Première collaboration avec Le Monde de l’art : le travail avec Doboujinski

Il est tout à fait notable que cette recherche d’une nouvelle figuration réaliste se fasse au contact des peintres de l’Art nouveau pétersbourgeois qui, à partir de 1909, sont associés d’assez près à la vie du théâtre : Mstislav Doboujinski, Alexandre Benois, et plus épisodiquement Boris Koustodiev, Nicolas Roerich et Constantin Iouon. Les deux premières collaborations sont les plus décisives. Doboujinski est comme l’envoyé du groupe du Monde de l’art, ce dont témoigne l’échange de correspondance qu’il a avec Stanislavski. C’est de ce dernier que semble émaner le projet de collaboration et c’est au nom du groupe entier que répond le peintre :

‘« Mes amis à qui j’ai transmis votre proposition de travail en commun expriment avec joie leur accord. Cela fait longtemps que nous aimons tous et respectons votre travail et c’est tout ce dont on peut seulement rêver. Les questions que vous voulez résoudre nous sont également proches, mais il semble que l’on ne peut chercher telle ou telle solution qu’en travaillant directement au théâtre. En ce qui concerne Un mois à la campagne, Benois, Bakst et Somov qui pourraient, à mon sens, s’intéresser à cette mise en scène m’ont convaincu de prendre sur moi ce travail. Ils sont, quant à eux, intéressés par d’autres choses (…) Ces derniers temps, j’étais dans d’autres sphères. Mes mises en scène venaient du primitivisme ou du lubok, mais précisément, après cela, j’ai très envie d’une pièce comme celle-ci, pleine du charme du confort domestique [ujut]. Je ne suis arrêté que par la crainte de ne pas être assez russe pour Tourgueniev, mais peut-être vaut-il mieux considérer certaines choses de l’extérieur 393 . Ainsi, j’accepte votre proposition concernant Tourgueniev avec un très grand plaisir. Comme je vous l’ai déjà dit, je suis attiré par le confort, la vie provinciale et le charme de l’époque d’Un mois à la campagne. » 394

Doboujinski est à l’époque moins célèbre, comme peintre-décorateur, que les autres membres du groupe, comme Bakst ou Benois, qui connaissent au même moment le succès international que l’on sait grâce aux Ballets russes,à partir de 1909. Doboujinski est plus connu en tant qu’illustrateur et caricaturiste, mais c’est aussi un grand peintre qui manifeste des tendances symbolistes. Il a peint une série de tableaux sur la vie provinciale russe des années 1830-1840 (ill. 123) et c’est sans doute à ce titre qu’il commence sa collaboration avec le Théâtre d’Art. Il a collaboré avec Evreïnov au Théâtre ancien et au Théâtre de Vera Komissarjevskaïa. On a vu la portée qu’avait eue pour Stanislavski l’exposition du Palais de Tauride à Saint-Pétersbourg pour évoquer le monde de Griboïedov dans la perspective de la mise en scène en 1906 du Malheur d’avoir de l’esprit. En 1908, Stanislavski met également en scène le Revizor de Gogol. Le projet de mise en scène de la pièce de Tourgueniev est depuis longtemps caressé par le Théâtre d’Art, dans la mesure où la pièce se rattache organiquement à l’univers de Tchekhov. Il est naturel de considérer le monde de la demeure seigneuriale de l’Ancien régime russe (avant l’abolition du servage en 1861) à l’époque où ce monde est encore vivant et non un souvenir désuet, comme dans les pièces de Tchekhov. C’est l’époque où Stanislavski correspond avec des poètes symbolistes, comme Valeri Brioussov ou Alexandre Blok. Dans une lettre de réponse à ce dernier, au sujet de sa pièce Le chant du destin qu'il n'aime pas, Stanislavski rend compte de ses oscillations figuratives et de sa conviction renouvelée dans le contexte de l'écriture du système :

