Cinquième partie : La culture figurative de Stanislavski et la formation du système

Chapitre 1 : Stanislavski dans les années 1890 de l’Opéra privé aux Meininger

Tableaux vivants et études

Dans les projets de création de son cercle artistique, La Société d’Art et de littérature, Stanislavski entend réserver une section picturale. L’objectif, tel qu’il le définit en 1888, est « le rapprochement entre les écrivains, les peintres et les acteurs ». Le but est d’élever le niveau des acteurs, un peu comme ce qui a été fait pour Chaliapine à l’Opéra privé de Savva Mamontov, grâce au contact avec les peintres du cercle formé sous l’impulsion de l’industriel. Il s’agit pour Stanislavski de mettre en avant un « art scénique », réunissant la littérature, la scène, la musique, la peinture, la sculpture et l’architecture. On peut bien sûr penser que cette réunion des arts est plus artificielle que véritablement l’idée d’un nouveau Parnasse. Le but immédiat est de légitimer une entreprise qui vise, avant tout, l’art dramatique, comme en témoigne le patronage de F. P. Komissarjevski 293 qui fut longtemps son professeur de chant et de l’actrice du Théâtre Maly Glikeria Fedotova (ill. 49). Mais l’idée artistique, du point de vue dramatique, est de sortir le théâtre de sa condition semi mondaine. Une bibliothèque, des conférences, la remise en état et la décoration d’un théâtre, loué aux frais de Stanislavski, sont censées rendre le projet de « club artistique sans cartes à jouer » digne de voir le jour. La présence des peintres participe de la noblesse et de l’élévation morale et artistique du projet. Dans ses carnets, Stanislavski, à la rubrique peinture, rêve de faire figurer six peintres au Bureau de sa Société, dont Repine, Vasnetsov, Polenov qui sont tous très proches de Mamontov 294 . Ce dernier doit aussi figurer en bonne place parmi les personnalités extérieures. Du fait de ses liens de parenté avec Polenov et Mamontov, Stanislavski prévoit de les contacter lui-même. Polenov sera le seul peintre à faire brièvement partie du bureau de la Société d’Art et de littérature avant de le quitter tout en restant membre du cercle 295 , comme Levitan. Stanislavski rappellera discrètement l’importance de ce premier contact avec les peintres qui joue un rôle non moins important que sa familiarité avec les musiciens et les compositeurs, notamment Tchaïkovski, qu’il fréquente en sa qualité de directeur de la section moscovite de la Société musicale russe. Ainsi, dans une lettre de 1910, destinée à tracer sa biographie artistique et qui préfigure certaines pages de Ma Vie dans l’art, lit-on :

‘« La fréquentation des peintres (V. D. Polenov, Repine, Sourikov, Serov, Korovine et les autres) et surtout de S. I. Mamontov lui-même a fait sur moi, en tant qu’acteur, une grande impression. » 296

Le terme utilisé par Stanislavski est artist, selon la terminologie russe, mais il veut toujours dire acteur, dans le contexte théâtral, même si la polysémie est éclairante et riche de signification. C’est bien en tant qu’acteur que Stanislavski parle. Pourtant, il est clair que l’impression qu’ont pu faire les peintres du cercle de Mamontov sur le jeune Stanislavski est avant tout esthétique et culturelle. Ils renvoient à un tout autre niveau artistique que celui des théâtres équivoques dans lesquels il reconnaît avoir été appelé à jouer. Certes, le véritable « lycée » de Stanislavski pour l’art scénique est le théâtre Maly, avec ses acteurs et ses grandes actrices. Il s’inscrit, pour quelques semaines, en 1885, à l’école de ce théâtre, travaillant avec l’actrice Fedotova à qui il restera lié toute sa vie. Mais le théâtre Maly, c’est le théâtre de l’acteur, simple ou passionné, l’héritage dramatique russe de Chtchepkine. Un témoignage de cette époque décrit Stanislavski se tenant devant le peintre Korovine et les familiers du cercle Alekseïev imitant les principaux acteurs et actrices du Maly, sans faire de caricature outrancière 297 . L’un des principaux acteurs de la Société d’Art et de littérature et l’un des premiers partenaires de jeu de Stanislavski-Alekseïev est Nikolaï Tretiakov, le fils de Sergueï Tretiakov, frère du fondateur de la Galerie, et lui-même collectionneur.

Ce que les grands peintres russes ont pu apporter à Stanislavski, c’est un apprentissage de la mise en scène, de l’unité des éléments du décor et donc une attention prêtée à la forme, mais aussi un respect des conditions de réalisation des projets, dans une atmosphère qui reste guidée par un certain enthousiasme. Stanislavski recherchera toujours ce côté amateur dans toutes ses entreprises théâtrales, du premier Théâtre d’Art aux différents Studios. L’amateurisme est bien sûr condamné théoriquement, dans le premier chapitre du Travail de l’acteur sur soi, intitulé « dilettantisme », mais l’esprit de recherche, d’effervescence reste indispensable à l’atmosphère créatrice du spectacle face à la routine. L’attention accordée au maquillage, aux costumes, aux accessoires, aux jeux de scène, aux mouvements artistiques physiques recherchés dans les tableaux, les fresques, les bas-reliefs antiques, tout cela est le fond du travail de mise en scène figurative qui complète la partie musicale de la mise en scène. Il serait d’ailleurs absurde d’opposer les influences musicales et picturales. Dans ces années Stanislavski conçoit son premier projet documenté de mise en scène pour le Faust de Gounod 298 , avec une tonalité historiciste et pré-réaliste toute différente cependant de la touche légère des peintres qu’il a côtoyés.

