Projet du « système » et divergences avec Nemirovitch-Dantchenko

La proximité de l’acteur et du décorateur, comme créateurs, ne doit rien au hasard : les catégories plastiques passent de l’un à l’autre, participant à l’élaboration d’une poétique de l’acteur, un enseignement dont Stanislavski a déjà le projet depuis quelque temps. C’est dans le cadre pédagogique que l’on trouve la première mention du « système », peut-être dans une lettre de 1902 à sa correspondante pétersbourgeoise habituelle, l’actrice Véra Kotliarovskaïa du théâtre Alexandrinski :

‘« Je voudrais me mettre à écrire mon livre qui avance très difficilement du fait de l’absence chez moi de talents littéraires (…) Je veux essayer de composer quelque chose comme un manuel pour les acteurs débutants. J’entrevois quelque chose comme une grammaire de l’art dramatique, comme un livre d’exercices pour les leçons préparatoires pratiques. Je le vérifierai à l’usage dans l’école. Bien sûr, tout cela sera assez abstrait, comme l’art lui-même, ce qui rend la tâche d’autant plus difficile et intéressante. J’ai peur de ne pouvoir en venir à bout. » 379

La volonté d’écrire sur l’art de l’acteur est essentielle chez Stanislavski. On en trouve même des mentions, plus précoces encore, à l’époque de la Société d’Art et de littérature. La volonté est pédagogique, mais c’est aussi une manière de recherche sur soi-même, sur les conditions d’exercice de son art. Stanislavski a traversé avec les Meininger un premier engouement figuratif proprement scénique. Les mouvements artistiques des années 1904-1905 le conduisent à créer le Théâtre-Studio et à poursuivre cette expérience après sa fermeture. C’est avec deux peintres du Studio qu’il met au point les décors novateurs du Drame de la vie de Hamsun : Egorov, responsable technique au Studio et Oulianov, peintre-décorateur d’une autre pièce que nous avons déjà mentionnée : Schluck et Jau d’Hauptmann dont la solution scénique allait vers la stylisation, la peinture de Somov et l’Art nouveau pétersbourgeois. En 1905 avec Le Drame de la vie, Stanislavski fait de nouveau le choix de la « décadence » au risque d’une fronde du Théâtre. Nemirovitch-Dantchenko, opposé à l’idée du Studio et d’une collaboration avec Meyerhold qu’il voyait comme un concurrent, s’enflamme contre la pratique de Stanislavski, mais non contre sa pratique figurative dont il admet la nécessité pour trouver des solutions nouvelles. Il proteste vigoureusement contre les innovations que propose Stanislavski dans la méthode de répétition. Les lettres de Némirovitch sont devenues étrangement la source essentielle pour comprendre ces projets de Stanislavski, conçus vraisemblablement en accord avec Meyerhold. Nemirovitch-Dantchenko constate ainsi une transformation radicale de Stanislavski :

‘« Votre humeur oppresse et comprime tout le monde, moi y compris » 380

L’humeur – nastroenie – soulignée ne concerne peut-être pas seulement des relations personnelles et tel ou tel trait de caractère. L’humeur est le concept esthétique majeur qui gouvernait le théâtre jusqu’ici. Némirovitch constate un changement radical de la part de Stanislavski, après la tournée à Saint-Pétersbourg d’avril 1905. Pour Némirovitch, c’est un « mur ». Dans une lettre non envoyée, il analyse le phénomène de la façon suivante : Stanislavski découvre aujourd’hui ce que Némirovitch ne cessait de répéter lui-même hier :

‘« ces deux dernières années, dans notre école même, le désir d’un nouveau mouvement à l’intérieur du théâtre a commencé à se faire sentir. Des exemplaires tout usés du Monde de l’art ont traîné deux ans durant sur la Petite scène. On ne cessait de parler de Böcklin, de Stucke, de Hamsun et de D’Annunzio, quant à moi j’ai réussi à surmonter tous les obstacles pour obtenir Le Drame de la vie (…) et voilà que tout cela est devenu parole nouvelle dans la bouche de Meyerhold. » 381

