Sixième partie : les catégories figuratives du système

Introduction

Processus, temporalité et systématisation

La théorie de l’art dramatique que construit Stanislavski est l’œuvre de sa vie et sans doute, finalement, sa contribution la plus importante aux destinées du théâtre : manent scripta, verba volant. Les créations de Stanislavski-acteur sont à jamais perdues et ne subsistent que par les descriptions qui en ont été faites, en particulier par lui-même dans Ma Vie dans l’art. Ce livre, le premier publié par Stanislavski, si l’on ne tient pas compte de quelques publications isolées, est en apparence un livre de Mémoires d’acteur, genre assez bien défini dans l’histoire du théâtre. Il ne s’agit en réalité pas de cela, ou plutôt cet acteur qu’est Stanislavski est pris par Stanislavski théoricien comme exemple caractéristique de l’évolution d’un acteur, du processus de sa formation. A l’époque où son éditeur américain lui passe commande de cet ouvrage, Stanislavski a déjà écrit ses « notes », il a élaboré son « système », expérimenté au Théâtre d’Art et en particulier au Premier Studio à partir de 1913. Les notions principales sont établies, la visée pédagogique aussi. L’autobiographie de Stanislavski n’est donc pas du tout un récit de vie. Les événements de la vie privée de Stanislavski y apparaissent seulement en filigrane, les chapitres concernent essentiellement la formation d’un acteur et d’un metteur en scène, c’est-à-dire une destinée théâtrale. C’est donc une évolution temporelle : enfance, adolescence, jeunesse, maturité, mais Stanislavski prend soin d’adjoindre l’adjectif artistique à chacune de ces étapes. De même, dans la seule partie théorique du Système qui ait été entièrement préparée à la publication par Stanislavski et qui constitue le premier volume du Travail de l’acteur sur soi, paru en 1938, le développement artistique se fait sur une année entière. L’apprentissage de Nazvanov est cependant tout aussi radical, commençant par le dilettantisme, il en vient, à la fin du volume, à prêter le serment à Tortsov, son maître dans l’apprentissage du système, de donner sa vie pour la maîtrise de la psychotechnique de l’acteur. Mais Tortsov est désabusé, victime des désillusions d’une amère expérience :

‘« - Je travaille au théâtre depuis longtemps, des centaines d’élèves sont passés entre mes mains, mais je ne peux dire que de quelques uns qu’ils suivent la voie que j’ai choisie, qu’ils ont compris l’essence de ce à quoi j’ai sacrifié ma vie.
- Pourquoi si peu ?
- Parce que tous, loin de là, n’ont pas la volonté et l’opiniâtreté pour continuer le travail jusqu’à atteindre l’art authentique. Connaître seulement le système ne suffit pas, il faut savoir faire et pouvoir. Il faut pour cela un entraînement quotidien continuel, durant toute la carrière artistique. » 413

L’autobiographie ainsi que le système s’inscrivent dans un cours temporel. La mémoire, recomposée dans Ma Vie dans l’art ou forgée de toutes pièces dans Le Travail de l’acteur sur soi,n’est que le tracé d’un parcours exemplaire avec ses erreurs et ses élans. Le genre est celui de l’autobiographie artistique. Dans la préface du premier volume du Travail de l’acteur sur soi, partiellement traduit en français sous le titre de La Formation de l’acteur, Stanislavski mentionne explicitement le fait que Ma Vie dans l’art constitue la première partie du « système » qui se compose du Travail de l’acteur sur soi, du Travail sur le rôle et d’un Livre d’exercices.

Le geste de Stanislavski me semble pouvoir être utilement comparé à d’autres entreprises fondatrices en matière artistique, par exemple à l’œuvre de Vasari, dans la rédaction des Vite. Certes, on a coutume de considérer que Les Vies de Vasari sont fondatrices de l’histoire de l’art. Il ne s’agit pas en ce sens pour lui de faire la théorie d’une pratique artistique, mais de produire un texte ou des textes à vocation descriptive, narrative ou globalisante proprement théorique, comme dans les introductions aux trois arts du dessin et dans les préambules aux différentes époques, qui sont autant de maniere ou étapes constitutives du système esthétique qu’il conçoit en même temps qu’il le décrit. L’entreprise de Vasari est biographique, et même autobiographique, au sens de l’autobiographie artistique, mais quand il place sa propre vie à la fin de son ouvrage, Vasari ne fait que prendre place dans un tableau de l’évolution d’un art qui a une logique théorique. L’enchaînement des concepts, proposé par Vasari dans le préambule de la 3e partie des Vies – ordre, règle, mesure, manière, est une évolution à la fois temporelle et formelle. Ces catégories se déploient dans le temps.

Ce rapprochement peut faire comprendre l’aspect théorique qu’il y a dans Ma Vie dans l’art. La rédaction de son autobiographie vient en effet au moment où Stanislavski est déjà entièrement pris par la rédaction du « système ». Les Mémoires artistiques ne peuvent donc faire sourdre que secrètement le courant théorique qui traverse l’activité de Stanislavski, alors que la tournée américaine des années vingt l’oblige par ailleurs à mettre de côté ses principes et à jouer sans discontinuer ses vieux rôles.

