Chapitre 4 : Recherches sur l’acteur et recherches figuratives

Ecriture scénique et recherche figurative

La période 1904-1908 est donc marquée par l’approfondissement de la réflexion psychologique et artistique sur le jeu de l’acteur. L’échec de l’expérience du Studio, outre les événements politiques que nous avons mentionnés, ne tient pas à une divergence esthétique avec Meyerhold sur les décors, le rôle des peintres, mais, selon Stanislavski, à la médiocrité de l’interprétation de l’acteur. Or, c’est surtout l’application de principes picturaux et symbolistes au jeu de l’acteur qui retient Stanislavski au moment où commence à se constituer clairement dans son esprit une idée plastique du jeu, conforme à sa compréhension de la beauté, comme principe réaliste et organique. Voilà ce qu’il écrit dans ses carnets, peu avant de composer la mise en scène des Revenants :

‘« Pourquoi l’art dans tous les domaines revient à la simplicité et au naturel, évitant les conventions ? C’est grâce à la culture de l’esprit qui naît dans l’humanité. Plus l’âme humaine est cultivée, plus elle est pure, naturelle, simple, proche de Dieu et de la nature. La convention est la manifestation de la barbarie, d’un goût gâté ou d’une monstruosité de l’âme. » 358

Pour Stanislavski, le jeu de l’acteur est réaliste dans son essence, c’est la condition même pour parvenir à créer dans l’art dramatique et même à créer un style quel qu’il soit. Voici les réflexions qu’il note en 1904, durant les répétitions des petites pièces de Maeterlinck où est présent leur traducteur, le poète symboliste Constantin Balmont, peu suspect de sympathie pour le réalisme :

‘« Durant les répétitions de Maeterlinck, Balmont a dit, après de nombreuses lectures, après avoir été convaincu par la pratique : “Dans le jeu de l’acteur, on parvient à l’idéalisme le plus haut grâce à un réalisme extrême. Lorsque le réalisme est porté jusqu’aux limites les plus hautes et les plus fines (artistiques, bien entendu), alors commence l’idéalisme”. ’ ‘Il a aussi dit : “Il faut jouer Maeterlinck éternellement, une fois pour toutes”. » 359

Ce qui préoccupe Stanislavski dans ces années et depuis toujours du fait de son activité quasi quotidienne, c’est le jeu de l’acteur. C’est le sens même de cette « cinquième » dimension dont nous parlions. Elle signifie l’Esprit, l’âme, c’est-à-dire pour Stanislavski, le jeu.

Parlant de la maquette et de la solution à laquelle il parvient pour Les Revenants d’une scène étroite qui permet de faire jouer « le relief » des figures, Stanislavski évoque l’écriture propre des mises-en-scène en six jours. C’est le moment où il retrace, dans son journal, la discussion avec le fils de Savva Mamontov où il est question du procédé d’écriture de Tchekhov qui utilise « resserrement et linéarité » afin de créer « une collection d’images » ou personnages qu’il observe ou invente, selon leurs traits caractéristiques. Ayant créé ces figures de jeu, Tchekhov les mélange comme des cartes, reprécise les éléments, fond plusieurs figures en une seule, considère l’attitude des autres par rapport à une seule. Bien sûr, l’on peut comprendre tout cela de façon littéraire et traditionnelle, comme une analyse psychologique ou l’atelier d’un écrivain. Mais avec Stanislavski, c’est un acteur qui parle, observe, note et fait de l’observation et même de la tenue de brouillons une méthode de travail pour l’acteur et d’abord pour lui-même. C’est aussi un metteur en scène qui parle une langue figurative. La méthode d’écriture de Tchekhov ne peut manquer de venir en résonance avec sa propre expérience d’écriture figurative pour les mouvements et la mise en scène des Revenants. La mise en scène, écrite, est comme un second texte, inventé qui se superpose au premier :

‘« A propos de la brièveté et de la concision de l’écriture de Tchekhov.
Un courtisan écrit à un autre courtisan : “Je n’avais pas le temps de vous écrire de façon courte, je vous écris donc une longue lettre. Pardonnez-moi. »
J’écris avec des longueurs, car je n’ai pas le temps d’écrire de façon concise.
D’un côté, un imbécile parle de façon très étrange, de l’autre… quelqu’un d’intelligent exprime clairement et avec détermination sa pensée.
L’imbécile seul peut tout exprimer avec des mots. »’

Les partitions de mise en scène de Stanislavski pour les pièces de Tchekhov consistent précisément pour lui à inventer ce paysage visuel et sonore qui n’est pas écrit et traduit dans les mots. L’expression de « texte scénique » est très courante dans le système stanislavskien ou post-stanislavskien. Anatoli Vassiliev l’utilise constamment pour dire que les acteurs écrivent un deuxième texte au-dessus du texte littéraire, ce texte étant celui de l’action. Pour le metteur en scène, il est antérieur au texte visuel et musical de la composition scénique. Mais comment saisir l’action, d’essence immatérielle ? L’action est tangible, chacun la ressent, mais comment trouver, alors qu’on ne la voit pas, un équivalent pour la saisir, l’orienter, la désigner pour la pratique de répétition et surtout pour la pratique pédagogique qui devient déterminante et décisive pour Stanislavski avec la création en 1912 du Premier Studio pour mettre à l’épreuve le Système ?

