Simov et Stanislavski : un art du relief

Toutefois Stanislavski ne tente pas d’attirer dans la Société d’Art et de littérature ou au Théâtre d’Art des peintres de renom. Il ne souhaite pas éblouir par un décor pictural, mais il cherche néanmoins à composer des tableaux, des scènes de foule, des mises-en-scène prises sur le vif. Le but qu’il cherche à réaliser avec Nemirovitch-Dantchenko est de se situer par rapport et contre le Théâtre Maly. Si le nouveau Théâtre d’Art est semblable à la Société des expositions artistiques ambulantes, le Maly serait l’équivalent de l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg. Il y a toutefois une figure qui migre, pour ainsi dire, du cercle de Mamontov vers Stanislavski et qui est décisive pour la constitution de son réalisme scénique, c’est le peintre Viktor Simov.

Ce dernier a fait partie du cercle de Mamontov, il raconte dans ses Mémoires, comment il ne se satisfaisait pas de son travail d’exécutant à l’Opéra privé où il avait un rôle secondaire aux côtés de Levitan et de Korovine. Lui-même est un peintre de Moscou, élève de Perov et de Savrassov, peintres de la première génération des réalistes russes. Le premier est spécialiste de genre et du portrait (ill. 11), le second, paysagiste, est à l’origine des nouveaux courants de la peinture russe (ill. 23). Simov est un ancien camarade d’école et un ami de Levitan et c’est ce dernier qui l’introduit chez Mamontov. Simov n’est peut-être pas un grand peintre, mais, après la mort du peintre N. P. Tchekhov, le frère de l’écrivain, autre membre du groupe, il quitte l’Opéra de Mamontov pour se consacrer à la peinture de chevalet. Il veut peindre un grand tableau d’histoire dans l’esprit de Sourikov dont il reçoit les encouragements : La Chute du métropolite Philippe. Il étudie scrupuleusement l’architecture et les mœurs du passé russe.

Stanislavski lui propose en 1896 de composer avec lui les décors de La Cloche engloutie de Hauptmann, dernière mise en scène importante de la Société d’Art et de littérature. Simov décrit la visite de Stanislavski à son atelier et son rendez-vous au domicile de ce dernier. Avec l’œil du peintre, il décrit l’agencement éclectique et moyenâgeux du bureau de Stanislavski : petit angle de chapelle gothique, papier de celluloïde collé sur des vitres pour imiter des vitraux, fauteuils à haut dossiers tapissés de gris, tapis, étendards, épées suspendues, deux armoires gothiques : « on sentait partout un parfum de Moyen-Age » 320 . Stanislavski lui fait le récit de son projet fantastique de montagnes, de défilés. Il lui montre la maquette sur laquelle il travaillait avec son précédent décorateur qui, selon lui, « manque de féerie ».

Le geste plastique de ce premier échange entre Simov et Stanislavski 321 est fondamental et définit le réalisme scénique de leur collaboration. La maquette est l’élément distinctif de la pratique scénique de Stanislavski par rapport à celle des peintres du cercle de Mamontov. La peinture dans l’expression native de la couleur, si chère à Korovine, à Vroubel, à Serov est niée. L’objectif de Stanislavski n’est pas de faire tableau, en tout cas pas dans le sens où les peintres pouvaient l’entendre. Le sens du remplacement de l’esquisse par la maquette est un retour à un volume architectural, fût-il réduit. Le modello graphique de l’esquisse, rehaussée de couleurs pures, est remplacé, dans la pratique figurative et scénique, par le volume d’une petite boîte, destinée à faire tableau. L’étude des Meininger y est pour beaucoup.

Le retour à un univers plastique ne va pas sans un reste d’illusion. Lorsque Simov apporte à Stanislavski sa maquette, il place un cache devant le décor et attend le dernier moment pour le relever pour que l’impression scénique soit totale. Le sens de ce travail est tridimensionnel, il est conçu pour les déplacements de l’acteur et pour la dramaturgie de la pièce. La maquette est comme un jouet aux mains d’un metteur en scène magicien. Elle soumet à son espace le déplacement des figures, alors même que l’illusion recherchée est celle de la vie. La maquette est réaliste, au sens où elle ne cherche pas à suivre des modèles académiques. C’est pour cette raison que le théâtre de la vie peut rencontrer l’idéologie des Ambulants. Car le relief est, dans une certaine mesure, le rêve secret du réalisme : relief de la chambre simple, de la scène quotidienne qui prend une dimension universelle ou politique, relief et « profondeur » psychologique du portrait aux yeux et au visage creusés, au regard saillant :

‘« La saillance illusoire est le secret de la peinture. »,’

écrit Simov dans ses Mémoires.

Ce volume doit naître du projet créateur, de la fantaisie du metteur en scène qui rêve son matériau, divise le texte en tableaux et représente les moments possibles des déplacements, des détails matériels, des objets, des éléments naturels praticables pour l’acteur (des rochers, des troncs d’arbres, une rivière). Mais le peintre réaliste figure aussi le cours du temps, les objets rongés, la poussière, l’humidité, l’eau qui coule, le bruit de fond d’un marteau, d’un musicien de rue, des tranches de vie. Le metteur en scène doit imaginer des personnages, des scènes, des détails non écrits. C’est ainsi que sont composés les premiers cahiers de mise en scène de Stanislavski.

