Les étapes de la constitution du système

Le projet d’une grammaire de l’art de l’acteur remonte à 1902 et s’élabore assez continuellement à partir de 1904-1905, et plus systématiquement encore entre 1906 et 1909. Les effets de structure, présents dans les différentes versions prévues et dont les brouillons portent la trace, forment en quelque sorte la génétique de ce texte, finalement publié en 1938, quelques temps après la mort de Stanislavski. Les évolutions internes signalent surtout que le système lui-même est ouvert, en pleine évolution et recomposition. Le titre générique est Le Travail de l’acteur sur soi. Il doit être complété par Le Travail sur le rôle. Mais la forme n’est plus du tout celle du manuel, même si les noms des chapitres reprennent les éléments principaux et que l’aspect didactique est assez accentué. Nous avons défini la forme du journal, choisie par Stanislavski, comme un processus temporel, une formation, voire un parcours initiatique. Les sous-titres des deux parties du Travail de l’acteur sur soi comprennent le mot processus. Il s’agit du « processus créateur de la vie éprouvée » – pereživanie et du « processus créateur de l’incarnation scénique » – voploščenie. Le second livre ne fut publié qu’en 1948 et l’organisation des différents éléments fut sujette aux interprétations des différents éditeurs. Le Travail sur le rôle n’existe que sous la forme de deux exemples d’analyse : Le Malheur d’avoir de l’esprit de Griboïedov et Othello de Shakespeare. Ce sont des rôles que Stanislavski a joués (Famoussov à de multiples reprises dans la pièce de Griboïedov et Othello à la Société d’Art et de littérature en 1896), des pièces qu’il a mises en scène, à différents moments de sa vie. Othello est l’une de ses premières et l’une de ses dernières mises en scène, préparée de longue date et finalisée dans des conditions très difficiles, à distance, dans le dernier cahier de mise en scène de Stanislavski en 1930, souvent pris en exemple, mais jamais complètement réalisé scéniquement 418 . Ces œuvres synthétisent différentes traditions de jeu : la tradition de Salvini pour Othello et le versant négatif des clichés de jeu, venus de l’opéra pour Othello, la tradition russe de Chtchepkine pour la pièce de Griboïedov qui s’articule aussi aux mises en scène du Revizor de Gogol. La rédaction des éléments pour le Travail sur le rôle suit les différentes étapes de la rencontre et de l’union entre l’acteur et le rôle.

Stanislavski, théoricien et acteur, est aussi metteur en scène, l’un des premiers « régisseurs » qui puisse prétendre à une visée artistique et à cette création nouvelle, dans la perception esthétique, du spectacle comme œuvre d’art. La recherche du réalisme, de la vérité historique des décors, de l’unité de l’humeur des acteurs, s’accordant au milieu, à l’époque, à la conception de la pièce, aux décors, au projet du metteur en scène caractérisent sa recherche à ses débuts. Cette humeur est le premier concept dramaturgique de Stanislavski. Comme la Stimmung, elle musicale et poétique. Elle suppose un travail d’ensemble sur tous les éléments du spectacle et sur tous les rôles. Dans la lignée des Meininger, Stanislavski élabore les scènes de foule, il invente ce faisant tout ce que l’auteur n’a pas écrit : des personnages, des actions, des sons, des types. C’est en cela que le metteur en scène fait œuvre de créateur. Il voit ce que l’auteur écrit, projetant une sorte de second texte visuel, auditif, multi sensoriel dans l’atmosphère et dans la vie des personnages qui y sont plongés. Cette création est parfois désignée comme sous-texte. Voilà comment Tortsov le définit dans le chapitre 3 du Travail de l’acteur sur soi, I, répondant à son éternel contradicteur Govorkov qui veut défendre les droits de l’acteur.

Govorkov craint que l’acteur ne soit réduit à la portion congrue et que le metteur en scène ne lui laisse que des vétilles :

‘« Comment ça des vétilles? s’écria Tortsov en se jetant sur lui. Croire en la fiction d’un autre et commencer à vivre sincèrement à partir de lui, ce ne sont pour vous que des vétilles ? Mais savez-vous qu’une telle création sur le thème d’autrui est souvent plus difficile que de créer sa propre fiction ? Nous savons que parfois une mauvaise pièce d’un poète a acquis une gloire universelle grâce à la recréation d’un grand acteur. Nous savons que Shakespeare a recréé des nouvelles d’autres auteurs. Et, nous aussi, nous recréons les œuvres des auteurs dramatiques, nous décelons en elles ce qui est dissimulé sous les mots. Nous introduisons dans un texte qui ne nous appartient pas notre propre sous-texte. Nous définissons notre attitude envers d’autres hommes et les conditions de leur vie. Nous laissons passer à travers nous tout le matériau reçu de l’auteur et du metteur en scène. Nous l’élaborons de nouveau, à l’intérieur de nous-mêmes, nous lui donnons la vie et le complétons de notre imagination. Nous nous apparentons à lui, rentrons et vivons à l’intérieur de lui psychiquement et physiquement. Nous faisons naître en nous la “vérité des passions”. Nous créons, comme résultat de notre art, une action authentiquement productive, étroitement liée au dessein intime de la pièce. Nous créons des images vivantes et typiques dans les passions et les sentiments de la personne qui agit. Et tout ce travail énorme ne serait que vétilles ? Non, c’est une création importante et un art authentique, conclut Arkadi Nikolaïevitch. » 419

