La figure et le fond : dialectique théâtrale et picturale du symbolisme aux avant-gardes

Le problème essentiel que pose le théâtre pictural est celui de la figure humaine. C’est ce qu’apporte la peinture au théâtre. Car la peinture elle-même est confrontée à cette question. La figure devient souvent graphique dans l’Art nouveau, elle tourne le dos, s’amenuise, s’identifie à l’un de ses accessoires : chapeau, lunettes, costume, écharpe. Elle devient ludique, comme le pantin ou la poupée, se fragmente en masques, se recroqueville ou se révulse, ferme les yeux, s’absente, s’intériorise linéairement ou plastiquement, dans le silence ou l’extase, souvent prend l’aspect d’un profil, d’une silhouette ou de l’ombre chinoise d’une illustration. Sans passer par la touche impressionniste, sauf pour Korovine et en partie pour Vroubel, la peinture estompe ainsi ses ressorts psychologiques, un peu comme dans les beaux tableaux mélancoliques et pleins de brume de Borissov-Moussatov qui sert de modèle à de nombreux peintres de cette génération. Cette mise en absence, dans l’évanouissement de la figure, donne l’impression de transformer la toile en panneau décoratif ce qui permettra des possibilités insoupçonnées d’expression colorée à partir des années 1910 et des mouvements du Valet de Carreau et du néo-primitivisme de Larionov, Kontchalovski, Lentoulov, Falk, gendre de Stanislavski, et aussi, à distance, Kandinsky qui ouvre directement la voie aux avant-gardes. Parfois au contraire, la figure semble s’affirmer, toujours de façon graphique et non psychologique, pour devenir sculpturale, souligner son modelé. C’est le cas des corps nus des peintures de Petrov-Vodkine. Mais le cheval rouge du Bain du cheval rouge de 1912 (ill. 135) est plus vivant que le cavalier qu’il supporte. C’est le cheval qui a un regard complice alors que le garçon semble absent et déjà entraîné par l’image de sa figure de dos dans un bain bleu de peinture qui dissout jusqu’aux muscles de la croupe animale. Le jeu pictural affirme ainsi la sculpture des arêtes du visage ou des gestes de la figure alors qu’apparaissent les premières marques du cubisme tandis que le ludisme se déplace vers les arts populaires russes : le lubok, l’enseigne peinte, le retour à l’icône 280 .

Dans les mouvements dits de l’avant-garde, Kandinsky, Malevitch, Popova, Chagall, Filonov, Exter condensent toutes les recherches précédentes à un niveau de vigueur insoupçonné. Tous ces peintres ont un rapport direct au théâtre qui se fait par le « futurisme », pour Malevitch et Filonov. Citons aussi le Théâtre de Chambre de Taïrov où Alexandra Exter crée les premières compositions scéniques abstraites ou les expériences des premières années de la Révolution, comme Chagall à Vitebsk et Popova (ill. 143) avec Meyerhold (dans le contexte constructiviste). Mais le théâtre n’est plus au centre de leur intérêt, il se dissout dans un horizon plutôt wagnérien, romantique ou cosmique. Dans La Victoire sur le soleil, opéra futuriste de Matiouchine en 1913, sur un livret de Kroutchenykh, les panneaux de carton, conçus par Malevitch, étaient purement abstraits et géométriques (ill. 137-138). Les figures même des acteurs étaient robotisées. Le concept du carré noir imprègne le spectacle (un rideau de scène devait le représenter, mais il ne put être exécuté à temps). Les cônes, les carrés, divisés en diagonale, devenant des triangles, étaient censés créer un nouveau langage plastique, fait de formes géométriques, de chiffres et de notes. Dans la tragédie de Maïakovski qui porte le nom du poète, et qui est représentée à la même occasion, Filonov était l’auteur de la solution plastique du prologue, de l’épilogue et des costumes. D’une certaine façon, l’ensemble était conçu pour la déformation de la figure. Le fond décoratif, concrétion cubiste d’une ville, représentait le monde intérieur des personnages. Les acteurs étaient dissimulés par des cartons qui figuraient littéralement le personnage alors qu’eux-mêmes, en blouse blanche, étaient cachés derrière ces compositions, n’en sortant que pour lancer des répliques. La seule figure humaine était celle du poète, interprétée par Maïakovski 281 .