‘« Parfois et même très souvent, je m’accuse moi-même. Il me semble que je suis un incorrigible réaliste, que je fais des coquetteries avec mes recherches en art, qu’en réalité je ne peux aller plus loin que Tchekhov. Je prends alors mes travaux de l’été et je les relis. Parfois, cela me redonne courage. Je commence à croire que j’ai raison. Oui ! L’impressionnisme et tous les « ismes » en art sont un réalisme raffiné, anobli, purifié.
Pour me contrôler, je fais des essais durant les répétitions du Revizor et j’ai l’impression que, partant du réalisme, je parviens à une large et profonde généralisation. » 395

Les tournées du Théâtre d’Art à Saint-Pétersbourg, dans le contexte du changement de style que connaît le monde figuratif, jouent sans doute un grand rôle dans ce renouvellement figuratif du Théâtre d’Art et de Stanislavski, commencé avec le Théâtre-Studio. Cependant la lettre à Blok montre que c’est maintenant du point de vue du système et à partir du système (les « travaux de l’été ») que la recherche figurative est perçue par Stanislavski. Ces contacts réguliers avec le monde lettré de la capitale russe restent distants. Les rencontres, organisées avec les peintres et les écrivains à cette occasion, témoignent de sa froideur pour les discussions théoriques :

‘« Aujourd'hui, Botkine et Diaghilev organisent un déjeuner chez Contant. Il y aura Duncan, Pavlova (la danseuse) et Coralli (de Moscou) et beaucoup de peintres : Benois, Doboujinski, Roerich et les autres. » 396

Un an plus tard, il décrit à son fils la façon dont il s’est démêlé des discussions d’ordre général qu’on voulait lui imposer par une sorte de stratagème de bonne foi qui situe le niveau de sa démarche esthétique :

‘« Il y a eu une autre soirée comique. Le baron Driesen, le censeur, a organisé une soirée où il y avait tous les décadents, des critiques, des écrivains, etc. On me faisait passer un examen en voulant me sonder. J’ai prévu tout cela et j’ai, tout à fait par hasard, au début de la dispute, prévenu tout le monde que j’étais un praticien et que je ne pouvais parler que de pratique, dans la mesure où les discussions théoriques n’ont aucun rapport avec l’activité de l’acteur et du metteur en scène. Sur ce terrain, tous les critiques ont démissionné. Ils n’ont pu trouver de toute la soirée aucune question pratique et ne cessaient de dévier vers la théorie. » 397

Les discussions théoriques ne peuvent être l’objet de cénacles et de mouvements, Stanislavski se méfie des mouvements théoriques, des rencontres officielles, il cherche « l’intimité » du travail, la concentration. Le vocabulaire sur l’attention émaille ses lettres à sa fille et à sa femme qu’il envoie de Saint-Pétersbourg à la même époque :

‘« L’année dernière à un dîner tout semblable, je voulais dire une chose et j’ai dit tout le contraire. Cela m’effraie encore plus. Ma seule planche de salut, c’est le cercle. Je m’y enfermerai et je prononcerai mon discours. » 398

Il fait de nouveau référence au « petit cercle de l’attention », dans une lettre à sa femme, l’actrice Lilina :

‘« J’ai prononcé un discours, comme toujours, c’est-à-dire que j’ai fait mon devoir. Grâce au cercle, j’étais concentré et c’est pourquoi je ne me suis pas arrêté. Je n’ai rien dit d’extraordinaire, mais, je ne sais pourquoi, cela a plu à tout le monde (sans doute la tranquillité et mon aplomb). » 399

Ces références peuvent paraître anecdotiques, elles témoignent pourtant de l’enjeu même de la mise en scène d’Un mois à la campagne. L’intériorité recherchée dans le jeu, l’est d’abord dans ses rapports avec le peintre Doboujinski que Stanislavski loge dans une petite chambre chez lui, comme pour mieux l’isoler et l’introduire à la substance du système. Les pages consacrées à cette mise en scène dans Ma Vie dans l’art témoignent d’une reconsidération générale de l’interaction du metteur en scène et du peintre :

