Première crise figurative

A partir de 1902-1904 les questions artistiques divisent le théâtre, plusieurs camps se forment. Nemirovitch-Dantchenko et Stanislavski ont de forts conflits sur l’orientation du théâtre, les possibilités de développement artistique. L’esthétique des Ambulants a clairement fait son temps, mais Stanislavski ne peut renoncer à sa compréhension du réalisme, surtout pour l’acteur. Mais l’évolution des arts passe toujours par les arts plastiques : que faire ? Voilà ce qu’il dit dans Ma Vie dans l’art :

‘« Il s’est passé un événement anodin qui a fait sur moi une forte impression. Lorsque nous mettions en scène le spectacle de Maeterlinck et qu’il me fallut faire pour Les Aveugles la statue du pasteur, chef spirituel et guide de la foule impuissante des aveugles, mort, couché sur le sol, je m’adressai pour cette commande à un sculpteur des courants de gauche de cette époque. Il est venu chez moi voir les maquettes et les esquisses. Je lui fis part de mes projets de mise en scène qui, soit dit en passant, étaient loin de me satisfaire. M’ayant écouté, le sculpteur me déclara, d’une façon très grossière qu’affectionnaient alors les novateurs, qu’il me fallait pour ma mise en scène une sculpture “d’étoupe”. Après avoir dit cela, il partit, je crois, sans même me dire au revoir.» 349

Dans Ma Vie dans l’art, Stanislavski place cet épisode de l’été 1904 comme l’un des points d’origine de ses recherches figuratives qui devaient aboutir au Théâtre-Studio de la rue Povarskaïa et aux expérimentations avec les peintres de la jeune génération symboliste. Stanislavski fait connaissance, durant le même été, avec le peintre Oulianov qui sera l’un de ses collaborateurs dans cette voie. Mais les Notes artistiques des années 1907-1908 relatent, en passant, le même épisode, sans toujours préciser, le nom de ce sculpteur, opérant sans doute entre symbolisme et Art nouveau 350 . Les arguments sont toutefois plus précis encore, à l’égard du décor et de l’interprétation de Maeterlinck. Le début du récit est le même avec le mot insultant « d’étoupe » pour les réalisations figuratives de Stanislavski, mais le sculpteur poursuit la critique :

‘« Il regarda les maquettes qui avaient été préparées et déclara que pour un Maeterlinck aussi réaliste, il fallait faire un pasteur d’étoupe.
La comparaison malheureuse et abrupte me blessa et je me mis à lui demander les raisons de la grossièreté de son attitude envers notre travail. Il se mit alors à dire n’importe quoi, comme je le pensais alors. Il disait : pour Maeterlinck, il ne faut aucun décor, aucun costume, aucune sculpture, etc. ’ ‘Les sentiments exacerbés et l’amour-propre nous empêchèrent de discuter du fond. Il a fallu vivre bien des années pour comprendre que, dans cette étrange critique, il y avait aussi une part de vérité. » 351

En 1904, Stanislavski n’est pas prêt à entendre que le théâtre peut se passer de décors, des effets, des bruitages, de l’humeur créée par la mise en scène extérieure. Il tient à ses tableaux scéniques et expérimente picturalement à propos de Maeterlinck. Il change de peintre-décorateur, pour la première fois depuis l’ouverture du Théâtre d’Art, et conçoit des scènes visuellement marquantes, comme le final des Aveugles. Les moyens physiques et vocaux, musicaux même, qu’exige Maeterlinck semblent ouvrir de nouveaux horizons. La mise en scène de la pièce est faite sur une suggestion de Tchekhov qui meurt en 1904 et qui aurait conseillé à Stanislavski de mettre en scène la pièce de Maeterlinck avec de la musique.

L’on voit donc les deux pôles du carrefour où se situe Stanislavski. D’un côté, le théâtre est en retard par rapport aux arts plastiques et à la dramaturgie symboliste et d’un autre côté, l’art du théâtre lui-même devrait pouvoir se concentrer sur la figure de l’acteur. La tournée à Saint-Pétersbourg au printemps de 1905 lui fait aussi prendre conscience de la force de l’Art nouveau pétersbourgeois. Tous ces éléments formels se retrouvent dans la création du Théâtre-Studio du Théâtre d’Art que Stanislavski finance sur ses fonds propres et confie à Meyerhold, à la même époque. La première rencontre avec l’équipe artistique a lieu le 5 mai 1905.

Notes
349.

Ma Vie dans l’art, Stanislavski, 1954-1961, I, p. 278 [traduction française : p. 351.]

350.

Il ne nous a pas été possible d’en découvrir le nom, il ne s’agit sans doute pas du sculpteur Nicolas Andreïev, proche du théâtre qui fit plusieurs portraits et caricatures des acteurs du Théâtre d’Art dont un buste de Katchalov mais, plus vraisemblablement, d’un élève de son atelier, dans la mesure où il forma nombre de sculpteurs de la jeune génération.

351.

Notes artistiques 1907-1908, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 1, p. 338.