Les peintres de Mamontov travaillent principalement pour l’opéra. Le sens du tempo, la rythmique que Stanislavski étudie et commence à mettre au point avec le chanteur d’opéra Komissarjevski se forment aussi sans doute au contact du milieu pictural et musical de l’Opéra privé. Les carnets de 1899-1902 contiennent des comparaisons explicites entre la peinture et l’art de l’acteur. Ce dernier est critiqué parce qu’il semble incroyablement négligeant en regard de l’attention et du temps passé par un peintre pour exécuter sa toile :

‘« Le peintre, avant le tableau, fait des centaines d’esquisses, il travaille 25 ans sur son tableau (Ivanov, Polenov) et l’acteur voudrait créer le rôle en 3 répétitions. Il est clair qu’il ne fait que le jouer dans des tons généraux, mais il ne le crée pas. » 299

Cette note comporte plusieurs points intéressants. Elle présente l’idée de l’acteur, comme créateur, et rappelle l’injonction postérieure de Stanislavski, metteur en scène et pédagogue, d’écrire des brouillons du rôle, de composer des croquis. Cela renvoie aux exercices nécessaires pour l’acteur, dans son travail personnel, en dehors du théâtre. Mais, c’est aussi une préfiguration directe de la pratique et de la théorie de l’étude dramatique. L’étude est un terme qui appartient au vocabulaire pictural, comme synonyme d’esquisse, c’est en ce sens que Diderot l’utilise pour l’appliquer au travail du comédien 300 . Par la suite, le terme prend une valeur musicale, à l’époque romantique. Il revient au théâtre par l’intermédiaire de Stanislavski. La signification plastique qui s’y rattache se relie à l’idée de disegno, d’essai susceptible de tracer les premiers contours de la forme que prend le rôle. La quantité d’esquisses théâtrales des peintres russes que nous pouvons encore admirer témoigne non seulement de la difficulté de conserver les décors, mais aussi de la pratique abondante de ce genre par les peintres eux-mêmes qui ont besoin de soumettre le modello de leur projet. Mais au lieu d’être une pièce volumétrique, une maquette, il s’agit d’un dessin sur une feuille, à deux dimensions, rehaussé de couleurs, à l’aquarelle (cf. par exemple, ill.35). La pratique de l’esquisse est rapide. Elle provoque sans doute une certaine émulation et une recherche active de l’artiste – peintre ou acteur. Rapprocher l’étude de l’esquisse, c’est peut-être lui redonner son véritable sens, notamment dans la rapidité d’exécution et la quantité possible (des centaines, dit Stanislavski) pour l’acteur. L’étude au théâtre ne doit pas être laborieuse, mais, comme l’esquisse, elle ne peut rester mentale, elle doit se voir. Etape préparatoire à la composition de l’image achevée, elle peut devenir une œuvre d’art en soi et s’exposer petit à petit au public, dans la pratique figurative picturale. Les esquisses théâtrales font ainsi de plus en plus partie des expositions et de la pratique théâtrale. C’est l’un des sens de l’évolution de la pratique dramatique de Stanislavski. L’étude peut ainsi donner l’impression, erronée sans nul doute pour Stanislavski, d’être une fin en soi. L’autre intérêt du propos est d’introduire l’idée de temps, d’un temps long. Le délai de 25 ans cité n’est pas une affabulation de Stanislavski, c’est le temps qu’Alexandre Ivanov a passé à peindre son grand œuvre : L’Apparition du Christ au peuple (ill. 20).

La mention d’Ivanov, aux côtés de Polenov, par Stanislavski vaut pour ce qu’elle indique de sa culture figurative. Il suit la voie des premiers Ambulants, dans leur admiration pour la peinture religieuse d’Ivanov, pour son réalisme qui combine l’idéal et la figure du peuple dans une scène de masse, la profondeur psychologique individuelle des portraits et le mouvement d’ensemble autour d’un centre clairement défini, mais déporté dans les lointains. Le Christ n’est pas au premier plan, il s’avance dans la lumière. Le paradoxe de cette toile, conçue à Rome, non sans influence nazaréenne (notamment celle d’Overbeck et de Cornelius), est de servir de manifeste d’un nouveau réalisme auquel souscrivent Tchernychevski et toute l’intelligentsia. On peut supposer que, comme pour Gogol, très proche d’Ivanov, cette toile est pour Stanislavski l’incarnation de la mission éducatrice et messianique de l’art. Le tableau d’Ivanov a été précédé par un intense travail préparatoire d’esquisses célèbres, portant notamment sur les têtes au premier plan. Ivanov est aussi l’auteur d’Esquisses bibliques, partie d’un vaste projet mythologique et religieux inachevé.

