L’humeur

Ce tableau rendu réel, c’est ce que Stanislavski nomme, dans ses notes du tournant du siècle, nastroenie, l’humeur, qu’il faudrait traduire par atmosphère. Nastroenie signifie littéralement l’accord, l’entente qui se fait entre une pluralité d’éléments. La notion a des connotations musicales évidentes (accord, accorder les instruments), mais son sens est aussi pictural dans l’usage stanislavskien, à la fois réaliste et symboliste : il s’agit de composer, par tous les moyens scéniques, la note et la touche juste. Les instruments sont la décoration, l’agencement des éléments sur la scène – obstanovka, les costumes, les bruitages, les mouvements physiques naturels, l’élaboration des différents caractères, de leur façon de parler, etc. C’est aussi, à l’usage, un rythme de jeu, un ton de voix (sans cri), des positions physiques quotidiennes, des silences. Si le terme de nastroenie est dominant sous la plume de Stanislavski, c’est également par ce terme que la critique théâtrale caractérise la nouveauté du Théâtre d’Art 304 . Formé par l’art du théâtre Maly, protégé des grandes actrices Fedotova et Ermolova 305 (ill. 48 et 49), Stanislavski perçoit les limites du théâtre de l’acteur. Passe encore s’il s’agit d’un grand acteur, mais il ne peut, de toute façon, soutenir à lui seul la représentation. Et puis, le jeu du grand acteur correspond au jeu d’une figure isolée, pour reprendre le vocabulaire plastique, alors que l’harmonie, dans la langue de Stanislavski, a pour nom l’ensemble, qui exige une qualité égale de tous les participants. Il paraît impossible encore à Stanislavski d’exiger cela des acteurs, sans le secours de la mise en scène. L’unité de ton ne peut être seulement acquise par la caractérisation, il faut une unité musicale (le tempo) et une unité plastique donnée par le metteur en scène. Stanislavski ne parle pas encore d’art de la vie émotionnelle, éprouvée par l’acteur, de pereživanie. L’harmonie de ton du nastroenie est aussi la façon de désigner le jeu de l’acteur. Il oppose à ce sujet le théâtre Maly, exemplifié par Ermolova, et le théâtre des Meininger :

‘« Le plus important, c’est l’humeur [nastroenie]. Un seul acteur, si grand soit-il, ne peut créer l’humeur de toute la pièce. Il fera admirablement ce qu’il faut, mais les autres le gêneront, et le metteur en scène aussi le gâtera. On aura finalement un rôle, des moments isolés, mais pas une pièce (…) Et puis, je n’ai vraiment compris la Pucelle d’Orléans que chez les Meininger, où la pucelle d’Orléans, précisément n’était pas brillante. En lisant la première fois, je ne me suis pas rendu compte des beautés de la pièce, relisant une seconde fois, après avoir vu Ermolova, je me suis fait une impression juste, mais avec les Meininger, j’ai tout compris.
Si dans un théâtre, joue Sadovski-le vieux et dans l’autre une troupe d’ensemble, le public ira dans ce dernier théâtre. » 306

Notes
304.

Le Théâtre d’Art de Moscou dans la critique théâtrale russe, 1898-1905, Moscou, ART, p. 93 (article du critique Efros à propos d’Oncle Vania, daté de 1899).

305.

Stanislavski joue par exemple en 1894 une scène d’Ostrovski aux côtés d’Ermolova pour une soirée de récital à Nijni Novgorod, cf. Vinogradskaïa, 2003, I, p. 149-151.

306.

Carnets 1899-1902, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 111. Prov Sadovski est l’un des acteurs historiques du Théâtre Maly, fondateur d’une dynastie d’acteurs de ce théâtre. Il est le grand interprète des rôles d’Ostrovski.