Figuration psychologique et visibilité

Le rêve est au dynamisme, au mouvement de la forme. L’on peut saisir sur le vif dans le journal de mise en scène des Revenants d’Ibsen, comment l’on passe des mouvements physiques aux mouvements psychologiques et comment l’attention du metteur en scène se déporte. Les deux mouvements semblent indistinctement liés pour Stanislavski qui écrit sa mise en scène en fonction de ce deuxième texte physique et scénique qu’il invente pour les acteurs. La vie continue qu’il leur crée est inséparable de l’action psychologique :

‘« J’ai écrit pendant deux jours la mise en scène (…) j’ai repéré les lieux [de plantation pour le jeu]. (…) Il y a dans cette pièce des scènes très longues et je n’arrive pas à saisir, sans me mettre à vivre à l’intérieur, où sont et quels sont les passages de l’âme. » 362

Le mot « passage » perehod est d’abord physique, spatial, plastique. C’est littéralement le déplacement d’un acteur, son passage d’un endroit à l’autre de la scène. Mais il s’agit là des transitions de l’âme qui doivent donc être construites ou dessinées de façon quasi spatiale, comme pour le cahier de mise en scène. Durant les mêmes jours, commencent en effet les discussions sur les rôles avec les acteurs. C’est l’occasion pour Stanislavski de se distinguer sur le terrain figuratif du jeu, comme il le fait, dans une certaine mesure, pour le décor :

‘« L’acteur peut se contenter, dans un premier temps, des tons généraux du rôle, pour ainsi dire de son coloris principal. Quand il aura trouvé et se sera fait au personnage [obraz], au caractère et à l’humeur, sous ses traits généraux, on peut alors compléter pour lui quelques particularités et quelques détails. J’ai remarqué que quand Némirovitch fait la mise en scène et fouille, dès le début, avec méticulosité pour trouver jusqu’aux plus infimes détails, les acteurs s’embrouillent à l’intérieur d’un texte difficile et souvent alourdissent ou simplement dessinent dans le brouillard l’image du personnage [obraz] et ses sentiments les plus simples et les plus rectilignes [prjamolinejny]. »’

La surdétermination figurative du lexique est évidente : « tons généraux », « coloris principaux », dessin de l’image du personnage. Il n’est pas jusqu’au caractère « direct », fruste, des sentiments les plus simples qui ne résonne plastiquement, linéairement. L’acteur doit s’occuper d’une ligne droite plutôt que d’une application pesante. Il doit dessiner à grands traits plutôt que soigner tous les détails au risque de se sentir paralysé. Stanislavski vise l’action et la faculté de l’acteur à se mettre en mouvement, pour cela il va loin, bouleversant le mode normal de répétition, renonçant plus tard à toute analyse préalable de la part du metteur en scène et à l’écriture même du cahier de mise en scène. Pour que l’acteur soit pleinement créateur figuratif, c’est-à-dire dramatique, Stanislavski lui sacrifiera ses droits de metteur en scène – le dessin de la mise-en-scène – au nom du dessin du rôle. C’est l’enjeu des années 1905-1908.

Le dessin du cahier de mise en scène est pourtant le talent principal reconnu à Stanislavski par Nemirovitch-Dantchenko et même par Tchekhov. L’écrivain avait envisagé une édition de ses pièces faisant figurer, en regard du texte, les mouvements scéniques des acteurs dessinés par Stanislavski. Dans la pratique des études, issues des expériences des différents Studios de Stanislavski, au contraire, les mises-en-scène sont absentes. S’il n’y a plus ce dessin extérieur, cela ne signifie pas que toute figuration soit abolie. Au contraire, elle trouve à s’exprimer dans le jeu de l’acteur, dans son invention, son imagination, sa faculté figurative. Dans le journal de mise en scène des Revenants, on voit clairement un embryon de cette évolution dans la tenue même du journal. Certes, le processus temporel décrit fait passer de l’élaboration figurative des décors (dessins, maquettes, esquisses) à l’écriture des mises-en-scène,puis aux répétitions proprement dites ainsi décrites, s’agissant de la transmission de la mise en scène écrite par Stanislavski :

