Expériences figuratives du décor constructif

Pour Simov, peintre pourtant, il s’agit de rompre avec la logique du tableau pictural, du cadre qui est souvent dépassé. Le décorateur se sent souvent gêné par la rampe, par le cadre de scène. Le spectateur doit observer la vie. Il doit donc se sentir à l’intérieur de la scène. Dans Le Tsar Fedor, pour le tableau du jardin, Simov veut faire en sorte que le spectateur se sente lui-même à l’intérieur du jardin, il fait dépasser des branchages au-delà de la rampe. Le but est, selon lui, de créer un « panorama au lieu d’un cadre » :

‘« Comment faire en sorte que le spectateur oublie le théâtre, son fauteuil, son voisin et se sente lui-même dans un jardin. La rampe me gênait, de même que la limitation du champ de vision, l’artifice du cadre. Ce qui est indispensable pour le tableau du peintre, pour son achèvement, devient un obstacle, déplaît dans un spectacle théâtral. Constantin Sergueïevitch [ = Stanislavski] était du même avis. Au lieu d’un cadre, un panorama. Pour le moment, c’est inaccessible. » 330

La tendance au panorama, genre illustratif et dominant en cette fin du XIXe siècle, témoigne d’une aspiration à la rotondité. Le Théâtre d’Art introduit la scène tournante et le décor incurvé. Cette recherche spatiale anticipe aussi sur le développement du cinéma.

Voici comme Simov décrit sa façon de travailler :

‘« Pour la première fois, j’ai dans les mains ce que l’on appelle le cahier de mise en scène. Au début, j’avais peur de faire des esquisses au crayon et j’utilisais de petites feuilles de papier, comme brouillon. Au fur et à mesure du travail, je pris tranquillement confiance et par la suite, j’illustrai les différents moments, directement dans le livre : tantôt je prenais tout le périmètre de la scène et je le remplissais de signes et tantôt je précisais des détails indispensables. » 331

On a parfois exagéré l’esprit de naturalisme de Simov et de Stanislavski dans leurs premières mises en scène. Les décors de Simov sont loin d’être exacts. Ils reposent sur des modèles d’ouvrages historiques, des relevés, des croquis personnels, mais son travail porte par exemple essentiellement sur le Kremlin de Rostov qui est postérieur de plus d’un siècle à l’action du Tsar Fedor. Le principe d’exactitude n’est pas non plus poursuivi par Stanislavski :

‘« Je veux bien que sur scène, ce ne soit pas tout à fait juste, l’important est de faire en sorte qu’on y croit. » 332

Le principe de la confiance est un principe éthique qui correspond, mieux que la vraisemblance ou l’imitation d’un modèle, au sens du réalisme en art. Y croire, c’est un mouvement psychologique qui est d’abord moral. C’est l’engagement passé entre le public et la scène qu’on ne ment pas. La règle est donc celle de la vérité qui est le sens ultime de la réalité. C’est le seul sens qu’il y ait, pour quelqu’un comme Stanislavski, à justifier son entreprise théâtrale.

Les fautes factuelles peuvent donc avoir cours sur scène, la création peut se faire de mémoire et les erreurs être volontaires. Il s’agit de lutter contre le pathos, le luxe de la décoration. Nous verrons les conséquences terminologiques de cette esthétique, du point de vue de la théorie théâtrale qui se constitue pour Stanislavski, comme une théorie de l’acteur. Certains mensonges sont permis au nom de la vérité scénique. Dans Le Tsar Fedor les bonnets des boïars sont trop hauts et les portes trop basses, ce qui accentue les effets dans un sens quasi expressionniste.

Les sources historiques sont réelles, fondées sur les historiens du XIXe siècle : Karamzine et Sergueï Soloviev, mais surtout Zabeline avec son Histoire de la vie russe, parue en 1876 et 1879. Le peintre Serov peint en 1892 un portrait psychologique de l’historien dont la conception est, à certains égards, proche des enjeux réalistes de Stanislavski :

‘« Nous devons apprendre à connaître avant tout le quotidien [byt] intérieur du peuple dans toutes ses particularités, alors les événements qui ont fait du bruit comme ceux qui sont passés inaperçus seront jugés d’une façon incomparablement plus juste et plus proche de la vérité. » 333

Le refus de la grandiloquence héroïque, de l’histoire centrée sur les grandes catégories politiques, militaires et ecclésiastiques se traduit dans la conception même de l’ouvrage de Zabeline. Le premier tome du Quotidien domestique des tsars russes est une sorte de visite architecturale du Kremlin de Moscou, une description archéologique et précise qui englobe la totalité des constructions, pièce par pièce, comme le ferait une maquette. Le quotidien intérieur se lit avant tout dans les intérieurs. On a souvent souligné que les succès de Simov, comme peintre-décorateur, sont plus grands dans les intérieurs du Tsar Fedor et d’Ivan le Terrible (ill. 176), du dernier acte de La Mouette, du premier acte des Trois Sœurs et de La Cerisaie, des actes des Bas-fonds qui se déroulent à l’intérieur d’un abri de nuit. A l’inverse, la place des cathédrales du Kremlin dans Le Tsar Fedor, le premier acte de La Mouette, près du « lac ensorcelé », le second acte de La Cerisaie,avec son morceau de nature, sont plus souvent décriés. Simov n’était certes pas paysagiste, même s’il a cherché à rendre la poésie de Levitan dans le second acte de La Cerisaie :

