Théâtre et cinéma

Une autre particularité de la pratique réaliste de Simov est l’art du cadrage. Dès la première collaboration artistique avec Stanislavski pour La Cloche engloutie de Hauptmann, Simov cherche à résoudre les contradictions entre l’étroitesse de la scène et le problème de l’échelle des éléments – maštabnost’. Le tableau qui représente un défilé de montagnes et une rivière pose des difficultés de réalisation. Simov choisit de couper le cadre, de ne garder que le bas des montagnes et de tourner le vallon en diagonale. Le même procédé de cadrage sera repris pour la place des cathédrales du Kremlin dans Le Tsar Fedor à l’ouverture du Théâtre d’Art en 1898. Il s’agit d’éviter le phénomène de visualisation picturale du tout au détriment du réalisme de la figure des acteurs qui, se rapprochant de la toile, paraîtraient beaucoup plus grands que les éléments de paysage représentés sur le fond de scène. La fragmentation est donc, avec le relief, la diagonale, la plantation architecturale, la primauté des intérieurs, l’autre trait dominant du décor réaliste.

Il me semble que beaucoup de ces traits tendent vers une vision cinématographique de la scène. Ce point de vue peut paraître étonnant. Stanislavski a longtemps refusé la participation des acteurs du Théâtre d’Art aux tournages. Quand cela s’est révélé indispensable, il ne l’a accepté que comme un mal nécessaire. Il était strictement interdit aux acteurs de diffuser leur image par la photographie. Popov relate dans ses Mémoires comment l’exposition, dans la vitrine d’une échoppe de photographe de la rue Sretenka, de l’image photographique agrandie d’une jeune actrice rendit Stanislavski fou de colère. 337 Ses propres projets cinématographiques aux Etats-Unis n’ont pas abouti. Il ne me semble pourtant pas que cela soit un refus catégorique du cinéma. Je pense que Stanislavski a perçu très tôt les possibilités de ce genre. En tout cas, sa pratique scénique s’en rapproche. On verra que le jeu de l’acteur s’enrichit de la notion de « pellicule cinématographique » du rôle.

Un autre indice en faveur de cette hypothèse est le procédé « cinématographique » qu’il a voulu introduire dans la pratique du théâtre. A l’été 1900, dans une lettre adressée à Sanine, acteur et assistant de Stanislavski depuis l’époque de la Société d’Art et de littérature, et principalement consacrée à la difficile préparation de la mise en scène de La Fille des neiges d’Ostrovski, Stanislavski fait allusion au regret des acteurs de ne pouvoir jouer plus souvent. Pour lui, ce problème ne sera pas résolu tant que :

‘« l’on ne reconnaîtra pas la nécessité du cinématographe. » 338

La description de ce procédé se trouve dans une lettre de Nemirovitch-Dantchenko à Tchekhov :

‘« Maintenant, voilà ce dont il s’agit. Konst. Serg. [ = Stanislavski] a inventé une nouvelle forme d’art scénique, assez curieuse et qui promet d’avoir du succès. C’est assez difficile à expliquer, il faut donc qu’en lisant cette lettre ton imagination te vienne en aide.
Figure-toi la scène du théâtre réduite (par notre rideau coulissant) et surélevée, à peu près comme cela arrive pour les tableaux vivants. On y met en scène des dialogues de haute qualité artistique et littéraire, des esquisses. On dispose de tout : des décors, des accessoires. Supposons qu’on donne ta nouvelle « Nalim », adapté à la forme dramatique. Ou bien la nouvelle où un propriétaire et une anglaise toute sèche pêchent le poisson. Ou une conversation sur la grande route, etc., etc.
On peut imaginer une multitude de tes petites œuvres, celles de Tourgueniev, de Chtchedrine, de Grigorovitch, de Pouchkine (Le Festin pendant la peste). Les petites scènes doivent se succéder, les unes après les autres, à la vitesse du cinématographe. On peut y donner aussi bien des choses extrêmement comiques (imagine Artem, se déshabillant derrière un saule et plongeant dans l’eau) que dramatiques. 4 ou 5 œuvres sans entracte. ’ ‘Ce genre de chose peut convenir à des pièces comme celles de Strindberg. » 339

Le cadrage se fait par le resserrement des rideaux de scène qui donnent une petite forme théâtrale. La comparaison que propose Nemirovitch-Dantchenko avec les scènes des tableaux vivants n’est sans doute pas fortuite. La plasticité du cadre de scène est resserrée, se focalisant sur une action réduite, une « miniature scénique » qui correspond à la forme du récit romanesque à la Tchekhov. L’élévation de la scène doit permettre de souligner l’effet de cadrage. Le genre va du burlesque satirique à la petite tragédie de Pouchkine que Stanislavski montera de nouveau, quinze ans plus tard, avec Alexandre Benois qui fait de la théâtralité le sens de son art. Ce qui compte surtout, dans la comparaison cinématographique, c’est la corrélation avec la vitesse de succession des tableaux scéniques. Les petites formes sont souvent désignées par des termes figuratifs ou décoratifs, comme ceux d’esquisses ou de miniatures, mais elles conduisent surtout à la concentration de l’action. L’attrait qu’elles exercent va contre la tradition scénique. Le nouveau Théâtre d’Art de 1902, aménagé par Shekhtel dans le style Art nouveau, en remodelant entièrement un bâtiment déjà existant, comporte une petite scène pour l’école du Théâtre d’Art qui pourrait voir ce genre de réalisation. La scène principale, équipée de la façon la plus moderne, comporte une scène tournante. Stanislavski ne pourra pourtant réaliser son projet que partiellement avec trois courtes pièces de Maeterlinck et une adaptation des nouvelles de Tchekhov en 1904.

