De l’extérieur vers l’intérieur

Voici les caractéristiques esthétiques de cette période réaliste de la pratique de Stanislavski, metteur en scène. Outre le relief et le volume que nous avons signalés, le caractère anguleux, déformé des contours domine le décor. Les lignes ne sont pas droites, mais courbes, sinueuses. Simov a ainsi une prédilection pour la diagonale. Dans le tableau « Au bord de la Iaouza » du Tsar Fedor, la rivière est diagonale et traverse la scène. Ce procédé est repris dans plusieurs mises en scène des pièces d’Ibsen. On le retrouve dans le fameux décor du premier acte de La Cerisaie qui est une des plus grandes réussites de Simov. Après plusieurs solutions de maquettes et de longs moments de recherche, le peintre trouve la solution de rapprocher les fenêtres le plus possible de l’avant-scène gauche. Une encoignure centrale de porte permet d’avancer un peu plus la ligne éloignée de la diagonale et de faire rentrer le jardin sur la scène, simplement par le moyen de quelques branches d’arbres en carton-pâte que l’on aperçoit à travers les fenêtres et par celui de branches coupées des cerisiers en fleurs dans les vases. La diagonale est même parfois perçue par Stanislavski comme une figure trop récurrente de la décoration de Simov. Il n’en reste pas moins que l’attention portée à la chambre, à la pièce, à la maison est plus à même d’exprimer le réalisme que le paysage et la nature dans lesquels le symbole ou la pastorale entrent involontairement en résonance. Diagonale, côtés anguleux, multitude de points d’implantation, de vie pour le jeu de l’acteur, couleurs ternes, jeux de niveaux horizontaux et verticaux, la scène est souvent accidentée. Des éléments sont avancés, reculés mais le plancher même n’est pas uni, les trappes creusent la scène et les podiums l’élèvent. Dans Jules César,mis en scène par Nemirovitch-Dantchenko et où Stanislavski joue le rôle de Brutus, Simov, après un voyage avec Nemirovitch-Dantchenko à Rome, conçoit le premier tableau du Forum comme le carrefour de trois rues, la troisième étant parallèle à la rampe. Un balcon domine la scène sur laquelle deux cents figurants représentent le menu peuple de Rome. Dans l’esprit de Némirovitch et de Simov, les monuments principaux du Forum sont situés derrière le public qui constitue ainsi le peuple romain. Selon Stanislavski, il est peu probable que cette notation soit perçue par le public. L’unité de la scène et de la salle est cependant manifestée ici et l’on sait que ce but est recherché par différents metteurs en scène et décorateurs européens, notamment en Russie par Meyerhold et Golovine pour la mise en scène de Don Juan en 1910, mais sur des bases différentes, fondées sur la théâtralité. Notons que dès 1902, au Théâtre d’Art, la rampe est supprimée.

C’est donc la scène qui est en relief, dans ses murs et dans son sol, et c’est un espace bien plus grand qu’elle qui est planifié. Dans le cas de la mise en scène shakespearienne de Némirovitch, le plan, issu des relevés faits, par Simov et lui-même, en Italie, concerne tout le Forum romain. Mais le trait le plus caractéristique est, une fois de plus, le plan des intérieurs. Les maquettes de Simov pour les pièces de Tchekhov prévoient la plantation de toute une maison, de tout un appartement, même si une pièce ou deux seulement sont représentées sur la scène. L’unité est donnée par l’atmosphère, mais la précision et la vie viennent des mouvements des figures dans un espace construit où l’acteur sait où mène chacune des portes et où les pièces de la maison qui ne figurent pas sur la scène revêtent pourtant une existence matérielle du fait des maquettes qui construisent pour l’acteur l’espace non représenté. De la même façon, les études, dans le jeu psychologique du système, retracent l’ensemble des événements de la vie du personnage, y compris ceux qui ne figurent pas dans la pièce.

L’expression de décor psychologique, pour étrange qu’elle puisse paraître, faisant coïncider l’intérieur et l’extérieur, est donc pleinement justifiée. Le décor s’adresse à la vue, éventuellement à certaines perceptions tactiles, mais le nastroenie, l’humeur, au fond, s’adresse à l’âme, aux émotions, au temps de la vie. Le décor même est intérieur, comme une trace du déroulement de la vie. On lit, dans l’ancienne chambre d’enfant, l’histoire de la maison de Ranevskaïa et, au quatrième acte de La Cerisaie, les murs vides de la même pièce donnent une tonalité toute différente. C’est la fin de la maison. C’est ce qu’écrit Stanislavski à Tchekhov. Pendant longtemps, il souhaitait réunir le décor des IIIe et du IVe actes, affirmant que la pièce serait perçue de façon très différente :

‘« Il y a une question à propos de la mise en scène. Je ne sais pourquoi, j’ai très envie de voir l’acte III et l’acte IV dans un décor unique. Au dernier acte, il est détruit et préparé pour le départ. A vrai dire, il ne s’agit pas d’une sentimentalité de mauvais goût. Il me semble ainsi que la pièce sera plus confortable, que le public se sentira proche de la maison. (…) Avec un seul décor pour les deux actes, il n’y aura pas d’uniformité dans la mesure où la maison vide changera complètement l’humeur du IVe acte. » 336

Stanislavski cherche le confort – ujut – de la maison, dans l’humeur donnée par le décor. C’est ce qu’il cherche aussi dans le jeu. On se souvient que c’est le confort de l’acteur en sécurité, à l’abri de la peur, dans le cercle restreint de l’attention qui lui permettait d’exister. Pour Nazvanov, c’était la possibilité de jouer du piano, mais pour un acteur, on le conçoit, il s’agit de jouer de son âme, comme d’un instrument. Des conditions psychologiques et spatiales sont pour cela nécessaires. L’acteur doit croire à la réalité scénique pour permettre au public de faire la même opération. En ce sens, l’illusion réaliste ne connaît pas l’écart entre l’opération esthétique de l’acteur et celle du public. Du point de vue de la technique de l’acteur, Stanislavski reconnaît pourtant la conscience du caractère artificiel des conditions de la représentation.

Notes
336.

Lettre à Tchekhov du 5 novembre 1903, Stanislavski, 1988-1999, VII, p. 515.