Alexandre Benois au Théâtre d’Art

La collaboration avec Benois marque toute une période de l’histoire du Théâtre d’Art, moins déterminante peut-être pour la formation du système, mais riche de suggestions figuratives. Là aussi, le premier mouvement de Stanislavski consiste à utiliser les compétences déjà acquises par le peintre dans sa peinture de chevalet et, dans le cas de Benois, dans ses écrits, ses compétences historiques et philologiques. Le principe de cette collaboration est acquis dès 1909, mais elle met du temps à se concrétiser du fait de la maladie de Stanislavski. Le Malade imaginaire sera mis en scène en 1913, La Locandiera de Goldoni en 1914 et Les Petites tragédies de Pouchkine en 1915. La correspondance montre que Stanislavski envisage surtout la position dominante de Benois au sein du Monde de l’art :

‘« N’oubliez pas que nous nous sommes séparés avec Benois sur une commande précise pour Georges Dandin et Le malade imaginaire. Cette dernière pièce vient d’être jouée au Théâtre Maly. Il faut écrire quelque chose à Benois, sans quoi il sera fâché, ce qui est très dangereux dans la mesure où tout son cercle uni qui se compose des meilleurs peintres et des plus utiles pour nous se détournera de nous, à sa suite. » 407

Le rôle de Stanislavski est moins affirmé qu’avec Doboujinski, sans doute est-ce dû à une différence de personnalité. Stanislavski espère au début inscrire cette collaboration dans la continuité, mais Benois est le chef de file du mouvement, il est érudit, très familier du théâtre et veut visiblement passer à la mise en scène. Ses esquisses conservées témoignent de l’ampleur des recherches figuratives de Benois : des costumes d’une élaboration extrême, des ordres baroques, de larges portraits qui donnent les valeurs de grimages (ill. 162-165), tout un monde d’objets, de meubles. D’un côté, c’est l’entrée du Théâtre d’Art dans le grand style, loin des perspectives étroites des premiers décors réalistes. Mais Benois se veut aussi metteur en scène, sa collaboration avec le Théâtre d’Art, pour étonnante qu’elle soit, correspond à un changement dans le style même de Benois qui refuse maintenant la convention pure de la théâtralité pour renouer, non sans ambiguïtés, avec un certain réalisme. Cette collaboration se conclura finalement par une séparation. Stanislavski joue les rôles principaux dans ces mises en scène : Argan dans Le Malade imaginaire (ill. 161), le chevalier de Ripafratta dans la comédie de Goldoni (ill. 164) et Salieri dans Mozart et Salieri de Pouchkine (ill. 165), l’une des trois petites tragédies mises en scène. L’interprétation du rôle de Salieri par Stanislavski est généralement considérée comme un échec retentissant que lui-même, dans le chapitre « Un acteur doit savoir parler » de Ma Vie dans l’art attribue à l’insuffisance du jeu de l’acteur dans la maîtrise du matériau verbal :

‘« Jetant un regard rétrospectif, je compris que nombre de mes anciens procédés de jeu et nombres de défauts : la tension du corps, l’absence de retenue, le surjeu, les conventions, les tics, les trucs, les fioritures vocales, le pathos d’acteur apparaissaient très souvent parce que je ne maîtrisais pas la parole qui seule peut me donner ce dont j’ai besoin et exprimer ce qui vit à l’intérieur. (…) Je compris alors jusqu’au bout que nous parlons vulgairement et mal, non seulement sur scène, mais dans la vie, que notre simplicité de la parole triviale ordinaire est intolérable sur scène, que c’est toute une science que de savoir parler de façon simple et belle, une science qui doit avoir ses propres lois. Mais je les ignorais.
Dès lors, mon attention artistique se dirigea vers le son et le verbe que je commençai à écouter dans la vie et sur scène. » 408

La correspondance et toute une série de textes témoignent de la difficulté à allier la légèreté du vers de Pouchkine et la profondeur du contenu et du sentiment. L’échec, surmonté, deviendra un nouveau pan du système, visant à rendre plastique la parole même, tout comme l’intériorisation psychologique avait pu créer une plasticité des sentiments.

La collaboration avec Benois est donc importante au point de vue scénique, par des réalisations assez abouties plastiquement, mais elle ne marque pas durablement l’univers figuratif de Stanislavski qui s’est déplacé vers la théorie même de l’art de l’acteur, au sein du système. Sur un seul point important qui concerne l’art verbal, l’échec de l’interprétation du rôle de Salieri ouvre à Stanislavski le champ de ses recherches en matière verbale et vocale. Deux plus tard, en 1918, il ouvrira son Studio du Bolchoï qui relance son exploration dans ce domaine. Ce travail trouve un écho dans le système, dans la seconde partie du Travail de l’acteur sur soi où une partie très importante est consacrée au travail sur la parole et la voix. Là aussi, ce matériau ne peut être compris par Stanislavski en dehors du travail psychologique et c’est en ce sens que la parole peut devenir un instrument plastique.