Si l’on passe sur les manifestations de jalousie très conscientes de la part de Némirovitch à l’égard de Meyerhold, le tableau qu’il dresse des curiosités artistiques du Théâtre d’Art dans les années 1903-1905 témoigne de l’évolution de la culture figurative de ce théâtre. La tournée à Pétersbourg semble avoir concentré pour Stanislavski cette nouvelle conscience figurative qui se déploie dans l’expérience du Théâtre-Studio. Parallèlement aux répétitions, Stanislavski doit « écrire » les mises-en-scène du Drame de la vie de Hamsun, prévu pour la saison 1905-1906. La pratique du Théâtre d’Art voulait que le metteur en scène conçoive d’abord seul les mises-en-scène, puis conduise plusieurs discussions, après une lecture collective de la pièce, et construise enfin les maquettes avec le peintre avant de commencer les répétitions proprement dites. Mais à la première lecture du Drame de la vie où tous les membres de la troupe sont présents, Meyerhold qui vient de revenir à Moscou, prend la parole pour proposer de ne pas avoir de discussions préalables et de commencer tout de suite par la pratique afin de trouver ensuite tous les autres éléments de la pièce. Il insiste pour établir un procédé de travail rapide, fondé sur la libre recherche des acteurs. C’est évidemment ce que Nemirovitch-Dantchenko ne peut accepter parce que cela contredit son idée de la mise en scène. On ne peut, selon lui, laisser les acteurs chercher seuls, sans que la conception de l’auteur soit clairement présente à la conscience du metteur en scène qui la transmet à l’acteur et offre une garantie contre les divagations. En négatif, les critiques amères de Nemirovitch-Dantchenko qui se sent trahi dans sa conscience artistique et littéraire permettent de saisir quelque chose de cette méthode qui ne sera finalement pas appliquée en 1905, mais reviendra plus tard, dans les années vingt, sous le chapitre des actions physiques et de la méthode de l’analyse par l’action. Sans doute quelque chose en a également été expérimenté au Premier Studio. Voilà ce qu’en dit Nemirovitch-Dantchenko :

‘« Je reviens au cas qui est la cause de notre dispute. Sous l’influence du bavardage impulsif de Meyerhold sur la nécessité de répéter, comme bon nous semble, comme le bon Dieu en a décidé à notre place, vous avez eu le désir d’utiliser ce procédé dont soi-disant vous “rêviez depuis longtemps”. Ce cas montre particulièrement bien le désir de se passer de la “surveillance de la raison”. ’ ‘Ce qui a vous plu avant tout, c’est qu’il n’y avait plus besoin de discussion, plus besoin d’analyse, plus besoin de psychologie. Dans les discussions, il est vrai, la raison joue un rôle si important ! Vous avez voulu que les acteurs apprennent chacun une petite scène et aillent répéter sans aucune mise-en-scène, qu’ils fassent les enfants, caricaturent, pourvu qu’ils jouent quelque chose. J’ai donné toute une série d’exemples, une longue série d’exemples, pour dire que tout cela a déjà été pratiqué. Mais vous étiez déjà monté contre moi et, quoi que je dise, cela vous semblait déjà banal, étroit, non artistique. Vous refusiez obstinément le fait lui-même. Pas plus tard que dans Ivanov, nous avons répété dans tous les sens, sans avoir aucune image des personnages [obrazy]. (…) Mais vous dîtes que ce n’est pas ça. Vous dîtes, là le metteur en scène avait tout de même une réserve d’images, mais dans le Drame de la vie, il n’y a aucune réserve et les acteurs doivent les fournir par leurs essais. » 382

