Plasticité du jeu

Ainsi l’expérience analytique de Stanislavski sur lui-même, pour étudier le processus de création du spectacle du point de vue du metteur en scène et, avant tout, dans la construction de la maquette et du dessin des mises-en-scène, se résout en une considération rythmique sur l’énergie de jeu de l’acteur. Par la suite, Stanislavski renonce à dessiner les mises-en scène à l’avance, à décider de la construction plastique et architectonique de l’espace pour rechercher avant tout la création du rôle par l’acteur. Le travail du metteur en scène et du pédagogue, qui en l’espèce se confondent, consiste à développer la création propre de l’acteur assimilé à une œuvre d’art. L’art bien sûr est compris comme l’expression de la nature même, c’est-à-dire de l’esprit humain qui parfois, dans les carnets, n’est pas sans dissimuler quelque écho tolstoïen :

‘« Les adeptes des écoles et des règles en art ont une seule beauté à eux et n’admettent pas les autres. Ainsi, certains adorent les lignes droites, les autres les lignes courbes, les uns la simplicité, les autres le maniéré [vyčurnost’].
Chacun isolément est convaincu que sa beauté est la seule, juste et droite.
Mais regardez donc, législateurs en art, autour de vous le monde créé par Dieu. Regardez le ciel et les nuages. Que de lignes et de couleurs n’a-t-il pas : lignes droites et maniérées dont on a même pas idée et toutes sont simples et naturelles, comme tout ce qu’il y a dans la nature. La beauté est répandue partout où il y a de la vie. Elle est diverse, comme la nature et jamais, Dieu merci, elle ne se laissera ranger dans quelque cadre que ce soit ou dans quelque convention que ce soit. Au lieu d’inventer de nouvelles règles, soyez plus proches de la nature, du naturel, c’est-à-dire de Dieu et vous comprendrez alors la beauté non pas unique, mais innombrable de Dieu que les règles et les conventions vous ont dissimulée. » 370

« Il n’y a pas de convention » 371 , tel est le mot d’ordre de Stanislavski. Cela anticipe peut-être les désaccords possibles avec Meyerhold, mais l’interprétation de ce texte ne peut être univoque. Il a un caractère de manifeste esthétique en faveur du réalisme. Comme le réalisme initial de Courbet ou de Zola, il consiste à récuser les règles, l’académisme, le principe d’imitation. Il s’agit pour le réaliste de créer et non de se conformer à un modèle. Il n’y a pas d’autre critère régulateur de l’activité artistique que la nature, ici comprise, de façon romantique, comme création divine.

Mais la nature, envisagée par Stanislavski, pour divine qu’elle soit, est inséparable d’une matérialité physique. Stanislavski est prêt à suivre la dramaturgie symboliste qui répond au critère de l’imagination créatrice, à l’inventivité, à la ligne du fabuleux, mais un élément physique est irrécusable, c’est l’acteur. La nature sur scène est avant tout celle de l’acteur que Stanislavski désigne, dans la dernière rédaction du « système », en termes psychologiques, comme subconscient. Les possibilités expressives formelles sont reconnues, en tant que substances déjà créées dans la nature humaine. L’art de l’acteur ne consiste alors qu’à mettre à bas les défenses psychologiques qu’il érige. Stanislavski, dans ses répétitions d’Ivan Mironytch, constitue clairement comme problème figuratif la catégorie négative du cliché, d’abord compris en termes musicaux comme « ton général » :

‘« chaque acteur a son ton général par lequel il croit exprimer ce qu’il ressent » 372 , ’

le cliché est mis du côté de l’académisme, représenté par le Théâtre Maly :

‘« sans doute les nerfs du jeu sont pris au point qu’il ne se laisse aller à aucune expression, en dehors de celle à laquelle le cliché [šablon] l’a habitué. » 373

Parlant d’un acteur qui en reste à cette généralité, Stanislavski utilise des comparaisons minérales et architecturales : l’acteur construit un « mur de pierre » dont le metteur en scène ne peut forcer l’enceinte, s’il ne l’aide à trouver la note juste qui permet de ne pas jouer faux, pour lui éviter de se perdre dans le « labyrinthe » du rôle. Plus tard, Stanislavski parlera des « profondes oubliettes » [tajniki] de l’inconscient.

