Le réalisme comme idéal

L’absence de couleurs vives caractérise les premières réalisations de Stanislavski et de Simov, même les sujets féeriques ou historiques sont traités de façon volontairement non clinquantes. C’est là une posture autant morale qu’esthétique. Elle entre en conflit avec le goût historique de Stanislavski, les armures et les costumes, les maquillages et l’admiration de soi dans le miroir ou en photographie, tous ses travers que Stanislavski note scrupuleusement dans ses carnets pour montrer à quel point il s’aime encore trop lui-même, sans aimer l’art. L’art de la représentation, l’artisanat et tous les stades de la vie de l’acteur, théorisés dans le Système, sont les propres moments de son parcours. Ainsi note-t-il, après l’interprétation du rôle de Don Juan dans Le convive de pierre en 1889 :

‘« Je me suis plu dans le costume, c’est vraiment ce que je voulais. La figure est belle et les bottes parisiennes sautent aux yeux par leur raffinement. Les costumes étaient merveilleux. Je dois reconnaître, à ma grande honte, qu’une pensée mauvaise, indigne d’un acteur sérieux, m’a traversé l’esprit : “eh ! bien, me disais-je, quand bien même le rôle ne donnerait rien, au moins je montrerai ma beauté, je plairai aux dames, et puis quoi, quelqu’un tombera amoureux de moi”, c’est agréable de chatouiller son amour-propre, ne serait-ce qu’avec cela. Il est désagréable que de telles pensées me viennent, cela montre encore une fois que je ne suis pas parvenu à l’amour de l’art pur. » 327

Le plaisir de la représentation de soi, de l’admiration des autres, d’une femme, il est vrai qu’il s’agit du rôle de Don Juan, répond au désir de se faire photographier en costume, de soigner son apparence, son image, la beauté de ses gestes, répétés devant le miroir. Mais les notes mêmes de Stanislavski, sorte de mécanisme de contrôle moral de soi, donnent une image tout à fait différente de l’art. Et c’est ce point de vue sur l’art de l’acteur et ses exigences qui façonne la culture figurative de Stanislavski et donne naissance au système.

Il est intéressant de comparer les notations de lumières et d’ombres, les impressions d’étouffement et d’espace dans la prose de Stanislavski, à propos des acteurs. L’une des premières tentatives de théorisation de l’art de l’acteur s’achève sur une longue description de l’état actuel des théâtres russes. Ces passages seront repris, sous une forme réduite, dans Ma Vie dans l’art, à un moment où ils ne reflètent peut-être plus entièrement la réalité du théâtre provincial russe. Stanislavski traduit l’étouffement de l’acteur que les becs de gaz privent d’oxygène, le froid des espaces non chauffés, les fenêtres clouées de planches ou calfeutrées de carton, les meubles dépareillés, vieux accessoires de scène qui viennent finir leur jour dans les loges humides. Ce tableau de la misère de l’acteur se complète par l’évocation de la misère et de la vieillesse abandonnée de l’acteur. Sans se prononcer sur la lucidité de l’analyse de Stanislavski et sur son adéquation au théâtre russe de l’époque qui offre un panorama très contrasté et très divers qu’il serait bon d’analyser aujourd’hui, dans la multiplicité de ses manifestations, il est clair que Stanislavski présente là un morceau d’anthologie de prose réaliste, à travers la misère du quotidien, l’envers du décor scintillant et brillant du théâtre, non plus l’or et le faste, mais la planche de bois, le papier peint défraîchi, la moisissure des cloisons.

La misère est matérielle et morale, elle dénonce un état que l’on fait subir aux acteurs, un peu comme les peintres de genre des années 1860-1870 dénonçaient les misères des paysans, des petits artisans, des colporteurs, des orphelins. Ce que contient au fond le tableau réaliste des grandes misères, c’est toujours une étincelle d’idéal, un retournement grandiose de la prose du quotidien. Le tableau de la misère de l’acteur ne tiendrait pas sans son envers : le temple de l’art, le feu sacré, l’art compris comme un service civil, une obligation morale et quasi religieuse, Apollon derrière le travail anonyme et désintéressé de l’acteur russe, le travail anonyme et froid derrière Apollon. Une part de cette conception subsiste encore dans le projet de Stanislavski en 1918 de créer un Théâtre-Panthéon de l’art russe 328 .

Cette conception morale et artistique, proche à certains égards du tolstoïsme, se lit dans les décors, mais de façon inversée. Comme si, pour traduire la vérité d’une époque, d’un milieu ou d’une pièce, il fallait retrouver cet inconfort. C’est le cas pour Le Tsar Fedor Ioannovitch d’A. K. Tolstoï. Pour cette pièce, le peintre et le metteur en scène refusent la grandiloquence des décors historiques pompeux, la représentation triomphale du pouvoir et des monuments anciens du Kremlin de Moscou qui viennent à l’époque d’être restaurés. Stanislavski et Simov récusent l’historicisme et l’Art nouveau dont ils sont pourtant issus pour créer un réalisme scénique. Pour la tragédie d’Alexeï Tolstoï, Simov dessine des visages « à la Repine ».

Notes
327.

Notes artistiques 1877-1897, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 1, p. 215.

328.

Il s’agissait d’un projet d’éclatement du Théâtre en plusieurs structures que seraient venues coiffer l’ancien Théâtre d’Art. Le projet fut refusé par la troupe, mais aussi en partie réalisé, sous un autre nom et dans un autre contexte. Cf. Stanislavski, 1954-1961, VI, pp. 34-41 et Olga Radichtcheva, Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko Histoire d’une relation théâtrale, vol. 3, Moscou, Art, 1999, pp. 33-35.