Ces expériences futuristes pétersbourgeoises, si elles occupent une place de choix dans l’historiographie figurative du théâtre, sont très éphémères (seulement deux représentations eurent lieu en décembre 1913). Elles sont bien plus durables dans le Théâtre de Chambre de Taïrov à Moscou. Après un moment de recherche avec des décors signés de Pavel Kouznestsov, peintre symboliste et orientaliste, marqué par Gauguin et Borissov-Moussatov (Sakountala, de Kalidasa pour l’ouverture du théâtre en 1914), Gontcharova et Larionov (L’Eventail de Goldoni, 1915) ainsi que Sergueï Soudeïkine (Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, 1915) y travaillent. C’est Alexandra Exter qui incarne l’entrée de l’avant-garde sur la scène théâtrale. Peintre cubiste, participant aux expositions futuristes aux côtés de Tatline, Malevitch, Filonov, Rozonova, Altman et dans les expositions du Valet de carreau de Larionov, son cubisme ou cubo-futurisme, se distingue par l’usage de la couleur, un aspect large et constructif. Même dans ses peintures purement géométriques on croit reconnaître des figures humaines géométrisées par plans successifs. Elle conçoit les décors de trois spectacles de Taïrov, Thamyre le citharède d’Innokenti Annenski en 1916 (ill. 139-142), Salomé d’Oscar Wilde en 1917 et Roméo et Juliette de Shakespeare en 1921. Entre temps, Taïrov a mené une autre expérience plastique marquante au Théâtre de Chambre avec La Princesse Brambilla dans les décors de Iakoulov. Dans la première expérience scénique d’Exter et de Taïrov, ce sont les relations entre la figure et le fond qui sont là aussi les plus intéressantes. L’ensemble de la plantation et des décors, ramenés à des cônes, des cubes, selon le précepte cézanien, est cubiste. Il ne s’agit pourtant pas d’une représentation purement abstraite dans l’esprit du peintre. Pour elle, les cubes sont des rochers, les cônes des cyprès. Les figures sont traitées non comme des formes géométriques, mais comme des spirales en mouvement. En somme, si Exter est fidèle à l’avant-garde cubo-futuriste dans les décors, pour les figures (grimages, costumes et mises-en-scène), elle reste très proche des principes de l’Art nouveau, de la solution trouvée par Bakst pour les esquisses de costumes (ill. 87). Bakst s’inspire clairement des maniéristes et de Michel-Ange pour donner du mouvement à la figure en reprenant la figure serpentinata en spirale du XVIe siècle italien 282 .

C’est donc dans la relation entre la figure et le fond pictural ou architectural que se saisit la dialectique de la participation des peintres russes à l’histoire du théâtre. Cette participation est si complète que les peintres en viennent à devenir des concurrents sérieux pour les metteurs en scène. Si les metteurs en scène sont provoqués par le foisonnement pictural et plastique, l’expérience picturale qu’ils vivent les conduit en général à répudier la peinture ou à vouloir l’exorciser. C’était déjà le cas pour Craig :

‘« Ne voient-ils pas qu’en invitant le peintre à composer les décors, ils font tort aux décorateurs dont les familles ont, durant des siècles, travaillé au théâtre ? Et ne comprennent-ils pas que les mérites exceptionnels du peintre (paysagiste ou peintre de genre) n’ont aucune valeur du point de vue scénique ? Il serait plus logique de leur part d’engager un peintre en bâtiment. ’ ‘Ce qui est assez curieux, touchant cette collaboration du peintre au théâtre, c’est que l’on fait de moi l’un de ses partisans, l’on me cite même en exemple à l’appui du succès de ce mouvement, alors que j’y ai toujours été entièrement opposé.» 283
Notes
280.

Pour une genèse de cette tendance chez Larionov, Gontcharova, Malevitch Cf. Ekaterina Selezneva, « De l’icône russe au XIXe siècle » in : L’art russe dans la seconde moitié du XIXe siècle : en quête d’identité, catalogue d’exposition, Paris, Musée d’Orsay, 2005. Sur l’enseigne voir Alla Povelikina et Evgueni Kovtoune, L’Enseigne russe et les peintres de l’avant-garde, Edition d’art Aurora, Leningrad, 1991 (en français).

281.

Sur ces éléments descriptifs, cf. E. I. Stroutinskaïa, Les recherches des peintres du théâtre : Pétersbourg-Petrograd-Leningrad, 1910-1920, Moscou, 1998, p. 41-51, repris dans E. M. Kostina, Les peintres de la scène du théâtre russe au XXe siècle, Moscou, 2002, p. 45-48.

282.

Cf. Antonio Pinelli, La Belle Manière. Anticlassicisme et maniérisme dans l’art du XVI e siècle, traduction de l’italien Béatrice Arnal, Paris, 1996, pp. 200-206.

283.

Gordon Craig, “De certaines tendances fâcheuses du théâtre moderne” in : De l’art du théâtre, Circé, Paris, 1999, p. 112 (article paru dans The Mask, 1908).