Dans un schéma qui n’est pas sans évoquer les constructions de la psychanalyse, la forteresse que se construit l’acteur l’empêche d’exprimer les forces créatrices, nécessairement naturelles et subconscientes. Il s’agit donc de libérer l’émotion et l’action : la nature elle-même. Si l’acteur joue un rôle qui doit être le centre de la pièce, il s’agit pour lui de « jeter un coup d’œil différent sur le rôle ». L’interprétation du rôle suit une économie du jeu de l’acteur, le personnage principal ne peut devenir vivant et central par une contention de l’acteur [pyžycja]. Les nerfs de l’acteur se tendent pour changer de voix, froncer les sourcils. Or il s’agit de montrer le calme du rôle, par le contentement de soi. Il faut donc trouver d’autres nuances psychologiques. Le metteur en scène change ainsi la sensation de soi de l’acteur et du personnage. Seul un sentiment positif peut permettre, pense Stanislavski, de construire le rôle dans sa diversité. Stanislavski craint par-dessus tout l’uniformité, la beauté unique de ceux qui se soumettent à une règle extérieure. Le contentement éprouvé par le personnage d’Ivan Mironytch permet à l’acteur Loujski de trouver une variété de note, de se détendre, de dessiner le rôle autrement. Le rôle peut alors devenir le centre de la pièce que le metteur en scène exprime plastiquement. A cette occasion, Stanislavski, comme Meyerhold dans Du théâtre, n’est pas favorable à la ligne droite, la récusant pour la courbure nécessaire de la ligne – izloma, de la scène, dans son architecture et en particulier dans son sol, ce qui correspond aussi à un ressort physique du mouvement, une économie du geste. Pour Stanislavski, la variété des lignes courbes s’obtient dans la nature de l’acteur en libérant sa plasticité émotionnelle à l’inverse des actrices de province :

‘« En fait, les actrices de province procèdent ainsi : si elles parlent de l’ennui, il leur faut toujours prendre un visage tragique, si elles parlent du beau, il leur faut sourire, montrer de la joie, éclater de rire, elles orientent tous les dessins de l’âme en ligne droite vers le centre, comme si elles traçaient cette ligne à la règle. Le dessin du rôle paraît alors net, clair, compréhensible pour tout le monde – rectiligne. Hélas, c’est seulement au théâtre que l’âme humaine produit de telles lignes droites sur un diagramme, dans la vie, les courbures [izgiby] de l’âme sont insaisissables, estompées, sinueuses et peu claires. » 374

Ainsi pour Stanislavski, le jeu de l’acteur est-il, comme pour Meyerhold, la seule œuvre d’art qui soit au théâtre. La courbe, la spirale, la sinuosité sont les formes mêmes de l’Art nouveau. Ce retour formel à un certain maniérisme (au moment même où cette notion de maniérisme et l’étude de cette période reviennent en grâce chez les historiens d’art) coïncide avec l’accentuation de la psychologie humaine dans ses possibilités expressives. L’acteur est donc le lieu pour Stanislavski (son lieu propre en tant qu’il est lui-même acteur) où devraient s’exprimer les possibilités plastiques de la psychologie. Mais comment traduire un langage dans un autre ? Stanislavski ne peut s’empêcher de considérer l’évolution de la peinture et de la sculpture pour s’inquiéter, comme il s’en souvient dans Ma Vie dans l’art, de la façon dont l’acteur pourrait rendre l’inquiétude qui traverse un tableau de Vroubel dont on peut supposer qu’il s’agit du Démon (ill. 109) :