Ainsi la culture figurative de Stanislavski qui naît au moment où s’affirme l’esthétique des premiers Ambulants s’enrichit dès son plus jeune âge du contact avec le théâtre pictural de Mamontov qu’il connaît, pour ainsi dire, de l’intérieur du tableau. Les rapports avec les peintres de l’Art nouveau moscovite impressionniste (Korovine) ou symboliste (Vroubel, Polenov) n’ont pas un effet immédiat sur son théâtre, marqué plutôt par la découverte des Meininger en 1890 et la fidélité à l’art de l’acteur du Théâtre Maly.

L’esthétique du premier Théâtre d’Art est donc réaliste, au sens des Ambulants, par son usage de la maquette, des angles, des diagonales, des couleurs ternes, dans la collaboration avec Simov qui est l’axe majeur de l’activité figurative du Théâtre d’Art. Mais la recherche de petites formes, des « esquisses », des « miniatures », du « cinématographe » dans la dramaturgie scénique, la nécessité de trouver un moyen de rendre la dramaturgie symboliste (Maeterlinck, Hauptmann, puis Hamsun) conduisent Stanislavski à une grave crise artistique de metteur en scène, doublée d’une interrogation fondamentale sur les conditions d’exercice de son métier d’acteur. Le contact avec l’école du Théâtre avait déjà fait naître le projet d’un enseignement systématisé de l’art de l’acteur. Ces inquiétudes et ces recherches se cristallisent dans l’expérience du Théâtre-Studio en 1905. Les journaux et les notes très diverses de Stanislavski montrent clairement la prise de conscience de l’importance des processus figuratifs dans la naissance d’un décor, d’une maquette, d’un dessin préparatoire, dans les déplacements de l’acteur. La réflexion sur la figuration extérieure de l’acteur rejoint ici la dynamique psychologique du jeu qui détermine toutes ses recherches. C’est la psychologie de la création de l’acteur, des sentiments du personnage qui commence à se dire de façon plastique dans la langue théâtrale que Stanislavski est en train de créer.

Les années de mise au point du système entre 1906 et 1916, jointes à l’enseignement au Premier Studio à partir de 1913, sont parallèles à la collaboration très étroite de Stanislavski et du Théâtre d’Art avec les peintres de l’Art nouveau pétersbourgeois Doboujinski et Benois, parallèles à la relation difficile, pleine de rebondissement, mais finalement très riche, avec Gordon Craig pour Hamlet. Cette dernière voie expérimentale a été précédée par le travail réalisé avec le peintre Egorov pour Le Drame de la vie, La Vie de l’homme et L’Oiseau bleu. Un certain point d’équilibre est atteint avec la mise en scène d’Un Mois à la campagne de Tourgueniev en 1909 qui redéfinit la collaboration avec le peintre, par une méthode de croquis et d’ébauches rapides, qui rejoint les réflexions sur le travail préparatoire du rôle et de soi dans l’art de l’acteur. Ce n’est pas un hasard si Stanislavski compare la période heureuse de sa collaboration avec Doboujinski à son travail musical avec Ilya Satz qui compose la musique du Drame de la vie, de L’Oiseau bleu, d’Hamlet. Stanislavski aurait souhaité réunir Satz et Doboujinski dans un travail commun sur Pélleas et Mélisande de Maeterlinck, resté à l’état de projet.

La pièce de Tourgueniev marque désormais la primauté figurative du système dans le jeu de l’acteur. Le Théâtre d’Art continue des recherches figuratives spatiales ou picturales avec Doboujinski et d’autres peintres de l’Art nouveau : Nicolas Roerich pour Peer Gynt d’Ibsen en 1912, Boris Koustodiev pour La Mort de Pazoukhine de Saltykov-Chtchedrine en 1914, Constantin Iouon pour Le Revizor de Gogol en 1915, mais Stanislavski n’en est pas le metteur en scène. Dans les années vingt, la collaboration artistique la plus marquante est celle d’Alexandre Golovine, l’ancien collaborateur principal de Meyerhold à Saint-Pétersbourg aux Théâtres impériaux avant la Révolution d’Octobre. Ils mettront en scène ensemble Le Mariage de Figaro de Beaumarchais en 1927 et Othello de Shakespeare en 1930 que Stanislavski ne pourra mener à bien lui-même du fait de sa maladie. Comme si, après 1909, la culture figurative de Stanislavski ne dépassait plus l’Art nouveau et la théâtralité, alors que Nemirovitch-Dantchenko cherche des solutions du côté du constructivisme, par exemple pour Lysistrata d’Aristophane en 1923. C’est, on l’a compris que Stanislavski a désormais déplacé l’art figuratif dans la psychologie du jeu et la maîtrise de la parole. Il le reconnaît volontiers au début de 1912 dans une courte lettre à Meyerhold que nous donnons intégralement :