‘« J’ai choisi un procédé relativement simple et pratique pour ne pas forcer sa volonté [celle de Doboujinski, le peintre-décorateur de la pièce], sa fantaisie et lui donner à lui, la possibilité de s’exprimer jusqu’au bout et à moi, de comprendre ce qui captive le plus le peintre dans l’œuvre du poète et qui sert de point de départ à sa création. Voici mon procédé : M.V. Doboujinski jetait au crayon sur un bout de papier ce qui miroitait à ses yeux avec les contours les plus simples. Dans ces dessins, il glissait, pour ainsi dire, sur la surface de sa fantaisie, sans s’y installer en profondeur, comme dans un trou, et sans fixer un point de départ déterminé, d’où commencerait son approfondissement créateur. Il n’est pas bon que le peintre choisisse d’emblée un tel point d’où contempler toute l’œuvre et le fixe sur le premier dessin fini et élaboré. Il lui sera plus difficile de se départir de ce dessin pour des recherches ultérieures. Il deviendra de parti pris, plein de préjugés, tout comme environné d’un mur au travers duquel l’on ne pourra voir de nouvelles perspectives et qui demandera au metteur en scène un long siège ou la faim pour l’en déloger. (...)
Pendant que le peintre ne faisait qu’esquisser au crayon ses dessins, poussé par moi par des procédés divers et des approches imperceptibles vers l’objectif principal de l’œuvre, je lui enlevai ces ébauches du futur décor et les cachai pour un temps, afin de continuer à faire bouger son imagination créatrice vers des directions sans cesse nouvelles qu’il n’avait pas encore suivies, en cherchant à l’attirer, à son insu, dans mes projets de mise en scène. (...)
A partir de ses croquis au crayon, je cherchai à comprendre la chose importante qui, pareille au leitmotiv en musique, traverse comme une ligne générale toutes ses ébauches. Il n’est pas facile dans ce travail de deviner la voie créatrice que se fraye le peintre et de la fondre avec la ligne principale de la pièce et de la mise en scène pour les faire aller de conserve. (...) Rassemblant toutes les ébauches au crayon dont le peintre avait eu le temps d’oublier la plus grande partie, j’organisai pour lui une exposition de ses oeuvres, c’est-à-dire que j’accrochai au mur les dessins que j’avais rassemblés. On pouvait alors clairement voir le chemin créateur parcouru et comprendre de quel côté il fallait continuer d’avancer. Dans la plupart des cas, toutes les ébauches formaient une synthèse, leur quintessence qui exprimait, en même temps, les sentiments et les pensées du peintre autant que ceux du metteur en scène. » 400

L’animation des images, recherchée par Stanislavski dans son travail avec Doboujinski, a tout de la nouvelle méthode qu’il commence à utiliser avec les acteurs pour ne pas fixer prématurément l’image dans un résultat. Pas de matériau constructif prédéfini, pas non plus de belle esquisse colorée, mais un simple graphisme de croquis qui projette des lignes, trace des perspectives, quelques motifs. Comme dans les études des acteurs, il s’agit d’accumuler un matériau de recherche, de ne jamais bloquer les voies créatrices et, d’une certaine façon, de faire défiler un réseau d’images acquises. C’est l’exposition de toutes les ébauches qui joue ce rôle dans le travail avec le peintre. Pour le travail de l’acteur, il ne faut compter que sur la marque invisible que ses essais laissent sur son âme.