C’est probablement l’embryon de cela que Simov perçoit lors de sa première entrevue de travail avec le metteur en scène, dans les élans et les enthousiasmes de la conversation :

‘« On ne peut suivre les sauts de son imagination [de Stanislavski]. Il bondit par-dessus toutes les possibilités techniques, oubliant, ou ne se demandant simplement pas, si c’est réalisable. Durant ces explications poétiques, j’oubliai le décor moyenâgeux de l’endroit où je me trouvais et je me transportai quelque part dans les montagnes, les défilés. Le metteur en scène me poussait encore plus loin, en profondeur, jusqu’à toucher le fond, plein d’obscurité, d’horreur, de mystère… » 322

La conversation échevelée reçoit un support graphique, tout aussi chaotique, quand le metteur en scène lui remet « une imbrication typique de signes conventionnels avec ses excuses pour la mauvaise qualité des dessins » 323 .

Mais ce qui frappe dans les cahiers de mise en scène publiés de Stanislavski, c’est justement qu’il y a peu de dessins figuratifs (en tout cas reproduits), parfois seulement des détails pour un costume, un objet. La majorité des croquis signalent des mouvements de scène à l’intérieur d’une plantation. Le schéma en plan est une des caractéristiques de la pensée graphique de Stanislavski. Dès le premier projet conservé pour le Faust de Gounod, déjà mentionné, la scène est dessinée en plan. Les modules sont numérotés, qu’il s’agisse d’éléments de décor ou de mobilier. Le texte des carnets déchiffre ensuite le détail de chaque numéro du dessin : objet, déplacement, surface, recoins, meubles ou éléments naturels utilisables par l’acteur. Tout est soumis à la création d’une atmosphère caractéristique, au sens où elle traduit la psychologie de l’habitant des lieux, en « tenant compte de l’atmosphère dans laquelle nous surprenons Faust au lever du rideau ».

Voici comment Stanislavski commence la note à son dessin :

‘« Je ferai ce décor non avec des coulisses, mais avec une chambre, c’est-à-dire avec trois murs continus en rendant d’ailleurs plus étroite et plus basse encore la scène en hauteur afin de donner de cette manière aux décors une apparence encore plus morne et plus étouffante. Tous les objets dont la chambre de Faust est remplie, comme les livres, les flacons, etc., doivent nécessairement être en relief et non dessinés. » 324

Par la suite, Stanislavski insiste encore sur la nécessité de représenter les objets en relief. C’est la recherche de l’illusion la plus grande, conformément à l’impression de l’univers faustien tirée de l’édition allemande, illustrée par Alexandre Liezen-Mayer. C’est donc un certain refus de la toile peinte, des théories de Polenov qui veut faire de la scène un équivalent pictural. Les tâches que Simov et Stanislavski assignent à la peinture sont toutes différentes : elles sont constructives. La description par Stanislavski de son projet de 1885 (ses « rêveries » comme il les appelle) pour Faust traduit ainsi une conception esthétique aux antipodes des expérimentations du cercle de Mamontov. Korovine commence à créer et à théoriser, en même temps, ce qu’il appellera plus tard une « fête pour les yeux », un déploiement de couleurs qui finira par être accepté et magnifié sur les scènes impériales de Moscou et de Saint-Pétersbourg :

‘« Les couleurs et les formes, en s’accordant, donnent l’harmonie des couleurs… Les couleurs peuvent être une fête pour les yeux, comme la musique est une fête pour l’oreille et pour l’âme (…) Les couleurs, ce sont des accords de couleurs, de formes. C’est la tâche que je me suis fixée dans la peinture de décors de théâtre, de ballet, d’opéra. » ’

et dans un autre article :

‘« Je veux bien que ce ne soit pas tout à fait naturel, mais au moins, c’est une fête pour les yeux ! » 325

Stanislavski semble revenir en arrière, du point de vue pictural, vers la scène de genre, la chambre basse, les murs gris, marron. Il met en avant non pas l’air et la lumière appelés par les impressionnistes et les artistes de l’Art nouveau russe, mais une esthétique de l’obscur, du sale, du ténébreux, refus en tout cas de la facilité coloriste. C’est la marque du réalisme, qu’il s’agisse de Courbet ou des premiers Ambulants :

‘« Après Repine, Vasnetsov, on a commencé à trouver la beauté dans la saleté et même dans un manteau sale. » 326

Notes
320.

Cf. Simov, Mémoires dont des fragments sont parus dans le recueil Sur Stanislavski, VTO, Moscou, 1948, p. 279.

321.

Simov réalisa les décors de plus de cinquante spectacles au Théâtre d’Art dont une trentaine avec Stanislavski.

322.

Simov, in : Sur Stanislavski, op. cit., p. 279.

323.

Ibid., p. 280.

324.

Journal théâtral d’un amateur d’art dramatique, 1885, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 82.

325.

Les deux citations sont parues dans la presse russe en 1911, cité d’après Kostina, op. cit., 2002, p. 15.

326.

Carnets 1899-1902, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 110.