Némirovitch est tout à fait conscient des limites de la troupe, des recherches de Stanislavski, de son tempérament impulsif et chaotique, de la nécessité qu’il y a pour lui personnellement, en tant que metteur en scène, de mûrir le contenu de l’analyse « dans son âme » car il ne peut le faire en public. Il est conscient également des insuffisances de la troupe « empoisonnée par un naturalisme qui va jusqu’au naturalisme étroit ». Pour lui, le problème est que « les vieilles forces ne peuvent s’élever au-dessus de la vie ordinaire » alors que lui aspire à une « symbolisation élevée des images ». Les enjeux se trouvent déjà dans le caractère épique et héroïque du sublime de Nemirovitch-Dantchenko metteur en scène. Il aspire à un renouveau wagnérien de l’art dramatique, citant Siegfried et Brand d’Ibsen qu’il mettra en scène peu de temps après, durant la saison 1906-1907. Mais il le fera avec Simov, sans renouveau figuratif. Dans Les Frères Karamazov en 1910 et surtout dans Nicolas Stavroguine, mis en scène en 1913 avec le peintre Mstislav Doboujinski, Nemirovitch-Dantchenko ira jusqu’à supprimer quasiment tout décor pictural (ill. 127-129), avant de retrouver une scénographie plus architectonique dans les années vingt. Mais ce sont ici deux conceptions théâtrales et artistiques qui s’opposent : le théâtre avec ou sans images, sans que l’on puisse décider ici s’il s’agit de l’image du spectacle, vue par le metteur en scène, ou de l’image du personnage, vue et ressentie par l’acteur.

Les expériences figuratives de Stanislavski commencent avec la volonté de ne plus avoir d’image préconçue du personnage, mais de la trouver en soi. Les divergences concernent donc la figure, la figuration de l’acteur, mais aussi le mouvement de composition du metteur en scène qui ne doit pas fixer un univers plastique qui entourerait l’acteur pour le brider : pas de mises-en-scène donc, dans un premier temps, et pas de maquette ni de décor. Nemirovitch-Dantchenko ne refuse pas le langage figuratif. Pour lui la mise en scène consiste en un « tableau de la pièce », tableau général qui désigne au fond l’atmosphère, la tonalité, toujours le nastroenie, la Stimmung. Cette atmosphère peut être exprimée visuellement ou de façon musicale par des taches de couleur ou par des notes. L’enjeu du conflit est de savoir à quelles conditions et si le metteur en scène peut être novateur et inventer des couleurs nouvelles. Si le metteur en scène n’a aucune idée des procédés possibles pour réaliser la pièce, ce qui est le cas du Théâtre d’Art pour la dramaturgie symboliste, l’analyse, sous la forme de discussions approfondies, doit être d’autant plus pratiquée :

‘« Il faut pénétrer dans la vie de la pièce, en parler à droite, à gauche, à tous ceux qui peuvent être un tant soit peu utiles, avec des peintres, des acteurs, des critiques. Il faut ainsi deux fois plus, trois fois plus de discussions générales – artistiques – qu’auparavant, sans bien sûr s’enfoncer dans les détails qui peuvent assécher le sentiment. Il faut regarder des dizaines, des centaines, des milliers de tableaux et de gravures jusqu’à ce que dans l’âme du metteur en scène commencent à bouger les images, les taches, les couleurs, les sons qui font écho à cette pièce et qui sont propres à ce metteur en scène en tant qu’artiste. » 383

La primauté de l’image est affirmée à l’intérieur de l’âme du metteur en scène dans une psychologie de la création que Stanislavski essaie de développer dans le cas de l’acteur par rapport à sa propre nécessité d’action. Le processus de naissance relève du metteur en scène. Némirovitch prend alors comme exemple le propre imaginaire de Stanislavski qui dans une mise en scène d’Ibsen imagine l’acteur Katchalov en ingénieur « avec des pieds de bouc, couverts de laine ». L’image serait créée par le metteur en scène, l’acteur n’aurait plus qu’à la « figurer ».

Notes
379.

Lettre à V.V. Kotliarovskaïa du 21 juin 1902, Stanislavski, 1988-1999, VII, p. 457-458.

380.

Lettre à Stanislavski, février 1905, Nemirovitch-Dantchenko, 2003, I, p. 549

381.

Lettre à Stanislavski non envoyée, juin 1905, Ibid., p. 552.

382.

Ibidem, p. 561.

383.

Ibidem, p. 563.