Chapitre 2 : Stanislavski et le réalisme

L’on voit donc tous les liens qui unissent Stanislavski à l’univers des peintres et à Savva Mamontov personnellement. Ces liens sont de parenté, affectifs, sociaux. Il s’agit d’une société moscovite, issue de la nouvelle classe industrielle, et d’une collaboration artistique au sein de la seconde génération des Ambulants et de peintres plus jeunes, déjà proches du symbolisme et de l’Art nouveau. Bien sûr, les liens sont aussi économiques et professionnels : Mamontov permet à ces peintres de vivre et, socialement, Stanislavski appartient à la même classe des marchands les plus aisés de Moscou, épris d’art, non seulement comme amateurs, mais aussi comme organisateurs du processus artistique. Toutefois, Stanislavski n’est pas un membre essentiel de la communauté artistique et picturale de Mamontov, son domaine propre est l’art dramatique. S’il fait chez Mamontov ses universités artistiques et esthétiques, il n’en devient pas pour autant un esthète. L’impression que laissent les carnets de Stanislavski datés de cette époque laisse plutôt penser qu’il intériorise un certain nombre de pratiques, d’images scéniques, qu’il perçoit une sorte d’idée régulatrice de la figuration scénique extérieure. Et s’il n’a pas connu personnellement les membres de la troupe de Meiningen, son expérience de spectateur professionnel, ses dessins, ses croquis, ses tracés, son intérêt pour la vie de cette troupe montre une intériorisation de cet univers dramatique et plastique. Il voit, sur l’exemple de Chaliapine, à l’Opéra privé de Mamontov, combien cet univers plastique influe favorablement sur la personnalité scénique de l’acteur, sur son jeu, sa mimique, sa gestuelle. Ce que Stanislavski perçoit des décors et des mises en scène des peintres du cercle de Mamontov, c’est autre chose que l’aspect décoratif, la magnificence bariolée des tableaux et des costumes de contes de fées, comme ceux de La Fille des Neiges conçus par Vasnetsov (ill. 39 et 40).

Stanislavski voit ces peintres comme les continuateurs du réalisme des Ambulants plutôt que les prédécesseurs du Monde de l’art et de l’Art nouveau.

‘« Beauté théâtrale (poudrée) et beauté de Vasnetsov, de Repine » 314

note-t-il dans ses carnets pour opposer le réalisme et la théâtralité.

La beauté n’est pas perçue dans son aspect aristocratique ou théâtral, dans le luxe ou la rêverie classique. Stanislavski hérite foncièrement de la culture figurative des premiers Ambulants. Il partage leur culture messianique de l’art, en ce qui concerne le rôle social de l’acteur, du théâtre, de l’artiste :

‘« L’acteur a reçu un diamant de Dieu. Il ne fait que le conserver. Il doit être reconnaissant au destin et porter sa croix, montrant le diamant à tout le monde et surtout à ceux qui ne comprennent pas sa beauté.
L’acteur n’accomplit pas seulement une mission sur scène, mais aussi dans le public, il doit faire partie de la société. Est-ce le cas, aujourd’hui ? On ne le laisse pas entrer dans une maison honnête et ceux qui le font ont raison parce que l’acteur casserait tous les miroirs. ’ ‘L’acteur est un prédicateur, il doit être cultivé et instruit. » 315

Le diamant n’est pas encore celui symboliste de Maeterlinck, dans L’Oiseau bleu que Stanislavski met en scène en 1908, mais c’est déjà dans l’humilité du quotidien qu’il se dissimule, dans la vie du peuple, loin de la grandiloquence de l’opéra et du pouvoir de la noblesse. C’est là que réside la source artistique, la patience du travail, tout ce qui va contre l’immédiateté de l’effet. La fonction prédicatrice de l’acteur rejoint, là encore, une des sources du réalisme. Diderot déjà parlait de « prédicateurs laïques » à propos des comédiens 316 .

Ce que Stanislavski voit dans le merveilleux des peintres, c’est la vie, les costumes authentiques, l’attention portée aux coutumes paysannes, à la vie du peuple, à la culture matérielle. Il est vrai que les créations de Vasnetsov étaient fondées sur la culture du Nord de la Russie. Mamontov qui dirigeait le chemin de fer de Iaroslavl, avait une relation particulière avec cette région, considérée comme un conservatoire de l’architecture en bois et des coutumes ancestrales. La beauté réaliste de Repine dont parle Stanislavski correspond quant à elle, encore plus précisément, à la veine épique et sociale de l’art au nom du peuple et pour le peuple. On sait que Stanislavski, dans l’art dramatique, a très tard apprécié l’opérette, le vaudeville, le goût français, mais il se forge aussi une image morale de l’art, conforme à l’esprit des premiers peintres ambulants (Perov, Kramskoï, Gay) et à Repine et Vasnetsov. Or ces peintres transforment le sens de la scène de genre : la représentation du peuple, dans les chœurs et les scènes de masse, concerne à la fois la peinture et la mise en scène. En tant qu’industriel textile, Stanislavski accorde toujours une grande attention tactile aux matériaux, aux tissus, aux éléments matériels.