Je pense qu’une des solutions pour Stanislavski, outre l’étude des lois psychologiques de la conscience et du subconscient, est la voie figurative. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une voie délibérée, clairement formulée. Le choix conscient est psychologique, reposant sur les lois de la nature humaine, mais le subconscient de l’acteur et surtout du metteur en scène joue dans ce processus de théorisation. Or ce subconscient est travaillé dans les années 1905-1916 par une recherche figurative, une volonté de création et d’expérimentation très audacieuse, beaucoup plus qu’on ne le pense généralement, des interactions entre l’espace plastique de la scène et la figure de l’acteur. Le réalisme est, sinon délaissé, du moins mis à l’épreuve par des expériences plastiques et figuratives, non pas par un metteur en scène qui se voudrait peintre, épris de l’image, mais par quelqu’un qui cherche à comprendre les déterminations spatiales de la scène, et surtout les lois du jeu de l’acteur. Je ne sais si les notes et les diverses formulations du « système » parviennent à une synthèse réelle entre le figuratif et le dramatique, il y a en tout cas une imprégnation lexicale et conceptuelle qui commence à prendre forme en 1905, peu avant l’expérience du Studio que Stanislavski présente dans Ma Vie dans l’art, écrite en 1924, comme une nécessité avant tout plastique. La personnalité paradoxale de Stanislavski, fait que le langage plastique prend nécessairement un sens du point de vue du jeu de l’acteur, de ses principes. Stanislavski non seulement écrit et dessine sa mise en scène, parle d’art et confectionne des maquettes, mais il joue tous les soirs ou presque entre quinze et vingt fois par mois, soit plus d’un soir sur deux. En janvier 1905, au moment de l’écriture du journal des Revenants,il a joué quatre fois Gaev dans La Cerisaie, sept fois Chabelski dans Ivanov, deux fois Satine dans Les Bas-fonds, deux fois Verchinine dans Les Trois sœurs. En février, il joue quatre fois Gaev, cinq fois Chabelski, deux fois Verchinine, trois fois Satine, une fois Astrov dans Oncle Vania. Au début de la saison théâtrale 1904/1905, Stanislavski perd sa mère, le Théâtre d’Art a traversé plusieurs épreuves, comme la mort de Tchekhov, le départ de Gorki, après une brouille avec Nemirovitch-Dantchenko à propos de la mise en scène des Estivants, et celui de Savva Morozov, le principal actionnaire du Théâtre. Les relations avec Nemirovitch-Dantchenko sont tendues. Stanislavski a pourtant mis en scène trois petites pièces de Maeterlinck, et réalisé en partie son projet de « miniatures » à partir les récits de Tchekhov, pièces également qualifiées d’Esquisses par Nemirovitch-Dantchenko 360 .Dans une lettre du 8 août 1904, il dit écrire plusieurs chapitres de « ses notes » qui sont l’embryon du système. Bref, à plusieurs reprises, Stanislavski se déclare orphelin, ayant apparemment renoncé à occuper la première place comme acteur et comme metteur en scène, dans son propre théâtre. En juin 1905, il dira même « ne pas aimer cette activité » et « être un acteur dans l’âme » 361 . Il faut bien sûr prendre un peu de recul avec cette tonalité pessimiste et un brin théâtrale, qui fait varier la teneur de ses lettres selon ses correspondants. Mais, c’est aussi le moment où il conçoit le projet du Studio, comme s’il se sentait à l’étroit dans son propre théâtre. Faire appel à Meyerhold, contre l’avis de Nemirovitch-Dantchenko, c’est aussi poursuivre la lignée symboliste du spectacle de Maeterlinck et de la forme dont il rêve pour les miniatures. Il souhaite construire une sorte de jeu de chaises musicales pour les spectacles qui tourneraient alternativement dans plusieurs villes de province. Dès ce moment, il prévoit d’écrire la mise en scène du Drame de la vie de Knut Hamsun qu’il considérera comme « une révolution dans l’art ». L’ouverture du Studio n’est donc pas surprenante. Stanislavski participe aux discussions sur le décor avec les peintres du Studio : Soudeïkine, Sapounov, Denissov, Oulianov. Egorov, le futur décorateur de ces mises en scène symbolistes (Le Drame de la vie, La Vie d’un homme, L’Oiseau bleu) est responsable des accessoires au Studio de la rue Povarskaïa.

Notes
358.

Journal d’Ivan Mironytch, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 237. Il s’agit de la transcription par Stanislavski d’une conversation privée qu’il a avec sa femme sur l’art, après une représentation d’I. Duncan et non d’une déclaration de principes esthétiques, mais cela révèle la distance volontaire que Stanislavski entretient avec la convention et la cohérence de sa position qui défend toujours le réalisme, sinon en art, du moins pour le jeu de l’acteur.

359.

Notes après la saison 1904-1905, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 261.

360.

Lettre à Stanislavski du 25 juillet 1904 et lettre à Olga Knipper du 11 août 1904, Nemirovitch-Dantchenko I, 2003, p. 533 et p. 537.

361.

Lettre à Nemirovitch-Dantchenko, datée de juin 1905, Stanislavski, 1988-1999, VII, p. 587.