L’intimité du cercle de l’attention, recherchée par Stanislavski dans ses discours officiels à Saint-Pétersbourg et éprouvée par Nazvanov dans la fiction du traité, est la forme qui traverse tout le travail sur la pièce de Tourgueniev. Le premier et le dernier acte sont joués dans les mêmes décors (ill. 124 et 126), le troisième acte représente un salon de la demeure seigneuriale du début des années 1840 (ill. 125), l’acte II figure un extérieur (le parc) et l’acte IV une orangerie gothique où sont entassés plusieurs objets. Le décor des intérieurs de la demeure est particulièrement élaboré. Les meubles, les costumes, les coiffures sont dessinés par Doboujinski. Les meubles en bouleau sont fabriqués par les ateliers du Théâtre d’Art. Tout est dominé par la circularité : le plafond et sa frise, le lustre, la corniche, les arcades des fenêtres, les bases des piédestaux, les motifs ornementaux des parquets et des tapis, les poêles en faïence. La large fenêtre centrale de l’acte I (ill. 124 et 126) ménage des recoins et accentue la symétrie qui rompt visiblement avec le caractère anguleux et diagonal du réalisme de Simov. Les couleurs sont claires, mais jamais criardes : du bleu, du vert, la couleur du bois des parquets. Chaque acte, comme chaque pièce, a sa couleur (le salon vert du troisième acte). Les motifs décoratifs sont élaborés, mais aussi parcimonieux, il y a beaucoup d’air, beaucoup d’endroits où les acteurs peuvent se rassembler pour créer le confort indispensable au jeu psychologique. Tout est fait pour favoriser l’attention, la concentration, l’oubli du quatrième mur, développer le jeu intérieur, le contact des yeux et des sentiments. L’espace scénique est dominé par les meubles, divans, canapés, poufs, circulaires ou ovales eux aussi, sur lesquels les acteurs peuvent s’installer pour créer le jeu intérieur. Stanislavski est aussi l’un des acteurs principaux du spectacle, il joue le rôle de Rakitine (ill. 159-160) aux côtés d’Olga Knipper, interprète du rôle central de Natalia Petrovna, la propriétaire des lieux. L’apparence extérieure de la maison doit pour Stanislavski figurer le motif de la serre étouffante dans laquelle Natalia Petrovna enferme sa nature et son coeur qui ne peut s’ouvrir à l’amour. Les larges divans servent à créer pour les acteurs cet espace de concentration qui leur permet de produire le dessin psychologique. De façon emblématique, ces divans sont placés au premier acte sous de larges tableaux peints par Doboujinski :

‘« J’eus le “coup de génie” de peindre deux grands tableaux : une tempête en mer dans le goût de Joseph Vernet et l’éruption du Vésuve. Ces tableaux étaient usuels et typiques précisément des intérieurs des demeures seigneuriales russes et cela excluait qu’ils soient là tout exprès, mais c’était en même temps une allusion pour ceux qui savent voir et cela créait une certaine humeur pour l’acte. » 401

Symboliquement les acteurs jouent au-dessous de ces tableaux qui peuvent figurer le paysage intérieur, comme un équivalent du travail pictural que leur conscience doit fournir dans l’action. Car c’est bien le dessin psychologique qui est au centre des intérêts de Stanislavski. C’est la raison du choix de Tourgueniev, un auteur nouveau pour le Théâtre d’Art qui doit redéfinir, à partir du système, un nouvel espace figuratif où ce n’est plus le monde extérieur de la petite ville de province, de la campagne qui crée le milieu et l’humeur, par une multiplicité d’effets scéniques, mais le paysage intérieur lui-même des acteurs et des personnages, le dessin, la « courbe », la « courbure » – izgib – de leur âme, sans qu’il s’agisse pourtant de faille déchirante – izloma :

‘« La pièce de Tourgueniev Un Mois à la campagne est construite sur les courbes les plus fines des expériences éprouvées [pereživanija] (…)
Les fines dentelles de l’amour que Tourgueniev file avec tant de maîtrise ont exigé des acteurs, comme dans Le Drame de la vie,un jeu particulier qui permette au spectateur d’admirer les curieux ornements de la psychologie des cœurs qui s’aiment, qui souffrent, qui se jalousent. Si l’on joue Tourgueniev en utilisant les procédés classiques d’acteur, ses pièces deviennent non scéniques. (…)
Comment dénuder sur scène les âmes des acteurs au point que les spectateurs puissent les voir et comprendre ce qui se passe en elles ? Quelle tâche difficile pour la scène ! On ne peut l’accomplir ni avec des gestes, ni par le jeu des mains ou des jambes, ni par les procédés d’acteur de la représentation. Il y faut certains rayonnements invisibles de la volonté créatrice et du sentiment, il y faut les yeux, la mimique, une intonation à peine perceptible de la voix, des pauses psychologiques. Il faut de plus écarter tout ce qui empêche une foule de mille personnes de percevoir la substance intérieure des sentiments et des pensées qu’elles éprouvent. » 402

