Le Théâtre-Studio

Si le mouvement du Monde de l’art replace le centre de la vie artistique à Saint-Pétersbourg et sur des thèmes plus européens, la première expérience proprement théâtrale de la nouvelle peinture a cependant lieu à Moscou, à l’instigation de Stanislavski qui confie la création d’un Théâtre-Studio à Meyerhold. La vie assez éphémère de ce Studio, durant quelques mois, est devenue un enjeu dramatique et historiographique, car cette expérience met côte à côte Stanislavski et Meyerhold. Elle est le véritable point de départ, pour ce dernier, après une riche expérience en province, d’une activité autonome de metteur en scène qu’il poursuivra à Saint-Pétersbourg au Théâtre de Véra Komissarjevskaïa, avec les peintres Soudeïkine et Sapounov notamment, et aux Théâtres impériaux où il travaille avec le peintre Golovine. Stanislavski et Meyerhold ont relaté cette expérience. Le premier dans Ma Vie dans l’art en 1924 (édition russe en 1926), le second dans le premier chapitre de Du théâtre, où il en fait en quelque sorte le début de ses recherches théâtrales, après la Confrérie du drame nouveau. Quelques souvenirs ont été aussi publiés sur le Studio de 1905 352 . Les récits, très différents bien sûr, convergent pourtant pour faire de la présence des peintres l’élément dominant du Studio. Il s’agit principalement des peintres Denissov, Oulianov, Soudeïkine et Sapounov. Le peintre Egorov fait aussi partie de l’équipe. Certes l’expérience du Studio n’est pas seulement picturale. Elle comporte un aspect musical et sonore fondamental grâce à la collaboration du jeune compositeur Ilya Satz, futur auteur de la musique de L’Oiseau bleu de Maeterlinck, mis en scène par Stanislavski dans des décors de Egorov. L’enjeu littéraire est aussi important avec la présence de Brioussov comme conseiller littéraire du théâtre. Le projet est ainsi défini par Meyerhold :

‘« Afin de trouver pour les formes littéraires du nouveau drame, la technique de mise en scène qui leur corresponde et renouveler l’art de la scène par de nouveaux procédés techniques, les peintres et les metteurs en scène (…) se sont enfermés pour tout un mois dans l’atelier des maquettes que le Théâtre d’Art avait aimablement mis à leur disposition. » 353

Meyerhold distingue deux groupes de peintres, d’une part, Denissov et Oulianov qui travaillent sur la pièce d’Hauptmann Schluck et Jau et Soudeïkine et Sapounov, d’autre part, qui travaillent sur La Mort de Tintagiles de Maeterlinck. Le but commun est effectivement de trouver de nouvelles solutions scéniques pour la dramaturgie symboliste que Stanislavski lui-même connaissait puisqu’il avait mis en scène La Cloche engloutie de Hauptmann en 1898 et les trois petites pièces de Maeterlinck en 1904 (Les Aveugles, Intérieur, L’Intruse). Parallèlement à la constitution du Studio, Stanislavski commence à répéter Le Drame de la vie de Knut Hamsun. La lecture de la pièce a lieu avec Meyerhold et cherche à poser de nouveaux principes de jeu 354 . Le renouvellement opéré semble donc assez complet. Stanislavski participe pleinement à l’entreprise du Studio, comme en témoignent les Mémoires d’Oulianov, le peintre-décorateur principal pour Schluck et Jau.

En avril 1905, durant la tournée du théâtre à Saint-Pétersbourg, Stanislavski découvre l’exposition organisée au Palais de Tauride par Diaghilev dans la scénographie de Benois et consacrée au portrait russe. Il est enthousiaste et retourne tous les jours voir l’exposition pour dessiner les meubles et les détails d’aménagement des propriétés russes du XIXe siècle en vue de la future mise en scène du Malheur d’avoir de l’esprit de Griboïedov qu’il réalise en 1906. Ces dessins ont été conservés (ill. 167-171), ils témoignent d’une recherche figurative qui aboutira en 1909 avec la mise en scène d’Un Mois à la campagne de Tourgueniev, avec le peintre Doboujinski. Il découvre ainsi directement la nouvelle culture visuelle de Saint-Pétersbourg et la stylisation du passé. Une conséquence indirecte de cette visite est le changement qu’il opère dans la mise en scène d’Hauptmann pour le Studio où il décide de transporter l’action de la pièce du Moyen-Age au XVIIIe siècle. Toute l’apparence visuelle du spectacle est ainsi changée (ill. 99 et 100) dans l’esprit de l’exposition de Saint-Pétersbourg et dans le goût du peintre Somov, l’un des principaux animateurs du Monde de l’art (ill. 98) :

‘« Les treilles, les pavillons dans cette exposition qui avaient le caractère de bosquets, les portraits des dames poudrées et de leur cavalier avec des perruques sophistiquées, des costumes luxueux lui semblaient le seul fond qui convienne pour cette pièce où le duc et sa cour se moquent de deux miséreux trouvés à la porte du château. » 355

