Création de la vie et tempo

La visibilité du regard, prônée par Stanislavski, est une concentration de l’attention et un signe du passage de l’extérieur à l’intérieur. La corrélation entre les mouvements extérieurs de l’acteur et la profondeur de ses sentiments, ce que Stanislavski appelle la vie, fait s’opposer le vocabulaire de la vie : zažit’, commencer à vivre, vživat’sja, rentrer dans la vie, etc, et « l’apathie et la nostalgie », l’ennui. La composition de la vie sur scène est implicitement comparée à la constitution d’une gamme de notes, à propos de l’acteur et metteur en scène du spectacle Loujski qui trouve une note vivante et construit tout le rôle à partir d’elle, ce qui mène à la monotonie. Il faut trouver une seconde note, grâce à laquelle une troisième se constitue :

‘« Trois notes créent tout de suite une quatrième, une cinquième, une sixième note, et ainsi de suite. C’est ainsi que se compose une gamme. Va sur scène et joue. Toutes ces notes se poseront d’elles-mêmes dans les répétitions, là où il faut. C’est là le travail principal de création. L’intérieur découle de l’extérieur et vice versa. C’est ainsi que l’on rentre dans la vie du personnage [obraz], que l’on s’habitue à lui, que l’on s’y apparente. Ensuite on apprend à le montrer et à le dessiner au public. » 367

L’extérieur et l’intérieur ne correspondent pas tout à fait au conscient et à l’inconscient (subconscient) du Travail de l’acteur sur soi, mais la formule a une construction semblable. Dans le traité des années trente, il s’agit d’aller vers le subconscient par des moyens conscients. L’architecture du système semble alors privilégier l’intériorité du pereživanie auquel est consacré le premier livre, par rapport aux moyens plus physiques de l’incarnation scénique, voploščenie. Mais, dans la formule du pereživanie, Stanislavski prend soin de faire figurer l’incarnation scénique et la forme qui sont les moyens de la réalisation de l’apparence extérieure. Le traité oppose aussi les arts de la représentation et les arts du pereživanie. Il est clair que l’intérieur et l’extérieur peuvent aussi en rendre compte. Dans le cas de l’art de la représentation, la vie vécue et éprouvée, une ou plusieurs fois par l’acteur, s’arrête tandis que l’implication psychologique du pereživanie rend la continuité de la vie à chaque moment de l’interprétation et à chaque occurrence. Mais ici Stanislavski prend soin de souligner que le mouvement se fait dans les deux sens, et donc aussi de l’intérieur vers l’extérieur. Ce va et vient est la condition de la vie qui se déroule dans le temps.

Le temps devient ainsi l’une des conditions pour que le public voie les yeux, mais aussi pour que l’acteur rentre dans la vie du rôle. On peut pénétrer par effraction dans le rôle, mais il n’y aura dans cette saisie qu’un talent génial, une poussée de l’inspiration divine, une action d’Apollon au sujet de qui Stanislavski émet quelques doutes. Si l’empathie doit être complète et durable, la communication d’âme à âme, d’yeux à yeux se fait par « une véritable empathie intérieure ». Le temps sera l’un des impératifs constants du metteur en scène et du pédagogue. Stanislavski, dans les mêmes années, à la faveur d’un conflit très dur avec Nemirovitch-Dantchenko réclamera pour lui-même de n’être contraint par aucune limitation temporelle 368 . Quand les élèves du Premier Studio commenceront à le quitter, il arguera toujours du fait qu’il leur faut encore un peu de temps, qu’ils pourraient prendre de l’assurance et qu’ils sont trop impatients. De la même façon pour le jeu de l’acteur :

‘« Le public s’intéresse à ce qui est simple, sincère, naturel, compréhensible et expressif. Tous ces côtés sont rendus par le calme, le sang-froid et non par la hâte. » ’

Comme pour le tempo, il y a une corrélation entre l’extériorité du temps et l’intériorisation, la concentration de l’énergie de jeu. Tempo et tempérament sont des termes proches phonétiquement, le premier étant une sorte d’abréviation du second – temperament et temp. Dans le journal du metteur en scène consacré aux Revenants d’Ibsen, c’est par ce terme que Stanislavski clôt ses considérations sur le spectacle, surtout consacrées à la construction des maquettes et au dessin des mises-en-scène, en écrivant à propos de l’acteur Katchalov :

‘« J’ai remarqué pour la première fois que V. I. Katchalov se dirige en mesure, selon les mots qu’il prononce. Je lui ai lié les bras, il a commencé à diriger avec ses doigts, j’ai éliminé aussi ce mouvement, il a commencé à faire le chef d’orchestre avec le tronc, puis la tête. Tant qu’il ne se défera pas de cela, il ne trouvera pas de véritable tempérament simple. En libérant ses mains et les autres mouvements involontaires, il ne manquera pas de tomber sur le nœud intérieur, d’où partira le véritable tempérament. En outre, pour remplacer les mouvements qui semblent intéressants pour le public, il aura recours à d’autres ruses, par exemple à des intonations intéressantes et qui viennent de la vie. » 369

L’intuition de Stanislavski est qu’il faut travailler sur les conditions mêmes de la création et c’est pourquoi il observe les acteurs, les peintres et s’observe lui-même afin de comprendre les moteurs de la créativité.

Notes
367.

Ibid., p. 195.

368.

Olga Radichtcheva, op. cit., II, p. 137.

369.

Journal des Revenants, op. cit., p. 251.