La problématique figurative se déplace résolument du côté de l’acteur, de son âme et de la façon dont on peut l’entrevoir en public dans l’exercice de son art. Il s’agit de savoir comment l’acteur peut figurer lui-même, comme un peintre, avec ses instruments propres qui sont les « images » qu’il éprouve, les mouvements de son âme réellement ressentis. Pour cela, l’acteur Stanislavski va contre le metteur en scène qu’il est. Ou plutôt c’est l’acteur qui se fait metteur en scène pour comprendre le sens de son art. Le metteur en scène abdique apparemment ses derniers pouvoirs figuratifs pour ordonner maintenant le dessin psychologique. C’est ce que Stanislavski déclare aussi bien dans Ma Vie dans l’art que dans une lettre au baron Driesen qui précède de peu la première d’Un mois à la campagne. Le metteur en scène renonce à tous ses droits dont le plus important est précisément cet art de la mise-en-scène extérieure qu’il dessinait soigneusement dans son exemplaire de travail. Stanislavski comprend très directement cette expérience comme un prolongement des recherches du Drame de la vie :

‘« Je dus de nouveau recourir à l’immobilité, à l’absence de gestes, supprimer les mouvements superflus, les déplacements [perehody] sur la scène, non seulement réduire mais annuler complètement toute mise-en-scène donnée par le metteur en scène. Que les artistes restent assis sans bouger, qu’ils sentent, parlent et enflamment avec leurs expériences vécues [pereživanija] une foule de mille personnes. Que sur scène il n’y ait qu’un banc dans un jardin ou un canapé sur lequel s’assoient tous les personnages pour découvrir, au vu et au su de tous, la substance intérieure de leur âme et le dessin complexe des dentelles psychologiques de Tourgueniev. Malgré l’échec de semblables procédés dans Le Drame de la vie, je me décidai tout de même à renouveler l’expérience (…) Les fortes passions de la pièce de Hamsun me semblaient plus difficiles à transmettre par l’immobilité que la complexité du dessin psychique de la comédie de Tourgueniev. Néanmoins, l’acteur qui jouait en ma personne l’un des rôles principaux de la pièce, celui de Rakitine, comprenait fort bien la difficulté de cette nouvelle tâche que je m’imposais à moi-même, comme metteur en scène. Mais cette fois encore je fis confiance à l’acteur, en renonçant à l’aide du metteur en scène extérieur [režissër-postanovščik]. » 403

Dans la lettre à Driesen, Stanislavski traduit bien la portée de sa transformation de la pratique de la mise en scène par l’absence de dessin extérieur, dans des décors conçus tout de même par l’un des plus grands peintres russes. La figuration désormais devient intérieure, psychologique, façonnée par le « dessin intérieur ». La tâche du metteur en scène, et aussi celle du peintre, est de libérer de l’espace, de ne pas faire obstacle aux mouvements internes de l’acteur, car il ne faut pas entendre autrement que physiquement l’immobilité dont Stanislavski parle à propos de sa mise en scène. Le renoncement est tactique pour concentrer l’action dans la conscience. Voilà ce qu’il écrit à Driesen, quelques semaines avant la première su spectacle :