Si Ma Vie dans l’art est un ouvrage souterrainement empreint de théorie, en revanche, Le Travail de l’acteur sur soi et les fragments du Travail sur le rôle sont des ouvrages ouvertement théoriques qui affectent une forme narrative et temporelle, sous la forme du journal intime. Le « système » 414 est donc toujours présenté sous un aspect temporel et évolutif, comme le processus de formation d’un acteur. C'est-à-dire que la théorie qui prend pour objet ce qu’elle définit comme un processus est elle-même affectée d’une forme processuelle. Le mode de présentation qui, selon la préface de La Phénoménologie de l’esprit de Hegel, exprime le contenu même, est donc une question cruciale. Pour Stanislavski, ces questions sont importantes et parfois négligées dans les traductions. Le sous-titre du Travail de l’acteur sur soi est « journal d’un élève ». Stanislavski a hésité sur la forme. Longtemps, il a voulu commencer par une présentation des différents courants artistiques qui seront finalement décrits au chapitre 2. La première version de notes sur le « système » fut publiée en 1907 et 1908 en quatre livraisons de la revue L’acteur russe, dirigée par le fils de Mamontov. Le terme de « système » apparaît explicitement dans un projet de préface :

‘« Durant tout le temps de mon activité scénique, j’ai rassemblé les matériaux pour un livre qui pourrait servir de manuel pour les acteurs débutants, les metteurs en scène et les élèves des écoles d’art dramatique. Il me reste maintenant à faire des nombreux matériaux que j’ai rassemblés un système. N’ayant pas d’autre temps pour ce travail que les deux mois d’été qui devraient être consacrés au repos, l’ouvrage que j’ai entrepris avance lentement et ne sera pas bientôt mené à son terme. » 415

La forme même de cette première publication qui porte le titre de Début de saison est déjà celle d’un journal d’un metteur en scène-acteur pour qui commence une nouvelle saison théâtrale et qui se retrouve confronté aux exigences douloureuses de la vie du théâtre et aux rêveries de ceux qui aspirent à la carrière théâtrale sans en soupçonner toutes les rigueurs. Dans la version de 1938, le premier chapitre du système est finalement constitué par la description de l’arrivée de Nazvanov, le narrateur, au Théâtre de Tortsov, sa décision de suivre des cours de théâtre et d’utiliser sa précédente expérience de sténographe pour noter les leçons du maître. C’est aussi le point de départ du travail d’un groupe théâtral d’élèves qui restent ensemble quelques années et dont les personnalités sont plus ou moins marquées 416 . Le centre du premier chapitre est le spectacle de présentation proposé par Tortsov, avant toute considération théorique.

C’est le sens même de la pratique stanislavskienne dans les années vingt qui va vers un refus du théorique avant la pratique ou plutôt qui semble la différer consciemment. L’entreprise du Théâtre-Studio de 1905, puis la création du Premier Studio en 1913 ont mis au centre l’apprentissage du « système » qui, pour Stanislavski, semble être une voie cardinale de réforme du jeu de l’acteur, et c’est dans cet esprit que Stanislavski veut changer les accents et mettre toujours plus de pratique avant la théorie. L’opposition est cependant réductrice car la pratique s’inscrit dans la théorie. Il ne s’agit donc pas de différer la théorie, mais de l’anticiper, de la désirer d’avance dans la pratique. C’est donc une pratique de la théorie et non une théorie de la pratique, selon l’heureuse expression d’Anatoli Vassiliev 417 . L’attaque doit être expérimentée, éprouvée dès les premiers instants, dés les premiers essais. Il n’y a en ce sens pas de réelle opposition entre une première époque du « système », centrée sur le « pereživanie », et une autre qui serait dévolue à l’action physique. Il s’agit plutôt d’une accélération, d’une anticipation de l’action prévue par la théorie même. Le système est une théorie de l’action, théorie de l’acteur agissant in concreto. C’est plutôt une propédeutique, l’affirmation de principes qu’une méthode pratique pour le jeu. Mais la technique d’apprentissage et la mise en pratique sont intérieures. Les exercices proposés par Tortsov dans Le Travail de l’acteur sur soi doivent plutôt être compris comme des modèles que comme des recettes directement transposables. Le livre d’exercices, prévu par Stanislavski, n’a jamais été publié, faute de temps sans doute, mais aussi pour une question de priorité accordée aux enjeux directement théoriques. C’est parce que Le Travail de l’acteur sur soi affirme des principes fondamentaux qu’il est un traité d’art. La réception occidentale, et notamment américaine, du livre en a sans doute gauchi les enjeux.

Notes
413.

Stanislavski, 1954-1961, Tr. 1,II, p. 375-376.

414.

Stanislavski écrit le plus souvent l’expression entre guillemets, nous ne nous conformons pas toujours à cet usage.

415.

Projet de préface au Début de saison, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 1, p. 557.

416.

Voir la liste des principaux élèves fictifs de ce groupe dans les annexes.

417.

Knebel, 2006, p. 302.