‘« Cher Vsevolod Emilievitch,
Je suis sincèrement touché de votre gentille lettre qu’un bon sentiment a dictée et je vous suis très reconnaissant à vous et à Monsieur Golovine.
Là où il y a le travail et la recherche, il y a aussi la lutte.
Nous luttons, mais de façon telle que je n’ose me plaindre de mes adversaires. Au contraire, je les respecte. 409
Ce dont je souffre le plus, c’est du « théâtre » lui-même.
Mon Dieu, quelle institution et quel art grossier ! Je suis complètement désabusé de tout ce qui est au service de l’œil et de l’ouïe sur la scène. Je ne crois qu’au sentiment, à la vie éprouvée et surtout à la nature elle-même. Elle est plus intelligente et plus fine que nous tous, mais… !!?
Je vous serre la main.
A bientôt.
C. Stanislavski » 410

L’expérience figurative de Stanislavski pourrait sembler amère, si elle ne se recueillait au sein du système même de l’art de l’acteur. La déception se marque peut-être à la césure d’une phrase, à ce mélange d’exclamation et d’interrogation qui poursuit la recherche au-delà des mots, mais met tout de même l’accent sur l’enthousiasme.

A l’été 1906, en Finlande, Stanislavski connaît une crise profonde de vocation dont il fait, dans Ma Vie dans l’art, le point de départ du système. Ce chapitre intitulé « Découverte de vérités depuis longtemps connues » est surtout un moment de confession personnelle de l’artiste en perte d’inspiration :

‘« C’est dans cet état que j’arrivai en Finlande. Là, durant mes promenades matinales, j’allais au bord de la mer et, assis sur un rocher, je repassais en pensée mon passé artistique. Je voulais avant tout comprendre où était passée la joie de créer d’antan. Pourquoi jadis, je ressentais de l’ennui, les jours où je ne jouais pas et maintenant, au contraire, je suis heureux quand on me libère des spectacles ? » 411

Distinguant en lui-même et chez les grands acteurs l’existence d’un état d’inspiration, il fait de cette sensation de soi le centre du système. La sensation de soi peut être mécanique, extravertie, et c’est alors une sensation de soi d’acteur ou bien être une sensation de soi créatrice. Le résultat figuratif est très différent. A l’origine, la question du système est donc la suivante :

‘« Comment faire en sorte cependant que cet état ne soit pas livré au hasard, mais naisse du libre-arbitre de l’acteur lui-même, “sur commande” ? Si l’on ne peut s’en rendre maître d’un coup, ne peut-on le faire partie par partie, en l’assemblant, pour ainsi dire, à partir, d’éléments séparés ? S’il faut élaborer séparément en soi chacun de ces éléments systématiquement par toute une série d’exercices, eh ! bien, soit. Puisque les génies reçoivent de la nature la capacité de ressentir pleinement une sensation de soi créatrice, peut-être les gens ordinaires obtiendront à peu près le même état, après un long travail sur soi, quand bien même ce ne serait pas complètement, de la façon la plus élevée, mais seulement partiellement. Bien sûr, cela ne fera pas pour autant d’un homme ordinairement doué un génie, mais peut-être cela l’aidera-t-il à s’approcher de ce qui distingue le génie ?
Mais comment connaître la nature et les éléments constitutifs de la sensation de soi créatrice ? La solution de cette énigme devint la “nouvelle lubie” de Stanislavski, comme disaient mes camarades. » 412

Il ne s’agit pas moins pour Stanislavski que de concentrer le processus créateur de l’acteur sur l’inspiration et de fonder une poétique à partir de la décomposition de l’humeur créatrice en étapes et éléments qui seront autant d’instruments de création. C’est dans ce cadre que le langage plastique du metteur en scène et de l’acteur se déplace.

Notes
407.

Lettre à Nemirovitch-Dantchenko du 22 octobre 1910, Stanislavski, 1988-1999, VIII, p. 202-203.

408.

Ma Vie dans l’art, Stanislavski, 1954-1961, I, p. 368 [traduction française : p. 451-452.]

409.

La lettre de Meyerhold exprimait sa solidarité avec Stanislavski, suite à des rumeurs de dissensions au sein du Théâtre d’Art.

410.

Lettre à Meyerhold du 10 février 1912, Stanislavski, 1988-1999, VIII, p. 288.

411.

Ma Vie dans l’art, op. cit., p. 295-296 [traduction française : p. 370.]

412.

Ibid., p. 300 [traduction française : p. 374.]