Ce resserrement de l’espace scénique est l’anticipation d’une autre théâtralité. La forme du décor académique des Théâtres impériaux est refusée par Stanislavski. Le matériau scénique perd son aura et se consacre au quotidien. La césure est figurative, car l’espace devient architectural avec des lignes de force, des tons de gris qui se retrouveront dans le constructivisme. Cette façon de modeler le décor, matérialisé par la maquette, est le signe d’une inquiétude plastique. La part prépondérante des intérieurs aux volumes complexes et heurtés est une tendance proprement figurative. Son effacement produit des effets constructifs parallèles dans le jeu « intérieur » de l’acteur et dans la composition du rôle. Il faudra néanmoins pour cela que Stanislavski traverse, à partir de 1904, une intense recherche figurative, contemporaine de la mise au point du système. Ainsi, la petite forme scénique fait signe vers ce que sera la pratique des Studios, celui de 1905, rue Povarskaïa, puis le Premier Studio avec son absence de scène, le jeu à même le plancher, de plain-pied avec le public. Dans Le Travail de l’acteur sur soi, les leçons se déroulent sur la scène du théâtre d’école, « petit, mais tout à fait bien équipé » 340 qui rappelle celui du Théâtre d’Art. Dans le théâtre des années 1900-1910, les petites formes pourront éclore, donnant lieu à des avancées importantes de la figuration théâtrale, à Saint-Pétersbourg notamment (Studios de Meyerhold, Théâtre ancien d’Evreïnov, Théâtre de la Tour de Viatchislav Ivanov, les différents cabarets littéraires de Saint-Pétersbourg).

Le réalisme stanislavskien est ainsi un moyen de décentrer la perspective du théâtre d’apparat, d’affirmer une sorte d’expérience de la pauvreté, pour reprendre une expression de Benjamin, de l’authenticité en tout cas. L’acteur n’est plus le seul maître de la scène, non plus que le tableau de fond de scène. L’univers du quotidien, compris de façon historique ou contemporaine dans la dramaturgie de Tchekhov et de Gorki renvoie au bruissement du monde, aux successions d’impressions élaborées par le metteur en scène, à partir du texte de l’auteur. La collaboration avec Simov satisfait, jusqu’à un certain point, ces principes, sans que les avancées figuratives dans les arts plastiques trouvent cependant à s’exprimer à travers elle sur la scène du Théâtre d’Art.

Comment représenter la dramaturgie symboliste, les variations qui opèrent à partir des pensées abstraites ? Mais aussi comment enrichir les possibilités expressives des acteurs, si c’est à travers eux que peut se créer le relief et le volume, compris comme profondeur psychologique ? Stanislavski est acteur, mais tout autant metteur en scène dans ces années. Il rêve du mouvement de la figure et des formes, y compris dans l’organisation concrète de la production théâtrale, en décentralisant le Théâtre d’Art. La peur de la routine le saisit à l’été 1906, lors d’un séjour en Finlande. Ces doutes portent avant tout sur le métier d’acteur, sur la possibilité de la survie du rôle dans le temps. Le problème ne sera plus alors dans la création d’une humeur collective par le metteur en scène, mais dans la construction temporelle et émotionnelle d’une humeur créatrice pour l’acteur. D’un côté, Stanislavski s’interroge sur les formes d’expression, de l’autre, il situe sa réflexion en deçà même de ce point, portant son regard sur les conditions mêmes de la création pour l’acteur. Pour lui, il ne s’agit pas de choisir, entre les mouvements figuratifs de son époque, un style défini parmi tous les « ismes » possibles, mais de voir, comment la création même est possible. Il ne s’agit pas de savoir quoi représenter ni comment, mais pourquoi et à quelles conditions il y a création dans certains cas et absence de création dans d’autres. La réflexion de Stanislavski porte donc sur sa pratique d’acteur, mais avant d’en arriver à la certitude de cet objet, il s’interroge aussi sur son métier de metteur en scène dont il commence à noter le processus.

Notes
337.

Popov, op. cit., p. 245-246.

338.

Lettre à Sanine du 20 août 1900, Stanislavski, 1988-1999, VII, p. 376.

339.

Lettre à Tchekhov d’octobre 1899, Nemirovitch-Dantchenko, I, 2003, p. 309.

340.

“L’action. ‘Et si’, ‘les circonstances proposées’ ”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 45.