La plastique de Meyerhold et le rapport au système de Stanislavski

Dans le cas de Meyerhold, après l’expérience du Théâtre-Studio, l’arrivée à Saint-Pétersbourg le met de plain pied avec l’Art nouveau pétersbourgeois dans le milieu du Monde de l’art. Cette rencontre débouchera sur un conflit, personnel avec Benois. Meyerhold retrouve Sapounov, Soudeïkine, Denissov. Il commence une collaboration très fructueuse avec Golovine, collabore avec le peintre Iouri Bondi en 1914 pour les expériences du Studio et pour la reprise de La Baraque de foire de Blok, selon des principes scéniques entièrement nouveaux. Mais la réflexion plastique de Meyerhold est singulière. Il revendique d’abord un « impressionnisme » des plans dans les expériences picturales du Théâtre-Studio, selon le principe de la stylisation qui consiste à :

‘« révéler par tous les moyens expressifs la synthèse intérieure de cette époque ou de ce phénomène, reproduire ces traits caractéristiques particulier qui existent dans le style profondément caché d’une œuvre artistique. » 284

La convention, la généralisation et le symbole sont des recherches tout à fait communes au Théâtre d’Art de ces années et à l’Art nouveau pétersbourgeois. Le problème de la généralisation est sans cesse soulevé à l’intérieur du Théâtre d’Art et celui du symbole est un leitmotiv de Nemirovitch-Dantchenko. La culture figurative de Meyerhold est symboliste : l’amour des primitifs, Giotto, Le Pérugin, les préraphaélites, Puvis de Chavannes, Maurice Denis. Le symbolisme est son univers originaire, en littérature et en art. Meyerhold est celui qui tente le plus complètement d’y trouver une réponse théâtrale complète par la musique, la peinture, la plastique et l’absence de tonalité romantique de l’acteur.

La position symboliste en philosophie et en littérature tend à remettre en cause la place des éléments du monde au profit de communications secrètes des dimensions de l’être : le mystère, le destin, l’occultisme menacent l’intégrité de l’homme, pris dans le dynamisme d’un milieu social et historique. Il en efface l’individualité et la figure, la psychologie. L’Art nouveau, privilégiant les éléments décoratifs et ornementaux, le végétal et le minéral, l’illustration sinueuse de la ligne et les décrochements de niveau, réintroduit une réflexion romantique de la forme en croissance – végétal en évolution, dans les petites choses du quotidien et l’architectonique compréhensive qui lui est propre, puisque l’architecture Art nouveau est dynamique, comprise en mouvement de l’intérieur vers l’extérieur. Meyerhold qui est au cœur des expressions picturales symbolistes et expressionnistes rêve d’un renouveau scénique primitif, d’une innocence perdue de la figure, dénoncée a contrario dans les formes réglées du théâtre. Mais son « impressionnisme » initial est recentré et questionné par la primauté qu’il accorde à l’acteur, c’est-à-dire à la figure. Sa théorie plastique prend alors le contre-pied du pictural au profit de la sculpture. Le proscenium est conçu comme un piédestal pour la sculpture vivante qu’est l’acteur. Le peinture n’est, au mieux, qu’un fond pictural, relégué à l’arrière-plan :

‘« Si l’on pose, à l’avant-scène qui se trouve au-delà du rideau, un tapis en lui donnant la valeur d’une tache colorée, en consonance avec les toiles des côtés, si l’on transforme le plan qui est attenant à l’avant-scène en un piédestal pour les groupements d’acteurs, en construisant sur ce plan une “scène-relief”, si enfin la perspective de fond, placée en profondeur, est exclusivement soumise à une objectif pictural, en créant un fond qui mette en valeur les corps humains et leur mouvement, les insuffisances de la scène renaissante seront atténuées de manière suffisante. » 285