L’héritage figuratif de Stanislavski se porte donc plutôt sur les Ambulants classiques que sur les recherches novatrices d’un Serov ou d’un Vroubel qu’il connaît, qu’il utilise le cas échéant, qui le forme sans doute, pour l’avenir, à la réception de l’Art nouveau. Mais tout le sens de l’entreprise de Stanislavski est d’adapter les transformations du monde musical et du monde pictural russe à l’art dramatique de l’acteur et, plus secrètement, à l’art du metteur en scène. On ne peut dire, à première vue, que les exemples picturaux abondent dans ses notes, comme c’est le cas chez Meyerhold, pourtant l’unité de l’implication morale dans l’art se traduit d’abord dans la forme plastique des années 1860-1870. Cette culture de la peinture engagée qui fonde à nouveaux frais une beauté sévère, nationale, morale et non théâtrale 317 est partagée par Vladimir Nemirovitch-Dantchenko. Les fondateurs du Théâtre d’Art veulent faire pour l’art dramatique russe ce que les Ambulants ont fait pour la peinture :

‘« Une école brillamment réelle, le style soutenu de l’époque, voilà la note nouvelle que nous cherchons à donner à l’art. Non pas Kisselev, mais Levitan. Non pas K. Makovski, mais Repine On dit que nous devons jouer pour la scène russe le rôle des ambulants vis-à-vis de l’Académie. C’est ce que l’on m’a dit à la fin de la saison, directement du public. Voilà qui serait souhaitable. » 318

Le réalisme, affirmé par Nemirovitch-Dantchenko, à l’issue de la première saison du Théâtre d’Art pourrait prêter à confusion devant le « brio » des mises en scène historiques, mais l’éclat des couleurs est sévèrement terni par le type de poésie que les deux metteurs en scène veulent promouvoir. Non pas la scène de genre, souvent de petit format, de Makovski, le monde de l’anecdote, mais le style épique historique et social de Repine, l’auteur des Bateliers de la Volga (ill. 28) et aussi d’innombrables portraits psychologiques des héros de l’intelligentsia russe, à commencer par Tolstoï. Le portrait de Moussorgski traduit peut-être encore plus la passion du tempérament (ill. 29). Les portraits de Repine sont monumentaux et psychologiques, ils correspondent à une connaissance approfondie des modèles, pris d’après nature, que le peintre individualise, connaît pour leur trait de caractère et par leur prénom. L’individualité réaliste est magnifiée par le grand format et l’ampleur de la touche. Némirovitch récuse également le paysagiste Kisselev, pourtant participant des expositions ambulantes, pour lui préférer la poésie et la profondeur philosophique de Levitan, l’ami de Tchekhov, membre du cercle de Mamontov et de la Société d’Art et de littérature de Stanislavski pour qui il compose un décor peint représentant une forêt enneigée devant lequel Stanislavski lit des vers de Lermontov, le 29 janvier 1889, à l’occasion de l’anniversaire de la mort de Pouchkine. Cette lecture est précédée de l’interprétation par Stanislavski du rôle de Don Juan dans le Convive de pierre de Pouchkine qui est l’occasion de réflexions personnelles de Stanislavski sur l’interprétation de son rôle dans ses Notes artistiques 319 .

Notes
314.

Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 106.

315.

Ibid., p. 107-108.

316.

Diderot, Le Paradoxe sur le comédien, in : Œuvres, op. cit., p. 1401.

317.

On rappellera les théories de M. Fried sur l’anti-théâtralité du réalisme qu’il vienne de Diderot, Courbet ou, dans le cas d’espèce, de Stanislavski, cf. Fried, 1990 et 1993 l’avant-propos au Réalisme de Courbet intitulé “De Diderot à Courbet : Destin de la théâtralité”, pp. 13-58.

318.

Lettre à P. D. Boborykine du 10 juin 1899, Nemirovitch-Dantchenko, 2003, I, p. 262.

319.

Cf. Vinogradskaïa, 2003, I, p. 100 et Notes artistiques, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 213-220.