‘« Il arrive parfois que tu te retrouves debout devant des œuvres de Vroubel ou d’autres novateurs de cette époque et, suivant une habitude d’acteur et de metteur en scène, tu t’insères mentalement, par habitude, dans le cadre du tableau, comme si tu te frayais un chemin à l’intérieur du tableau, pour te pénétrer de son humeur [nastroenie] et te plier physiquement à lui, non pas de l’extérieur, mais de là-bas, comme si c’était depuis Vroubel lui-même ou des personnages [obrazy], des images qu’il peint. Mais le contenu intérieur, exprimé dans le tableau, est indéfinissable, insaisissable pour la conscience, tu ne le ressens que durant certaines minutes lumineuses et tu l’oublies, après l’avoir ressenti. Durant ces éclairs surconscients de l’inspiration, tu as l’impression de laisser passer Vroubel à travers toi, à travers ton corps, tes muscles, tes gestes, tes poses et ils commencent à exprimer ce qu’il y a d’essentiel dans le tableau. Tu essaies de te souvenir physiquement de ce qui a été trouvé, tu essaies de le faire passer dans le miroir et de vérifier de ton œil, en t’aidant du miroir, les lignes incarnées dans ton corps, mais, à ton grand étonnement, tu ne retrouves dans le reflet du miroir qu’une caricature de Vroubel, la contorsion [lomanie] de l’acteur et, plus souvent encore, le vieux cliché bien connu, éculé de l’opéra. Et tu retournes vers le tableau, et tu te tiens de nouveau debout devant lui et tu sens que tu rends à ta façon son contenu intérieur. Cette fois, tu te contrôles par ta sensation de soi générale, tu t’observes légèrement de ton regard intérieur et – ô horreur – c’est de nouveau le même résultat. Dans le meilleur des cas, tu te surprends à “singer” la forme extérieure des lignes de Vroubel, oubliant l’essence intérieure du tableau.» 375

Ce texte pose, de la façon la plus admirable qui soit, la confrontation entre l’acteur et la peinture, entre des moyens expressifs, à la fois proches et différents. Comment rendre dans la chair de l’acteur la psychologie du personnage, mais aussi les qualités picturales de l’image ? Quels moyens l’acteur et le metteur en scène peuvent-il trouver pour exprimer « l’essence intérieure » du tableau. On est esthétiquement proche de la « nécessité intérieure » de Kandinsky dans Du spirituel dans l’art, écrit en 1912. La préoccupation formelle porte peut-être moins sur la couleur que sur la ligne, mais il s’agit toujours de trouver la ligne sensible d’expression de la qualité plastique dans une forme musicale. Stanislavski développe aussi toute une série de métaphores musicales qui traduisent la recherche d’un vocabulaire dramaturgique. Mais nul doute que l’expérience de Stanislavski est autobiographique. Le « tu » que nous avons maintenu dans la traduction est l’une de ses marques stylistiques. L’artiste qui veut rentrer dans la toile pour pouvoir la regarder du point de vue de l’image-personnage est l’acteur qui cherche pareillement à rentrer dans son rôle, comme à travers un trou de serrure. Se souvenant de répétitions au Studio d’Opéra et de Drame, Maria Knebel cite un propos de Stanislavski, reprenant une image de l’acteur Moskvine « debout devant le rôle. Je ne peux y entrer et le metteur en scène me tire pour passer dans cette fente. » 376 L’effort du passage de l’acteur vers sa figure scénique est aussi celui du metteur en scène. L’effort et la contention sont physiques, passant par les lignes du corps, mais, aux yeux de Stanislavski, la solution physique n’est pas compatible avec une vie scénique authentique ni avec le réalisme de l’acteur, non comme style artistique, mais comme critère esthétique du jeu. Les étapes de cette confrontation douloureuse à la peinture pré-symboliste, à l’icône de la modernité picturale russe qu’est la peinture de Vroubel, rappellent les étapes mêmes et la classification du jeu de l’acteur. Comme Nazvanov dans Le Travail de l’acteur sur soi I, le « tu » stanislavskien passe par l’étape du miroir, mais le critique intérieur n’y voit que déformation de l’image du tableau, qu’exagération des lignes. Le lomanie qui désigne la grimace, l’exagération, la contorsion pour en rendre ses échos plastiques n’est pas sans rappeler l’izloma, la courbure qui peut aussi être brisure de l’âme.