La pensée de Meyerhold devient donc « plastiquement » sculpturale. C’est une manière de privilégier le corps de l’acteur, ses déplacements, ses mouvements. L’impressionnisme n’est plus qu’une préoccupation secondaire, à l’arrière-plan, avant de disparaître tout à fait. Meyerhold revient ainsi à des principes constructifs d’origine réalistes, en matière d’espace théâtral. C’est, au plan formel, le réalisme de l’architecture et des plans constructifs, à l’œuvre dans les maquettes de Simov pour Stanislavski, si l’on ne tient pas compte de leur contenu proprement représentatif. Les principes constructifs reviennent en force, intégrant des principes picturaux, comme la couleur, et surtout, s’abstiennent de tout contenu représentatif propre pour s’exprimer en termes bientôt géométriques. Ce dont rêve Meyerhold et qu’il traduit dans Du Théâtre à propos de la mise en scène de Tristan et Isolde de Wagner, c’est de subordonner les mouvements de l’acteur à la musicalité de la pantomime. Le corps de l’acteur est au centre, ce qui n’est pas sans dénoter une veine néo-classique. Meyerhold cite Schinkel plutôt que Semper et se réfère à une conception nietzschéenne de l’histoire plutôt qu’à l’attention à la vie quotidienne de l’historien Zabeline. Tout semble donc l’opposer à l’esthétique réaliste :

‘« L’action sur scène est ramenée à une certaine unité. Il est plus facile pour le spectateur de réunir toute chose et toute personne sur scène dans une belle harmonie. Le spectateur-auditeur ne se disperse pas dans ses impressions auditives et visuelles. Seul un tel procédé donne la possibilité de souligner les particularités créatrices de Wagner qui crée ses images à larges traits, de façon expressive, avec des contours simplifiés. Ce n’est pas pour rien que Lichtenberger compare la figure de Wagner aux fresques de Puvis de Chavannes. » 286

L’harmonie apollinienne se confronte à la courbure de la ligne, intériorisée par l’acteur. Si le pictural est relégué à l’arrière-plan, il ne s’agit pas d’un renoncement. Les éléments plastiques sont élaborés par l’acteur. C’est plutôt la saisie de l’effacement de la figure dans la peinture contemporaine qui conduit Meyerhold, comme ce sera le cas pour Stanislavski, à privilégier la figure de l’acteur – l’un le fait plastiquement, l’autre psychologiquement. Et les données plastiques, figuratives-formelles, s’intègrent à la figure :

‘« L’acteur dont la figure ne s’est pas dissoute dans les toiles décoratives, repoussées à l’arrière-plan (Hintergrund), devient objet de l’attention, comme une œuvre d’art. Et chaque geste de l’acteur, pour être toujours plein de valeur, devient plus extériorisé [ekstraktnyj] avec l’objectif de ne pas distraire l’attention du public, concentrée sur le dessin musical,. Il est simple, net, en relief, rythmique. » 287

Comme chez Stanislavski, c’est par l’entremise de l’attention, de la concentration du public sur la figure de l’acteur que s’opère la traduction figurative du langage plastique dans le langage du jeu. La musicalité du dessin et l’attention sont aussi celles de l’acteur en mouvement. Il n’y a pas loin, d’ailleurs, de la musicalité au tempo, notion cardinale du système de Stanislavski. La différence, bien sûr, est formelle, elle concerne pour ainsi dire le medium expressif de l’acteur : le corps en mouvement pour Meyerhold et la vie intérieure (comme vie de l’esprit humain) pour Stanislavski. On a souligné à maintes reprises les interrelations des deux conceptions du jeu en supposant que Stanislavski aurait pu tenir compte de la biomécanique de Meyerhold pour la méthode des actions physiques. En réalité, d’un point de vue esthétique, il n’est guère besoin de supposer un tel degré d’influence réciproque, même si des points de contact restent à découvrir. Certaines bases sont partagées par les deux conceptions. Si Meyerhold parle assez souvent de pereživanie, vie éprouvée ou expérience vécue, dans ses écrits des années 1910, c’est qu’il donne la primauté à l’acteur, marque nécessaire du théâtre pour Stanislavski et pour Nemirovitch-Dantchenko avec lequel Meyerhold s’est formé. Meyerhold est lui-même acteur, mais sa nature de metteur en scène doit répondre aux provocations plastiques, aux pressentiments littéraires de l’époque.