‘« Les esquisses des décors d’Un Mois à la campagne, aussi bien que les dessins des costumes, appartiennent à Doboujinski. Le Théâtre ne conserve que des copies. Il n’y aura aucune mise en scène . Un banc ou un canapé où l’on vient, où l’on s’assoit, où l’on parle. Pas de sons, pas de détails. Tout est fondé sur l’expérience éprouvée [pereživanie] et sur les intonations. Toute la pièce est tissée à partir des sensations et des sentiments de l’auteur et des acteurs. Comment les noter, les inscrire, comment rendre les moyens invisibles d’action des metteurs en scène sur les acteurs ? C’est une sorte d’hypnose, fondée sur la sensation de soi des acteurs au moment du travail, sur la connaissance de leur caractère, de leurs défauts, etc. Dans cette pièce, comme dans toutes les autres, seul ce travail, et seulement ce travail, est substantiel et mérite l’attention. Tout ce que l’on dit des détails et du réalisme de la mise en scène [postanovka] est le fait du hasard, à la dernière minute, après la première répétition générale. » 404

La transformation du cahier de mise en scène est évidente. Le carnet de mise en scène d’Un Mois à la campagne est à la fois le dernier cahier de mise en scène de Stanislavski et le premier instrument d’analyse du jeu. Le metteur en scène ne fait plus de la mise au point des mouvements spatiaux un préalable au travail, à l’exception de la mise en scène d’Othello en 1929-1930, mais le cahier de mise en scène est alors rédigé dans des circonstances exceptionnelles d’éloignement de Stanislavski, après sa crise cardiaque. Il y a très peu de dessins, quelques schémas de déplacements pour les derniers actes, visiblement non analysés en mots pour décrire la psychologie. Tout le début du cahier n’est fait que de notations psychologiques. En voici quelques unes :

‘« N°41. Elle [ = Natalia Petrovna jouée par Olga Knipper] admire sincèrement Vérotchka [Véra, sa fille dont elle devient jalouse, jouée par l’actrice Lidia Koreneva], sa jeunesse, sa fraîcheur. Aucune espèce de soupçon ni de jalousie. Il lui est agréable que V[éra] parle de Beliaev [le jeune étudiant dont la mère et la fille tombent amoureuses], qu’elle soit une si tendre enfant. Bref, tout va bien dans la maison, tout est confortable, il y a beaucoup de vie, de famille. Au premier acte Natalia Petrovna admire la jeunesse de Véra. Au second acte, elle est agacée par cette jeunesse et au troisième elle la détestera.
N°42 Elle se met à penser, se concentre. Ne devrait-elle pas la [Véra] marier à Bolchintsov. Elle la regarde avec attention et cette pensée lui semble drôle. (…)
N°45 Olga Leonardovna [ = Olga Knipper] n’a pas de sentiments évaporés, mais déterminés et audacieux. Stanislavski [qui joue Rakitine, amoureux de Natalia Petrovna] des sentiments de courage viril. Il lui serre la main avec force. Il s’approche sans pathos et sans théâtralité et lui serre la main. Il est terriblement heureux. Tout est passé. Il parle de la mauvaise humeur de Natalia Petrovna comme de quelque chose de passé. “Qu’avez-vous ?” est plus une question d’ami que d’amant.
N°46. Ils s’assoient confortablement. Il la tient par la main. Pourquoi Natalia Petrovna a tellement changé d’humeur ? Premièrement, parce qu’elle est inconsciemment amoureuse. L’énergie est élevée. Elle a rajeuni. La présence de V[éra] et de Beliaev la rajeunit encore plus. L’actrice doit partir de la jeunesse, du fait qu’elle a bu une gorgée d’eau fraîche.
N°47 Grand allant affectif. Elle [ = Natalia Petrovna] a rajeuni, ne sait pas qu’elle est amoureuse de Beliaev, mais il faut aimer. Maintenant, peut-être, croit-elle être amoureuse de Rakitine ? Elle dit les mots les plus amoureux, le plus simplement du monde. Plus c’est amoureux, mieux c’est. Pause. Ils sont assis et se sourient l’un à l’autre. Vivre en pensée que les yeux persuadent de l’amour.
N°48 Elle est gaie, douce, silencieuse. Elle rit sans faire de bruit. Pensive, elle jouit du parfum entêtant de son âme. Rakitine est tout amolli comme dans le silence d’un soir de printemps. Il vit quand elle sourit et est malheureux quand elle s’inquiète. Le moindre petit coup de vent et le bonheur sera soufflé. (…)
N°63 Elle ruse inconsciemment (cercle de la ruse) pour rester avec Beliaev. En général, elle est de bonne humeur . Il ne faut pas de trace de son amour pour Beliaev. (…)
N°66 Ruse psychique inconsciente. Elle ne sait pas quel cercle choisir pour se faire intéressante, intriguer. Tantôt mère, tantôt grande dame, tantôt raisonneuse. Et elle ne fait qu’observer, si elle produit un effet sur lui. 405