‘« Nous nous sommes mis d’accord sur tout à propos du décor. Némirovitch (qui a déjà pris connaissance de la mise en scène ) a lu mes didascalies pendant que les acteurs lisaient leur rôle à haute voix en notant les déplacements [perehody] et mes notes. J’étais assis sur le côté et je corrigeais ce qui n’était pas clair, c’est-à-dire que j’illustrais ma mise en scène . (…)
Némirovitch a de nouveau lu, les acteurs lisaient leur rôle et notaient. » 363

Stanislavski note scrupuleusement le procédé adopté. On peut s’interroger sur les raisons qui justifient ces notes. Il ne s’agit pas d’un intérêt documentaire. Noter le procédé de création de la mise- en-scène, c’est contrôler soi-même son processus de création, observer ce qui se passe dans la fabrication des mouvements physiques du spectacle et comment ces mouvements s’accordent aux « passages » psychologiques. C’est peut-être le signe que Stanislavski n’est pas satisfait de son procédé de travail, comme des différents projets de maquettes. La façon même de travailler du metteur en scène doit être essayée, interrogée, remodelée, notée en tout cas, comme un processus. Le journal intime sera finalement, après bien des hésitations, la forme choisie par Stanislavski pour son traité théorique Le Travail de l’acteur sur soi. Le journal du metteur en scène (non de l’acteur) montre cette fois les différentes hésitations, mais aussi les moments de la vie qui se mêlent et contribuent à forger l’électricité et non la morne littérature d’une présentation desséchante, systématique dans ses procédures. La pièce ne peut être sentie en elle-même, mais dans ses transformations spatiales qui approchent des transformations psychologiques, éprouvées par l’acteur. Le terme pereživanie, l’expérience de la vie éprouvée, ne semble pas encore employé strictement par Stanislavski, mais le sens y est. Les atermoiements traversés par le metteur en scène, traduits dans la forme temporelle du journal au jour le jour, donnent le sens véritable de ce terme, intraduisible dans l’immédiateté d’un mot qui figurerait un instant, une image arrêtée. Dans le pereživanie, il s’agit d’une traversée de l’âme et du corps, jour après jour. Le metteur en scène doit traverser la pièce et parvenir à voir à travers elle, comme l’acteur traverse le rôle. Cette vision perspective est un mouvement physique et psychologique de dégagement, de frayage à travers les embûches matérielles et morales. Traverser la pièce, c’est élaborer une autre forme de perspective théâtrale, non construite pour la vision de la scène monumentale, dans l’apparat du cadre de scène, mais éprouvée par la vie de l’acteur, dans le cadre du Système et recherchée encore dans ces années par Stanislavski dans l’agencement du décor et la continuité des déplacements et des « passages » des mises-en-scène. Le vocabulaire plastique concerne aussi bien les mouvements physiques des acteurs que l’interprétation du metteur en scène. C’est aussi dans ces termes que peut s’exprimer le jeu de l’acteur et sa théorie :

‘« Si l’on connaît la pièce dans tous ces passages psychologiques et si l’on sent le coloris de chaque scène, prise en elle-même, il est alors facile de voir à travers toute la pièce, en avant, scène après scène, et de vérifier, à l’avance, s’il y a assez de lieux pour le jeu dans la plantation et si tous ces lieux épuisent les humeurs que donne la pièce. Mais lorsque, comme c’est le cas cette fois-ci, l’on ne connaît pas bien la pièce et que l’on n’a pas le temps de bien la connaître, alors, prévoyant des surprises dans le futur, on a très à cœur et l’on veille aux lieux de plantation théâtrale pour le jeu. Il faut néanmoins que les caractères, sous leurs traits généraux, et les idées principales de l’auteur soient clairs. Ils joueront le rôle de bonne étoile qui éclaire le plan avec la lumière juste. On tend vers cette idée finale et chaque petit détail, jusqu’aux effets sonores, doit venir de cette idée principale. » 364

