Les Meininger

En 1890, en même temps qu’il joue dans la tragédie de Mamontov, pour laquelle Vroubel conçoit son maquillage et fait une esquisse de son visage grimé, Stanislavski étudie à fond les spectacles de la tournée de la troupe du duc de Meiningen. Il se prépare à l’avance à l’arrivée de cette troupe. De cette année date également la rédaction systématique des carnets de mise en scène.

C’est sans doute le théâtre de Chronegk qui offre à Stanislavski sa deuxième expérience figurative scénique originaire. Au lieu d’être, comme chez Mamontov, une initiation à l’univers du beau, merveilleusement uni au théâtre, et même à l’art de l’acteur avec Chaliapine, les Meininger sont pour Stanislavski d’un intérêt professionnel immédiat. Il va voir la tournée de la troupe à Moscou en avril 1890. Ceux-ci jouent Le Marchand de Venise, Le Conte d’hiver, Jules César, La Nuit des rois de Shakespeare, La Conjuration de Fiesco à Gênes, La Mort de Wallenstein, La Pucelle d’Orléans de Schiller et Le Mariage sanglant de Albert Lindner. Il note les mises en place, la disposition des objets, les effets sonores. Après la première représentation, il décide d’aller voir tous les spectacles. Il copie la plantation des décors et la disposition des figures. Le système de notation dans ces dessins est le même que celui que Stanislavski utilisera dans ses nombreux carnets de mise en scène. Il y a cependant en 1890 quelques figures : le schématisme est important, mais pas intégral. Dans le dessin de la plantation de La Pucelle d’Orléans, la scène est dessinée en plan avec un léger relief pour les figures, les rochers (ill. 172). Stanislavski fait aussi copier les albums parus sur les spectacles de la troupe du duc, notamment celui du peintre Allers 313 . Toute représentation de Shakespeare, pour lui et pour le Théâtre d’Art, par exemple dans le Jules César de Shakespeare, mis en scène par Nemirovitch-Dantchenko en 1903 dans lequel Stanislavski joue le rôle de Brutus (ill. 151), sera plus ou moins liée à ces spectacles qui servent de modèles, notamment pour les pièces historiques d’Alexeï Tolstoï, pour Les Bas-fonds de Gorki, modèles dont il faut cependant se distinguer. Stanislavski reproche à Némirovitch certains détails de mise en scène de Jules César qui rappellent trop la version de la troupe de Chronegk.

Si le rapport de Stanislavski à l’art est d’abord théâtral et musical, la découverte de l’univers des peintres, chez Savva Mamontov, peut-être d’abord perçu comme étrange et lointain, est aussi la découverte figurative d’un courant synthétique et plastique qui peut se retrouver dans la conception de l’unité du spectacle ou du caractère figuratif du rôle pour l’acteur. L’insuffisance du jeu dramatique de ce théâtre où les acteurs sont souvent les peintres eux-mêmes ne peut entièrement satisfaire Stanislavski qui rêve de l’école de l’acteur-roi, mais perçoit aussi la nécessité d’une unité plus grande de tous les éléments du spectacle. Le metteur en scène peut seul créer cette unité en élaborant plastiquement l’humeur des participants et l’atmosphère du spectacle. C’est cette harmonie de l’ensemble avec l’inventivité spatiale du metteur en scène qui se traduit par lui dans le langage du dessin lorsqu’il note et commente les mises en scène des Meininger. La pratique du dessin devient dominante dans les carnets de mise en scène qui sont les véritables livres, les œuvres de création du metteur en scène ou les partitions du spectacle. C’est un moyen de noter, dans le temps, le déroulement des faits scéniques inventés par le metteur en scène qui s’oppose à l’immédiateté de l’esquisse picturale. La dramaturgie de mise en scène de Stanislavski s’invente largement contre le théâtre des peintres, se référant au réalisme plutôt qu’à l’Art nouveau, il faut donc retrouver les contours de cette esthétique première de Stanislavski.

Notes
313.

Cf. Inna Solovieva et Vera Chitova, K. S. Stanislavski, Iskusstvo, Moscou, 1985, p. 30.