‘« Une petite chapelle, un petit fossé, un cimetière abandonné au milieu d’un petit oasis de forêt dans la steppe. La partie gauche de la scène et le centre sont sans aucune coulisse : seulement l’horizon et le lointain. Cela est fait avec une seule toile peinte semi-circulaire continue et des étais pour l’éloigner. On voit briller au loin en un endroit la rivière. Les poteaux télégraphiques et le pont de chemin de fer. Permettez-moi, pendant une pause, de laisser passer un train avec de la fumée. Cela peut très bien marcher. Avant le coucher du soleil, on verra brièvement la ville. A la fin de l’acte, il y a du brouillard, il montera bien épais du ruisseau vers l’avant-scène. Un concert de grenouilles et de râles à la toute fin. A gauche, à l’avant-scène, les foins et une petite meule où toute la joyeuse compagnie des promeneurs jouera la scène. Cela, c’est pour les acteurs. Cela les aidera à vivre dans leur rôle. Le ton général du décor est du Levitan. La nature de la province d’Orel, pas plus au sud que celle de Koursk. » 334

La semi-circularité de la toile peinte, les agréments scéniques de Stanislavski, refusés par Tchekhov (les grenouilles, les râles et même le train à l’horizon) qui admirait par ailleurs et approuvait les innovations scéniques de Stanislavski correspondent au procédé panoramique, affirmé par Simov, qui me semble aussi devoir être mis en rapport avec un principe cinématographique.

Cette description du décor contient un certain nombre d’éléments de la plastique scénique de Stanislavski, comme l’importance de la lumière qui baisse progressivement ou les effets de transparence. Certains actes commencent par un lever de soleil, une lumière progressive que l’impressionnisme tchekhovien autorise. Le premier acte de La Mouette voit le jour baisser et la lune se lever. Dans le premier acte de La Cerisaie, au contraire, l’on voit progressivement la lumière du petit jour apparaître dans le jardin. Les bruits sont destinés à créer l’atmosphère – nastroenie. Dans Le Travail de l’acteur sur soi, ce terme est surtout présenté pour l’action que les effets scéniques de la disposition des éléments sur la scène ont sur l’acteur :

‘«Comme vous le voyez, se hâta de nous indiquer Arkadi Nikolaïevitch, la disposition [obstanovka] des éléments qui nous environnent influe sur notre sentiment. Cela ne se passe pas seulement dans la réalité, mais sur scène. Nous avons là notre vie, notre nature, des forêts, des montagnes, des mers, des villes, des villages, des palais et des souterrains. Ils vivent en reflet sur les toiles pittoresques des peintres. Dans les mains d’un metteur en scène habile, tous les moyens de mise en scène [postanovočnye sredstva] et tous les effets du théâtre ne semblent pas une grossière imitation [poddelka], mais deviennent des créations artistiques. Quand ils sont liés intérieurement à la vie de l’âme des personnages de la pièce, la disposition extérieure des éléments revêt souvent une importance encore plus grande que dans la réalité même. L’humeur [nastroenie] qu’elle suscite, si elle correspond aux exigences de la pièce, oriente admirablement l’attention sur la vie intérieure du rôle, influe sur le psychisme et sur la vie éprouvée [pereživanie] de l’interprète. Ainsi, la disposition scénique extérieure des éléments et l’humeur qu’elle crée sont des éveilleurs de notre sentiment. Voilà pourquoi, si une actrice représente Marguerite, tentée par Méphistophélès, durant sa prière, il faut que le metteur en scène lui donne l’humeur ecclésiale correspondante. Elle aidera l’interprète à ressentir le rôle. ’ ‘Le metteur en scène devra créer pour l’acteur qui joue la scène d’Egmont en prison l’humeur correspondante de solitude forcée. ’ ‘L’acteur en sera reconnaissant au metteur en scène dans la mesure où l’humeur orientera le sentiment.» 335  ’

Les résonances goethéennes de la Stimmung scénique sont peut-être fortuites, elles marquent le lyrisme psychologique qui est le préalable au jeu de l’acteur. On peut certes douter de la parfaite bonne foi du metteur en scène qui avait sans doute envie de créer ces tableaux réalistes. C’était un véritable travail d’artiste, mais il s’agissait aussi, avoue-t-il fréquemment dans sa correspondance, de masquer la faiblesse du jeu de l’acteur, de lui trouver sans cesse quelque chose à faire, une tâche matérielle. Bientôt avec le système, les « tâches » ou objectifs à accomplir seront entièrement du ressort de la psychologie, de l’intention, ce que je veux faire dans cette scène. La tâche, l’objectif – zadača – est alors reliée au désir, à l’impulsion, au moteur de la vie intérieure. La première réponse au problème de la continuité de l’action sur scène est ainsi spatiale et concerne les déplacements, les activités, l’adéquation de la figure au monde qui l’environne. La vie intérieure psychologique se donne d’abord dans un décor physique, artistiquement construit : un appartement, un coin de nature, une chambre, une maison, un palais, avant que cette même construction ne s’édifie à l’intérieur de l’acteur. C’est le sens de l’évolution de l’idée de mise en scène par Stanislavski.

Notes
330.

Simov, op. cit., p. 285.

331.

Ibid.

332.

Ibid., p. 284

333.

Zabeline, « Réflexions sur les tâches présentes de l’histoire et des antiquités russes », 1873, cité d’après I. E. Zabeline, Le quotidien domestique des tsars russes aux XVIe et XVIIe siècles, livre I, La cour du Tsar ou le palais, Moscou, Kniga, 1990, introduction de A. N. Sakharov, p. 23.

334.

Lettre à Tchekhov du 13 novembre 1903, Stanislavski, 1988-1999, VII, p. 518.

335.

“La mémoire émotionnelle” Stanislavski, 1954-1961, Tr. 1, II, p. 230-231.