Le terme de perspective n’est pas prononcé. Il n’apparaît pas encore clairement formulé dans la langue théorique et Stanislavski ne concentre pas encore toutes ses forces et ses remarques sur l’élaboration théorique du jeu de l’acteur, mais la visibilité implicite de la vision traversante, dégagée de la pièce, est une sorte de perspective du metteur en scène. Elle sera théorisée plus tard comme perspective du rôle et de l’acteur. La lumière et l’étoile qui guident le metteur en scène dans le noir sont un embryon de ce qui deviendra, dans la théorisation plus tardive, le surobjectif, désigné ici comme idée principale. Celle-ci vient de la pièce, de l’auteur, et sans elle, rien ne peut être créé, entrepris ni par l’acteur ni par le metteur en scène.

L’attention à la visibilité se lit déjà dans les notes consacrées aux répétitions de la pièce Ivan Mironytch de Tchirikov à la fin de l’année 1904. C’est la première mise en scène indépendante de Loujski, l’un des fidèles du Théâtre, mais Stanislavski y est étroitement associé. Là aussi Stanislavski tient un journal personnel de répétition qui lui permet de suivre le processus de genèse du spectacle :

‘« La personnalité d’un être humain se compose de son âme et de son apparence extérieure. L’apparence extérieure de l’image scénique représentée par l’acteur est très importante, mais son âme est encore plus importante. Il est facile d’intéresser le public avec l’extériorité, dans la mesure où elle est visible et tient aux choses. En éveillant l’attention, grâce à l’apparence extérieure, l’acteur doit se servir de cette attention pour montrer l’âme de la personne qu’il représente. C’est beaucoup plus difficile.
On peut observer l’âme d’un homme à travers ses yeux qui expriment le mieux l’âme.
Il n’est pas facile de montrer sur scène ses yeux et leur expression à une foule de mille personnes. Il faut pour cela savoir transférer l’attention du public vers les yeux dont l’expression éclaire le mot et lui donne un sens et de l’importance. Il est clair que pour observer le point minuscule que constituent les yeux, il faut qu’une foule de mille personnes puisse les voir et plonger en eux leur regard. Il faut pour cela de l’immobilité et du temps. Ainsi, pour montrer les yeux, il ne faut pas détourner d’eux l’attention par des mouvements et des gestes superflus, il faut donner du temps pour choisir sur scène une position qui permette de rendre visibles pour le public les yeux et leur expression. Il faut pour cela un jeu inspiré [oduhatvorennaja igra] sans lequel il n’y aura pas d’expression intéressante des yeux, c’est-à-dire qu’il n’y aura rien à montrer au public, il faut en outre du sang-froid et du calme dans le jeu, grâce auxquels la foule sera en état de lire l’expression des yeux des acteurs. Ainsi, la technique de l’acteur (sans toucher la question de l’empathie [pereživanie] personnelle consiste à a) intéresser le public par l’apparence extérieure ; b) savoir attirer son attention vers le mot et le geste et c) faire en sorte de porter toute son attention, sans qu’il le remarque, vers les yeux pour lui dicter alors l’humeur de l’âme. Pour attirer l’attention par l’apparence extérieure, il faut que cette dernière soit artistiquement vraie, expressive et exprime l’humeur spirituelle de l’image [obraz].’ ‘Les gestes doivent finir de dessiner le personnage [obraz] et le mot exprimer l’humeur de l’âme. » 365

