire la référence aux peintres primitifs flamands ou italiens pour la dramaturgie de Maeterlinck.

Les commentaires qui renvoient à cette peinture sont d’une certaine façon authentifiés par Meyerhold qui cite les descriptions de Brioussov et de Maximilian Volochine à propos de Sœur Béatrice 278 . Le modèle perçu par ces écrivains est celui de Giotto, de Memling. Meyerhold, de son côté, se réclame plutôt du Pérugin, pour la douceur des expressions et l’harmonie de la composition. Le remplacement des peintures par de simples tissus pour la première version de La Mort de Tintagiles est préféré à la réapparition des décors peints :

‘« Il fallait concentrer toute l’attention des spectateurs sur le mouvement. De là, un seul fond décoratif dans La Mort de Tintagiles. Cette tragédie était répétée sur fond d’une simple toile et donnait une impression très forte parce que le dessin des gestes était nettement tracé. » 279

Le théâtre de Kommisarjevskaïa est le théâtre d’une actrice, éprise de sa mission salvatrice par l’art, une foi qui s’exprime, dans sa correspondance, dans des termes identiques à ceux de Nina Zaretchnaïa dans La Mouette dont elle fut la première interprète. Son conflit avec Meyerhold est d’ordre esthétique, notamment à propos de la stylisation, de la méthode « picturale » et « sculpturale » pour l’acteur. C’est au fond un conflit entre la figure émergente du metteur en scène et l’acteur. Laboratoire de la dramaturgie symboliste, ce théâtre est de fait dans une certaine rivalité avec le Théâtre d’Art, il est aussi un champ d’expérimentation pour les peintres de divers mouvements picturaux, du Monde de l’art, d’abord, mais aussi des premiers courants symbolistes, expressionnistes et primitivistes. La difficulté de pouvoir transposer ces mouvements au théâtre vient en réalité du problème d’adéquation de l’évolution stylistique figurative, fulgurante dans ces années, au travail de l’acteur qui ne peut, selon Komissarjevskaïa, être un élément purement plastique. Comment concilier les révolutions picturales qui tendent vers une dissolution de la représentation réaliste et le jeu de l’acteur ? Le problème se posera, dans ces années, avec la même acuité à Stanislavski. Meyerhold expérimente, dans la stylisation et dans le jeu des styles de l’acteur-histrion, des possibilités graphiques d’expression pour l’acteur. Stanislavski cherchera, de toute autre façon, à inventer une langue pour le jeu qui puisse, en quelque manière, réintégrer la plasticité.

Notes
273.

Evreïnov, “Les peintres au théâtre de Véra Komissarjevskaïa”, (1911) in : L’original à propos de ses portraitistes, Sovpadenie, Moscou, 2005, p. 101.

274.

Igor Grabar in : Vesy, N°4, 1908, cité par Evreïnov, 2005, p. 113.

275.

“Le peintre et le théâtre” in : Večernee vremja, 1912, 17 septembre, cité par I. A Azizian, Le dialogue des arts de l’Age d’argent, Moscou, Progress-tradicija, 2001.

276.

Brioussov, Vesy , cité dans Meyerhold dans la critique théâtrale russe 1892-1918, ART, Moscou, 1997, p. 49-51, repris in : Meyerhold, 1968, p. 110. [Ecrits sur le théâtre, tome I, op. cit., p. 86.]

277.

Evreïnov, op. cit., p. 109.

278.

Meyerhold, 1968, p. 247-248. [Ecrits sur le théâtre, tome I, op. cit., p. 207-209.]

279.

Ibidem, p. 136. [Ecrits sur le théâtre, tome I, op. cit., p. 111.]