Les éléments picturaux, graphiques, colorés : la ligne, le dessin, le trait sont intégrés à la personne de l’acteur. Si Meyerhold ne renonce pas à une forme de pereživanie, l’expression en est plastique, sculpturale, au sens de l’étude des lois du mouvement qu’il met au centre de sa pratique théâtrale. La composition du paysage intérieur des impulsions, et celle des moteurs physiques de l’action, ont esthétiquement plus d’un point de rencontre. La langue du dessin exprime le jeu par la vie physique de l’acteur. Je pense que c’est la même opération qui est à l’œuvre dans le domaine psychologique – au niveau, d’abord invisible, de la vie éprouvée par l’acteur. C’est en cela que l’artistique rejoint pleinement l’esthétique dans le système stanislavskien puisque ce qui est éprouvé de façon pathique reçoit une traduction et une qualification artistique, là où la nature rejoint l’art. La non-visibilité de l’éprouvé se situe à la limite du perçu, à la lisière de la traduction physique de la vie intérieure, dans la vie du jeu et de l’action. L’unité du physique et du psychique est le pilier nécessaire du système pour que la sensation intérieure (samočuvstvie) se marie à l’action dont le mode d’être le plus immédiat est corporel et physique.

L’enthousiasme de Meyerhold pour la peinture, la fresque, le panneau décoratif cède la place aux bas-reliefs que suppose déjà la picturalité scénique du corps de l’acteur, puis à un certain éloignement de la peinture primitiviste et même de la peinture d’icône que revendiquait Meyerhold comme modèle pour les mises en scène symbolistes :

‘« Refusant le panneau décoratif, le Nouveau Théâtre ne renonce pas aux procédés conventionnels dans la mise en scène, il ne renonce pas plus à l’interprétation de Maeterlinck dans les procédés de la peinture d’icône. Mais le procédé d’expression doit être architectural, à l’opposé de l’ancien procédé pictural. Tous les plans des mises en scène conventionnelles de La Mort de Tintagiles, de Sœur Béatrice, du Conte éternel, d’Hedda Gabler sont conservés intacts, mais transportés dans un Théâtre de la Convention libéré alors que le peintre se situe sur un plan où il ne laisse entrer ni l’acteur ni les objets, dans la mesure où les exigences de l’acteur et du peintre non théâtral sont différentes. » 288

La primauté de l’acteur, de l’action, du jeu, du mouvement est donc partagée par Stanislavski et Meyerhold, sur des plans distincts. Meyerhold étudie d’abord l’art théâtral du passé, par le concept Art nouveau de stylisation, pour dégager un espace d’évolution plastique au mouvement physique de l’acteur : comédie espagnole, comédie italienne, exemples graphiques du jeu chez Callot, Daumier, Léonard de Vinci. Il trouve à s’exprimer sur le plan du jeu de l’acteur qui retrouve une expression architecturale, comme dans la tradition perspectiviste originelle, rompant pourtant avec le théâtre renaissant, comme pour mieux en retrouver les impulsions figuratives. L’architecture est étrangement comprise comme troublée par une variété de plans :

‘« Que le sol de la scène soit trituré, comme le sculpteur modèle l’argile, qu’au lieu d’être un champ qui s’étend largement, il se change en une série de plans de différentes hauteurs, resserrés de façon compacte. » 289

Le resserrement compact des plans, s’il annonce les scénographies cubo-futuristes et constructivistes, inclut aussi une plasticité de la ligne, une intégration des données picturales au décor. Les lignes doivent être brisées, courbes. Le dessin de l’architecture scénique annonce le dessin des groupements des scènes de foule, le rythme des mises-en-scène et le mode même de l’analyse en termes géométriques et plastiques. La peinture représentative est refusée, dès la convention, parce qu’elle « illustre », copie, photographie :

‘« Capter dans l’objet sa rationalité, photographier, illustrer par la peinture décorative le texte de l’œuvre dramatique, copier un style historique est devenu l’objectif principal du Théâtre naturaliste. » 290

C’est le refus de la modernité, du cinéma que récuse encore Meyerhold (avant de s’y essayer en 1915 avec Le Portrait de Dorian Gray), de la photographie, art du XIXe siècle, de l’illustration même qui est le support de l’Art nouveau et d’une nouvelle sensibilité. C’est dans des termes assez semblables que le Théâtre d’Art refuse le cliché et l’illustration, pire caractéristique pour le jeu de l’acteur au sein du « système ».