Elles marquent fortement toute la peinture fin de siècle. Ivanov est, comme Gogol, à la jonction de l’idéalisme et du réalisme : le Christ vient sur terre parmi les hommes, au milieu du peuple. Or le Christ, pour toute la génération des Ambulants, est l’alter ego de l’artiste. De cette peinture naissent aussi bien le réalisme de genre, à vocation morale, de Perov (ill.11), que la monumentalité de Repine (ill. 28) et l’univers fabuleux, mais « naturel » de Vasnetsov; aussi bien donc le réalisme social que le réalisme historique ou fantastique.

Stanislavski perçoit cela comme metteur en scène, mais aussi comme acteur qui voit l’océan de possibilités inexploitées par l’art dramatique du jeu, dans son processus de figuration. Il n’a pas de doute sur le fait que le jeu de l’acteur ne soit un art, mais l’écart avec la recherche des peintres est trop grand :

‘« Le peintre a besoin de la nature, des objets, d’une montagne d’accessoires pour pouvoir être inspiré, mais l’acteur n’a besoin de rien. » 301  ’

Ce constat est fait comme à regret, l’acteur, comme artiste, se contente de bien peu de temps, de bien peu de modèles, de bien peu de recherches.

L’acteur est cet artiste qui peut tirer de lui-même, de sa psychologie, la source de son inspiration. Cette affirmation n’est pas celle d’un théâtre pauvre avant la lettre ni à l’inverse, une volonté absolue de noyer l’art de l’acteur dans des décors et des costumes. Stanislavski est persuadé que l’acteur doit travailler, comme un peintre ou un musicien, à la composition de son rôle.

Quand Stanislavski ajoute : « Pourtant le théâtre, c’est un tableau rendu vivant. 302  » il entend autre chose que le simple tableau vivant figé, que l’on pourrait avoir à l’esprit. Disons, avant tout, que les tableaux vivants de Mamontov étaient sans doute autre chose que cela puisqu’ils se déploient dans le temps d’une narration et d’une action scénique. Le décor de l’opéra Les Fantômes de l’Hellade, représenté en 1906, est la reprise de la toile que Polenov réalise en 1894 pour un tableau vivant, ou plutôt une scène dramatique Aphrodite de Mamontov, qui remporte un franc succès (ill.36). Le rôle du sculpteur grec Agesandre dans ce tableau est tenu par Stanislavski. La représentation de ce tableau a lieu de façon très artistique et solennelle, dans le cadre de l’Assemblée de la noblesse, où une fête est organisée en l’honneur du premier congrès des peintres russes. La scène dramatique a été écrite par Mamontov, Stanislavski récite « avec une diction nette » 303 , une harmonie des mouvements et de la voix. C’est déjà qu’il conçoit l’unité des composantes scéniques dans le sens de la figure (le jeu de l’acteur) et dans celui du volume scénique qui rend vivant, réel le tableau.

Notes
293.

F. P. Komissarjevski (1838-1905), célèbre chanteur d’opéra, est le père de l’actrice Véra Komissarjevskaïa et du metteur en scène Fedor F. Komissarjevski qui fonderont un théâtre célèbre à Saint-Pétersbourg dans lequel Meyerhold travaille de 1906 à 1908, cf. supra.

294.

La liste comprend également les peintres Opekouchine, Makovski et Matveev, cf. Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 94.

295.

Lettre du 2 mai 1889 à Polenov, Stanislavski, 1988-1999, VII, p. 94.

296.

Lettre à A. E. Grouzinski, décembre 1910, Stanislavski, 1988-1999, VIII, p. 220.

297.

Vinogradskaïa, 1971, I, p. 82.

298.

Le projet est daté de 1885, Stanislavski qui prenait des cours de chant devait chanter le rôle de Méphistophélès. Il ne put réaliser ce projet en raison de problèmes de voix qui mirent un terme à ses ambitions de chanteur d’opéra, cf. Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 82-86.

299.

Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 112.

300.

On lit, par exemple, dans le Paradoxe sur le comédien, s’agissant de La Clairon : « si vous assistiez à ses études, combien de fois vous lui diriez : “Vous y êtes !” Combien de fois, elle vous répondrait : “Vous vous trompez !” » Diderot, Paradoxe sur le comédien in : Oeuvres, op. cit., p. 1381.

301.

Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 114.

302.

Ibid.

303.

Pojarskaïa, op. cit., note 52, p. 363 et Vinogradskaïa, I, 1971, p. 159 qui cite une lettre de N. A. Prakhov de 1937. Ce dernier aurait photographié la scène. Il est par ailleurs le fils de l’académicien Prakhov (ill. 41) auteur du premier tableau vivant dans lequel a participé Stanislavski. Une recherche dans les archives russes pourrait peut-être permettre de retrouver ces photos qui n’apparaissent pas dans la littérature consacrée à Stanislavski.