Vroubel est le grand modèle de toute la génération symboliste, des peintres de La Rose bleue, de l’expressionnisme russe. La sinuosité, on l’a vu pour Meyerhold, est la marque de l’Art nouveau, de la forme traversée par la sourde inquiétude de la ligne serpentine, du mouvement contrasté, du démonisme rendu humain. Stanislavski pressent que ces contours sont ceux de la psychologie dramatique qu’il veut mettre en œuvre, dont il cherche à faire une œuvre d’art. Stanislavski peut être rapproché de Freud par l’étude des conditions de possibilité de la création, du dépassement des conflits internes par la sublimation, le besoin de protection de la conscience, de sécurité et l’expression d’une certaine forme d’énergie libidinale puisque le rapport entre l’acteur et le rôle est très explicitement comparé à un acte sexuel, comme acte d’amour. Il ne s’agit pas toutefois, pour Stanislavski, d’une étude des pathologies des nerfs, mais d’une construction esthétique et artistique, sous le signe de l’harmonie. C’est là que ses propres recherches sur l’architecture scénique, sur le dessin des mises-en-scène trouvent à s’exprimer. In fine, il sera même prêt à renoncer, dans le cadre du Studio, à ses fonctions de metteur en scène, comme ordonnateur d’espace, peintre et plasticien, dessinateur de la continuité de la vie, dans les gestes du quotidien et les groupements de la vie sur scène. Mais ce n’est sans doute pas un renoncement à la plasticité ou au sens artistique. Simplement, ce dernier est transposé sur le plan du jeu de l’acteur et de son processus de développement, appelé processus créateur. Stanislavski reprend au vol l’image de la graine de Nemirovitch-Dantchenko, mais la croissance du rôle est dès 1905 comprise comme une évolution sensible et visible. Le dessin s’y relie déjà avec la vie, dans le temps, à travers la notion de pereživanie, comme durée traversée de vie, mouvement construit par l’acteur, orienté vers un but. L’acteur ne se contente pas de dessiner, il vit son rôle. Une actrice cherche à trouver un trait pour la caractérisation du rôle, ne serait-ce qu’un cheveu sur la langue, suggère Stanislavski, et la voilà qui

‘« plie d’une certaine manière ses lèvres, commençant à parler avec un cheveu sur la langue, elle commença à marcher par à-coups, et dessine extérieurement quelque chose de typique, de connu. Elle sentit elle-même ce dessin et se mit aussitôt à vivre de ce dessin (elle a été prise) spirituellement, des intonations sont apparues, la salle a répondu par des rires. Elle a commencé à vivre par l’image et, au lieu d’être sec, tout est devenu spiritualisé. » 377

L’ex-sculpteur Agesandre du tableau vivant du cercle de Mamontov, mis en scène par Mamontov, ne renonce certes pas à l’harmonie. La troisième tâche qu’il assigne au metteur en scène à la fin de la saison 1904-1905 est de :

‘« disposer chaque création particulière dans une création unique (création de l’harmonie) » 378

Mais les tâches essentielles qu’il se donne sont d’abord de « a) susciter la création de l’acteur, du décorateur et des autres ; b) comprendre et évaluer cette création ».

Notes
370.

Notes après la saison 1904-1905, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 263.

371.

Ibidem.

372.

Journal d’ Ivan Mironytch, notes de mise en scène, 1904-1905, op. cit., p. 217.

373.

Ibidem.

374.

Ibidem, p. 193.

375.

Ma Vie dans l’art, Stanislavski, 1954-1961, I, p. 278-279 [traduction française : p. 352.]

376.

Knebel, 2006, p. 139.

377.

Journal d’ Ivan Mironytch, op. cit., p. 194-195.

378.

Notes après la saison 1904-1905, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 259.