La synthèse graphique que produit Meyerhold se condense dans le style même du jeu de l’acteur, pour la première fois défini, dans le concept figuratif de grotesque, mode de composition picturale des fresques renaissantes, imitées de modèles romains trouvées dans les grottes, souterrains de Rome 291 . Si le concept meyerholdien est tout romantique, il se plaît à en souligner les aspects figuratifs et plastiques. Le concept survivra à la métamorphose révolutionnaire de Meyerhold pour passer dans le vocabulaire théâtral. Son origine est à recherche chez Hoffmann, mais surtout, la catégorie est, encore une fois, décadente, Art nouveau, composite. Le grotesque, picturalement, est en effet ornemental, produisant une synthèse entre le végétal et l’animal, l’accessoire comme signe de la théâtralité (masques, instruments de musique) et le principe de la fresque où le fond, blanc ou d’une autre couleur, semble dominant, rejoignant l’idéal primitiviste de Meyerhold. Cette recherche est proche des expérimentations graphiques de l’Art nouveau (Bakst, Doboujinski) et du motif de l’arabesque que retrouvent les symbolistes et les décadents. Le grotesque, pour Meyerhold, c’est la déformation de la figure : élongation du dessin, étirement, mouvement à partir du sol, c’est un imaginaire pictural du jeu, compris à travers le mouvement, projeté par le metteur en scène et expérimenté par l’acteur.

C’est peut-être, sur un autre plan, d’une façon analogue, que Stanislavski traverse les recherches picturales et graphiques et intériorise les catégories figuratives dans les mouvements internes de la psychologie et de la construction par l’acteur qui crée la figuration dramatique de son rôle. Sa culture figurative traverse une partie des courants artistiques que nous avons étudiés : l’art des Ambulants, l’Opéra de Mamontov, l’Art nouveau. Le grotesque même ne lui est pas étranger dans ses mises en scène symbolistes (Maeterlinck, K. Hamsun, L. Andreïev). A propos de l’évolution d’un de ses élèves préférés, Vakhtangov, ses écrits témoignent d’un refus du grotesque, comme règle pour l’art de l’acteur 292 . L’organique de la nature, le réalisme sont pour lui, finalement, un fondement nécessaire pour l’art de l’acteur. Mais c’est d’une part, qu’il a lui-même eu une traversée figurative expérimentale, dans le sens du grotesque et de la défiguration, avant de porter tous ses efforts vers le système et, d’autre part, qu’il rêve d’un grotesque supérieur, compatible avec l’organicité du jeu de l’acteur et les valeurs qu’il y attache.

Notes
284.

Meyerhold, op. cit., p. 109 [Ecrits sur le théâtre, tome I, op. cit., p. 85.].

285.

Ibidem, p. 154. [Ecrits sur le théâtre, tome I, op. cit., p. 128-129.]

286.

Meyerhold, op. cit., p. 155 [Ecrits sur le théâtre, tome I, op. cit., p. 129.].

287.

Ibidem.

288.

Ibidem, p. 137. [Ecrits sur le théâtre, tome I, op. cit., p..]

289.

Ibidem, p. 155. [Ecrits sur le théâtre, tome I, op. cit., p. 129.]

290.

Ibidem, p. 121. [Ecrits sur le théâtre, tome I, op. cit., p. .]

291.

Cf. Philippe Morel, Les grotesques. Les figures de l’imaginaire dans la peinture italienne de la fin de la Renaissance, Paris, Flammarion, 1997.

292.

Cf. annexes texte N°10.