Stanislavski et les peintres du cercle de Mamontov

La participation de Stanislavski à l’Opéra de Mamontov est directe. La proximité de Stanislavski avec ce groupe est indubitable. On a noté sa participation au premier tableau vivant mis en scène chez Mamontov au réveillon de 1878 par le jeune historien d’art, archéologue et peintre Prakhov (ill. 41), spécialiste de la Grèce et de l’Egypte ancienne, célèbre pour avoir copié des fresques russes et supervisé les travaux de construction et de décoration de la cathédrale Saint Vladimir de Kiev. Il fera travailler Vroubel à Kiev à de la peinture d’église. Durant la même soirée, sont montrés plusieurs tableaux vivants de Polenov avec la participation de Repine. Vassili Polenov est un parent direct de Stanislavski et Mamontov est son cousin. Stanislavski est âgé d’à peine seize ans. Quelques mois plus tard, il joue une comédie légère chez des parents. Mamontov, Polenov et Repine assistent de nouveau à la représentation, assis au premier rang, comme en témoignent les carnets de Stanislavski. A ses côtés joue N. S. Tretiakov, le neveu du collectionneur. Pendant l’une des pauses, Mamontov vient dans les loges pour corriger le maquillage de l’acteur.

Vroubel réalise en 1889 pour Stanislavski, à l’époque de la Société d’Art et de littérature, les esquisses des costumes du Convive de pierre de Pouchkine et d’un costume pour Lilina dans L’Affaire Clemenceau en 1891 307 . Dans la tragédie, écrite par Savva Mamontov, Le Roi Saül, Stanislavski interprète le rôle du prophète Samuel. Le croquis, pris sur le vif par Vroubel, est un témoignage figuratif de cette participation (ill. 148). Stanislavski y apparaît avec le maquillage et le costume conçus par le peintre. En 1890, ce genre d’expérience ne satisfait plus Stanislavski en tant qu’acteur, mais le fait même de sa participation et de sa familiarité avec le cercle des peintres qui sont à l’origine de l’Art nouveau russe est un fait essentiel pour la formation figurative du metteur en scène.

Dans l’album de Stanislavski consacré aux Motifs de costumes et de décor, on trouve une esquisse de Vroubel pour le costume de Desdémone (ill. 149). L’esquisse fait partie de ces éléments collectionnés par Stanislavski, dans ses albums et chez lui, pour constituer des réserves figuratives pour les spectacles futurs. Visiblement l’esquisse de Vroubel a été découpée et collée dans le carnet. Le profil du personnage, ses couleurs fragmentées, sa démarche renvoient à l’art de la première Renaissance, aux fresques italiennes et aux Préraphaélites, dans une culture symboliste qui est la marque de Vroubel. La mise en scène d’Othello,représentée par Stanislavski à la Société d’Art et de littérature (dans le cadre du Club de chasse de Moscou où avaient ordinairement lieu les représentations) date du tout début de 1896. L’esquisse est donc probablement de 1895. Stanislavski retient cette mise en scène dans Ma Vie dans l’art parce qu’il s’agit de son rôle préféré. Othello sera encore joué en 1930 à Moscou, en l’absence de Stanislavski qui enverra un cahier de mise en scène pour figurer les déplacements. C’est à partir du rôle d’Othello que, dans la fiction du traité Le Travail de l’acteur sur soi,commence à jouer Nazvanov dans et c’est encore Othello qui est l’un des fils directeurs permettant de saisir cette partie inachevée du système qu’est Le Travail sur le rôle. Stanislavski témoigne ainsi des réactions de l’acteur Rossi, après la représentation :

‘« Dieu vous a donné tout pour la scène, pour Othello, pour tout le répertoire de Shakespeare (…) Maintenant, à vous de jouer. Il faut l’art. Cela viendra bien sûr… » 308

Le grand modèle pour ce rôle, c’est bien sûr Salvini auquel un chapitre est consacré dans Ma Vie dans l’art. Meyerhold, selon le témoignage de Volkov, a assisté au spectacle de Stanislavski. Son journal témoigne de son admiration :

‘« J’ai eu beaucoup de plaisir à voir le spectacle de la Société d’Art et de littérature. Stanislavski a un très grand talent. Je n’avais jamais vu un Othello semblable et il est peu probable que je puisse en revoir un jamais. (…) L’ensemble est splendide. C’est vrai que chacun dans la foule vit sur scène. La décoration 309 [obstanovka] est splendide. » 310

Le spectacle, joué en 1930, dans les décors du peintre Golovine, le principal collaborateur de Meyerhold à Saint-Pétersbourg dans les années 1910-1917, est toujours l’occasion d’une exploration figurative sur les costumes, les maquillages, les groupements des acteurs sur scène, les différents types d’atmosphère. Le rôle d’Othello est aussi la pierre de touche du jeu de l’acteur tragique, jusqu’à la fin de la vie de Stanislavski.

Vroubel n’est pas le seul peintre à avoir une collaboration directe avec Stanislavski, metteur en scène de la Société d’Art et de littérature. En 1891, Korovine peint les décors de Thomas, une adaptation par Stanislavski du Village de Stepantchikovo de Dostoïevski. Ce spectacle est aussi l’un des préférés de Stanislavski (le chapitre qui lui est consacré dans Ma Vie dans l’art est intitulé « Un succès pour moi-même »). Il sera repris en 1917 au Théâtre d’Art dans les décors du peintre Mstislav Doboujinski. Mais Stanislavski ne pourra jouer dans ce spectacle qui devait se révéler « tragique » pour sa carrière d’acteur 311 . Constantin Korovine collabore aussi avec Stanislavski à l’époque du cercle Alekseïev pour l’opérette Mikado de Gilbert et Sullivan en 1887. Stanislavski fait venir des costumes du Japon. Dans Ma Vie dans l’art il relate comment une famille d’acrobates s’installe dans la maison familiale et lui apprend, à lui et à ses acteurs, à manier l’éventail, à se mouvoir dans les costumes japonais, à s’incliner, à danser et à imiter les « mouvements séducteurs des geishas » 312 . En 1888, Korovine sera également l’auteur des décors de Georges Dandin de Molière.

Notes
307.

Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 494.

308.

Ma Vie dans l’art, Stanislavski, 1954-1961, I, p. 171 [traduction française : p. 221.]

309.

Voir traduction supra et note 105, p. 94, seconde partie.

310.

Cité d’après Vinogradskaïa, 1971, I, p. 183.

311.

Cf. Franco Ruffini, Stanislavskij. Dal lavoro dell’attore al lavoro su di sé, Laterza, Roma-bari, 2005, p. 10-12 et pp. 78-84.

312.

Ma Vie dans l’art, Stanislavski, 1954-1961, I, p. 80-81 [traduction française : p. 107.]