Le lexique psychologique de la concentration, du confort intérieur et extérieur (par l’absence d’agitation due à des mouvements d’échauffement) et la mention des « cercles » indiquent clairement que Stanislavski place les enjeux de la mise en scène dans la figuration psychologique. C’est à partir de cette mise en scène que l’on peut réellement parler de système, le rôle du jeune étudiant étant d’ailleurs symboliquement tenu par Richard Boleslavski qui sera l’un des plus importants transmetteurs du système, notamment aux Etats-Unis, non sans quelques distorsions 406 .

La collaboration avec Doboujinski se poursuit avec un autre spectacle qui regroupe plusieurs pièces de Tourgueniev en 1912, et surtout une ample collaboration avec Nemirovitch-Dantchenko pour Nicolas Stavroguine d’après Les Possédés de Dostoïevski où le décor se réduit à sa plus simple expression plastique (ill. 127-129). Cette expérience de Nemirovitch-Dantchenko aura un succès considérable dans l’histoire de la scénographie russe, à l’époque soviétique. L’illustration et la scénographie connaissent là une grande proximité puisque cette mise en scène sera suivie d’un travail d’illustrations pour les Nuits Blanches de Dostoïevski en 1922. Doboujinski collabore encore pour la reprise du Village de Stepantchikovo en 1917 qui consacre une rupture très forte entre Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko et un projet non réalisé pour la reprise de La Mouette de Tchekhov (ill. 130-131).

Notes
393.

La famille de Doboujinsjki est originaire de Lituanie.

394.

Lettre de Doboujinski à Stanislavski, reçue le 6 mars 1909, Stanislavski, 1988-1999, VIII, p. 508. Cf. aussi Inna Solovieva, préface du cahier de mise en scène d’Un Mois à la campagne in : Cahiers de mise en scène de Stanislavski, vol. 5, Le Drame de la vie et Un Mois à la campagne, Iskusstvo, Moscou, 1988, p. 45.

395.

Lettre à Alexandre Blok du 3 décembre 1908, Stanislavski, 1988-1999, VIII, p. 117.

396.

Lettre à Kira Alekseïeva (Falk) du 10 avril 1909, Stanislavski, 1988-1999, VIII, p. 132.

397.

Ibid., p. 182.

398.

Lettre à Kira Alekseïeva (Falk) du 10 avril 1909, Stanislavski, 1988-1999, VIII, p. 181.

399.

Lettre à Lilina du 12 mai 1910, Ibid., p. 183.

400.

Ma Vie dans l’art, Stanislavski, 1954-1961, I, p. 328-329 [traduction française : p. 410-411.]

401.

Mstislav Doboujinski, « Sur le Théâtre d’Art », Novyj žurnal, N°5, New York, 1943, p. 36, cité d’aprèsPojarskaïa, op. cit., p. 341.

402.

Ma Vie dans l’art, Stanislavski, 1954-1961, I, p. 326 [traduction française : p. 406.]

403.

Ibid., p. 326-327.

.

en français dans le texte.

404.

Lettre à Driesen du 3 novembre 1909, Stanislavski, 1988-1999, VIII, p. 163.

.

phrase biffée dans les remarques de mise en scène [note de l’éditeur russe].

405.

Cahiers de mise en scène de Stanislavski, vol. 5, op. cit., pp. 399-411.

406.

Cf. Marina Litavrina “Richard Boleslavski : du Premier Studio à l’American Laboratory Theater” in : Alternatives théâtrales, N°87, op. cit., pp. 14-18.