Oulianov continuera de collaborer avec Stanislavski au Théâtre d’Art pour Le Drame de la vie. Ce deuxième groupe, distingué par Meyerhold, regroupe les peintres Sapounov et Soudeïkine avec qui il travaillera à Saint-Pétersbourg pour des mises en scène importantes : La Baraque de Foire de Blok et L’Echarpe de Colombine pour le premier, Hedda Gabler et Sœur Béatrice pour le second. Sapounov dessinera les costumes pour la représentation de Hamlet au Théâtre d’Art en 1911, co-mis en scène par Stanislavski et Soulerjitski, suivant les esquisses de décors et la conception générale de Gordon Craig. Sapounov et Soudeïkine refusent, selon Meyerhold, de recourir à la maquette qui « comme moyen de rechercher des lignes, des angles et l’humeur [nastroenie] du décor est un artisanat insupportable pour le peintre » 356 . Meyerhold défend une autre pratique de travail entre le peintre et le metteur en scène fondée sur le dessin. Le metteur en scène donne le dessin (le plan) et le peintre crée l’harmonie des couleurs, la « disposition des taches colorées » sur l’esquisse. C’est ainsi un retour à l’esquisse, pratiquée à l’Opéra privé de Mamontov. Le geste du metteur en scène est ici essentiel. Il fait un croquis – nabrossok qui trace le mouvement schématique des lignes. L’esquisse réalisée par le peintre avec ses couleurs suffit à passer sur la scène sans maquette. Visiblement cette façon de travailler par croquis du metteur en scène et esquisse du peintre fut celle de Meyerhold durant les années dix. Les croquis de Meyerhold, pour les esquisses de Golovine, lors de la préparation du Bal Masqué de Lermontov (ill. 72-75), mis en scène à Saint-Pétersbourg en 1917 ont ainsi été conservés 357 . De façon un peu démonstrative, et sans doute peu conforme à la réalité de ce qui a pu se passer dans l’atelier du Théâtre d’Art en 1905, Meyerhold proclame que les peintres ont « brûlé et piétiné » la maquette. Les impasses du décor sont, sous la plume de Meyerhold, celles du naturalisme. Tournant et retournant les maquettes en vogue au Théâtre d’Art, les peintres et les metteurs en scène ont dans leurs mains le sort du théâtre moderne. Briser le théâtre ancien est le préalable à la solution révolutionnaire et non évolutionniste que Meyerhold veut prôner.

Stanislavski participe de près à ses activités tout en laissant à Meyerhold et aux peintres une entière liberté. Il conseille le peintre Oulianov. Stanislavski accepte ainsi de renoncer à de stricts principes réalistes et opte pour la stylisation et la théâtralité de la convention pour concevoir une structure dramatique dont la finalité pratique lui paraît d’abord être l’organisation de filiales du Théâtre d’Art en province. L’expérience du Théâtre-Studio est donc avant tout un laboratoire pour la dramaturgie symboliste qui annonce l’activité ultérieure de Meyerhold aussi bien que celle de Stanislavski. Elle tranche vigoureusement avec la culture figurative réaliste expérimentée avec Viktor Simov. La couleur, l’esquisse, le panneau, la fresque, la suggestion remplacent le volume constructif réaliste avec ses angles et ses teintes grises de poussière et d’épaisseur temporelle. Les peintres sont les personnalités les plus marquantes de cette expérience. Egorov, Oulianov continuent de travailler avec Stanislavski par la suite. L’Art nouveau pétersbourgeois commence à pénétrer l’univers de Stanislavski. Le champ véritable de l’expérimentation de Stanislavski se déplace quelque peu. Certes les projets de mises en scène occupent le premier plan, notamment Le Drame de la vie de Hamsun qui émerge en 1905. Mais tous les étés, Stanislavski est désormais pris par l’écriture de ses notes pédagogiques sur le jeu de l’acteur.

L’année 1905 est riche de rebondissements et de sursauts violents. Elle commence et s’achève par des événements révolutionnaires qui mettront finalement un terme à l’entreprise du Théâtre-Studio et menaceront l’existence même du Théâtre d’Art. Elle est pleine d’événements tragiques comme la guerre au Japon ou l’assassinat du gouverneur de Moscou par un SR, épisode reflété dans le journal du metteur en scène sur Les Revenants d’Ibsen. L’année 1905 est aussi marquée par la poursuite de l’écriture par Stanislavski de ses « notes », qu’il écrit régulièrement à l’été 1903 et surtout à l’été 1904. Un événement banal est signalé, au détour d’une phrase du Journal des Revenants par Stanislavski, après une visite au fils de Mamontov. Stanislavski va voir son parent, discute d’art. Le soir même, Sergueï Mamontov vient chez Stanislavski :

‘« Le soir, Sergueï Mamontov est venu chez moi. Je lui ai lu mes notes. »’

Les notes de Stanislavski sont l’embryon du système, exposé pour la première fois de façon rudimentaire dans l’article Début de saison, publié en 1907-1908 dans plusieurs livraisons de la revue L’artiste russe dirigée par Sergueï Mamontov. Le champ théorique à visée pédagogique devient progressivement le lieu d’une expérience dans la dramaturgie du jeu et de la création, là où Stanislavski crée un langage figuratif-dramatique. Le problème du jeu de l’acteur, de son propre jeu avant tout, le préoccupe. C’est autour de l’acteur que Stanislavski pourra concentrer ses expériences figuratives et finalement constituer le système.

Notes
352.

Sur Stanislavski, 1948 pp. 337 à 361, article de Sergueï Popov, acteur du Théâtre d’Art et administrateur du Théâtre et de l’actrice Virigina. Les articles de Tchouklov et de Brioussov qui rendent compte de l’expérience ont été partiellement publiés dans Meyerhold dans la critique théâtrale russe, 1892-1918, Moscou, ART, 1998, pp. 45-51.

353.

Meyerhold, 1968, p. 107 [Ecrits sur le théâtre, tome I, op. cit., p. 83.]

354.

Vinogradskaïa, I, 1971, p. 509.

355.

Oulianov, Mémoires, 1952, cité d’après Pojarskaïa, p. 159.

356.

Meyerhold, 1968, I, p. 107. [Ecrits sur le théâtre, tome I, op. cit., p. 83.]

357.

Certains d’entre eux ont été récemment publiés dans Meyerhold et les autres, OGI, Moscou, 2000.