Dans le Journal d’Ivan Mironytch, Stanislavski aborde ensuite les particularités de chacun des acteurs du spectacle. De nombreuses observations précises serviront de modèle aux acteurs fictifs du Travail de l’acteur sur soi, notamment pour la deuxième partie et le travail sur la parole. Ce texte est admirable car il contient en germe tous les principes du « système » qui cherche à se formuler par une volonté de généralisation théorique. Pourquoi sinon tenir un journal et le commencer volontairement de façon si abstraite, si générale ? On voit tout le réseau filigrané de sens qui se constitue dans les lignes que nous venons de citer. Stanislavski commence par considérer l’apparence extérieure qui est le point de départ de ce texte. Elle ne relève pas seulement du visage, passe par tout le corps de l’acteur, sa particularité individuelle, sa démarche physique, mais aussi par la volonté du metteur en scène et du peintre-décorateur d’influencer cette apparence : à travers le costume, le maquillage, les indications de jeu (pour la façon de parler, de marcher, les jeux de scène, etc.). Mais le cœur du jeu se situe dans les mouvements psychologiques opposés et qui prolongent l’apparence physique extérieure de l’acteur. Le point de passage entre l’intérieur psychologique et l’extérieur corporel, ce sont les yeux, ces « miroirs de l’âme », selon la formule reprise dans le chapitre sur l’attention scénique. Le terme d’attention n’est peut-être pas encore un élément du « système » en gestation, mais il le deviendra bientôt et ce sera l’un des tous premiers. Il est surdéterminé dans le texte, à propos du public qui doit prêter attention à l’âme de l’acteur par un jeu savant de passages et de concentration sur le point le plus infime de la psychologie intérieure : les yeux qui expriment l’âme. Il en va de même pour le terme de pereživanie, ici traduit par empathie, terme-clé du système qui remplace en quelque sorte l’humeur, nastroenie. Le terme de pereživanie est utilisé pour le public, mais passe ici clairement du côté de l’acteur, le rapport entre le public et l’acteur du théâtre psychologique étant désigné, dans l’école de théâtre russe issue de Stanislavski, par le sopereživanie, une sorte de communion ou d’empathie co-extensive qui saisit tout l’être de la salle, corps et âme. Voilà comment Stanislavski la caractérise dans ce même texte :

‘« Si par hasard, en dépit de la volonté de l’acteur, son talent se montre un instant dans ses yeux dans un moment de véritable empathie [pereživanie], le public emportera avec lui ce moment pour l’éternité, à la gloire de l’acteur. Néanmoins, cette impression ne peut être comparée à ce qui résulte d’une pièce de talent, transmise par des acteurs par une empathie [pereživanie] véritable et non conventionnelle, traversant et se communiquant au public à travers les yeux des acteurs. » 366

Ces textes montrent la particularité du théâtre psychologique stanislavskien qui ne vise pas seulement l’émotion de l’acteur qui doit éprouver des sentiments forts, mais surtout l’expression publique de cette émotion, qu’il faut entendre comme motion. Il s’agit d’un mouvement prêt à se transmettre, à se communiquer. La concentration s’opère sur la personne même de l’acteur et tout porte à croire que l’apparence physique et les mouvements de l’âme sont comme les faces d’une même médaille. Il faut trouver une façon de désigner ces mouvements, leur intention, leur direction. Le lexique physique de la scène est tout disponible pour cela. Les mouvements de l’âme, exprimés par des mots, reçoivent une force expressive et même contaminante, enthousiasmante – zaraženie, expression qui se retrouve, sous la plume de Stanislavski et qui sert à Nemirovitch-Dantchenko à désigner la nature du rapport entre le metteur en scène et l’acteur : le premier doit entraîner le second.

La lisibilité de la scène en passe par une visibilité psychologique intérieure de l’âme de l’acteur concentrée dans ses yeux. Il s’agit dans ce texte de décrire la concentration du public sur le point minuscule des yeux qui figure l’âme. Tout le système consiste à parler de ce que voit l’acteur, de sa propre concentration ou attention sur un point minuscule tiré de l’âme de la pièce, de sa mémoire, de son psychisme. C’est à partir de ce point lumineux, focal, que Stanislavski appelle surobjectif et surobjectif que l’acteur peut tracer des lignes, des contours, un paysage ou un portrait, bref, qu’il peut lui-même devenir source de création figurative, comme un peintre, comme un metteur en scène.

Notes
.

en français dans le texte.

362.

Journal des Revenants, op. cit., p. 248.

.

en français dans le texte.

.

en français dans le texte.

363.

Ibid., p. 250.

364.

Ibid., p. 248-249.

365.

Journal de mise en scène d’Ivan Mironytch, fin 1904-début 1905, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 189-190.

366.

Ibid., p. 190.