Comparant l’art de l’acteur et l’art dramatique, Stanislavski veut bien sûr désigner l’acteur comme un poète, un artiste, un créateur. Le sous-texte, la vie, l’action sont les objets mêmes de l’art dramatique, comme art de l’acteur. En 1909, caractérisant l’art de l’acteur comme processus, Stanislavski distingue six étapes de la création : volonté, recherche, vie éprouvée, incarnation, union, action extérieure. Les processus qui figurent en troisième et quatrième position dans cette liste forment l’armature de la dernière présentation du « système », telle qu’elle nous est parvenue. L’union fécondante – slijanie – qui évoque explicitement l’union sexuelle intime désigne le travail sur le rôle. Les distinctions qu’apporte en 1909 Stanislavski sont intéressantes. Au cours du pereživanie, l’acteur « crée de façon invisible, pour lui-même », alors que dans l’incarnation, « l’acteur crée visiblement pour lui-même. Il crée une enveloppe visible pour son rêve invisible… » 420

L’opposition du visible et de l’invisible recoupe celle de l’extérieur et de l’intérieur. Dans l’architecture du système, Stanislavski décide de partir de l’intérieur. La vie éprouvée est plus intérieure, plus invisible que l’incarnation scénique qui est visible et audible, s’inscrit dans la parole et dans le corps de l’acteur. La division conceptuelle n’a peut-être pas été complètement dépassée par Stanislavski. Elle recoupe au fond un dualisme de l’âme et du corps qu’il a toujours cherché à nier par l’idée de la psychophysique, la nécessité affirmée d’incarner le dessein psychique dans une forme artistique. Ces difficiles découpages de l’esthétique et de l’artistique forment toute la trame du système et de ses deux pans principaux : la vie éprouvée et l’incarnation de la vie dans une forme. En même temps que Stanislavski semble affirmer une différenciation, il cherche à tout prix à la réduire dans l’unité de l’action. Cette même division se retrouve à plusieurs niveaux, dans le système, et en forme son paradoxe créateur. Les différents types d’art sont divisés en représentation et vie éprouvée. Bien évidemment, la vie éprouvée est intérieure alors que la représentation est plus extérieure. Elle crée une apparence extérieure qui n’a plus nécessairement à être réchauffée par le sentiment. La représentation est du côté de la joliesse, mais aussi de la maîtrise des moyens d’expression physique de l’acteur en un sens artistique. C’est l’art français par excellence, celui de Coquelin, de Diderot, le classicisme de l’acteur, tel que Stanislavski dans sa jeunesse regrette qu’il ait disparu de la Comédie-Française 421 . La représentation est un art, tout comme la vie éprouvée, du moins dans la dernière version du « système », à la différence du métier, de la contorsion ou du jeu avec les tripes. Mais l’on sent bien que l’art intérieur de la vie éprouvée est plus authentique. C’est, dit Tortsov, en tout cas la voie choisie par son théâtre, qui lui permet de dire « notre art ». Mais la définition de la vie éprouvée est ambiguë. Il s’agit de créer la vie de l’esprit humain, processus interne, qu’il soit de nature psychologique ou spirituel, mais il s’agit aussi de « transmettre cette vie sur scène dans une forme artistique » 422 . Le rapport à l’extérieur, au visible est délicat. Il consiste à éprouver et donc à refuser la représentation, le cliché, ou tout simplement le rôle qui n’aurait pas été à nouveau éprouvé par l’acteur. Le critère de l’art est l’émotion, la vie ressentie par l’acteur, l’expérience personnelle, psychophysique, et non la figuration de la vie – izobraženie’. L’acteur doit « créer la vie intérieure de la personne représentée » en lui donnant toutes les ressources organiques de son âme. Or le pereživanie est, dans tous les cas, un processus pathique, émotionnel qui est censé englober tout l’être, au-delà de sa conscience rationnelle, pour libérer le subconscient, assimilé à l’inspiration, ce que Stanislavski appelle aussi dans ses lettres de jeunesse « l’extase ». C’est un phénomène esthétique, traversé par l’acteur, une intériorisation qui semble pouvoir s’opposer à l’extériorisation induite par l’incarnation scénique qui va de l’intérieur vers l’extérieur, qui trace le contour, la physionomie.

La visualisation ou la figuration semble donc plus clairement être du côté de la représentation, de l’incarnation. Ce n’est qu’en partie le cas. Le vocabulaire théorique de Stanislavski assimile les différents niveaux de création de l’acteur et du metteur en scène. L’empathie du pereživanie suppose en réalité l’action, l’extériorisation. Le pereživanie, c’est la vie et celle-ci ne peut que s’extérioriser, s’exprimer dans une intensité troublante, tel un élan sublime, une élévation ou un déchaînement de forces élémentaires, comme dans le cas de Nazvanov, lors du programme de présentation dans sa scène d’Othello. Le processus pathique est donc interne à l’acteur. La connaissance des différents éléments permet sinon d’agir sur l’appareil émotionnel inconscient qui conduit à l’action de la « nature », du moins d’ouvrir la voie à la maîtrise de l’appareil intérieur et extérieur de l’acteur. La division de l’intérieur et de l’extérieur apparaît ainsi pour tous les éléments du système.

Ces éléments sont les composants de la sensation de soi interne de l’acteur qui est le nouveau nom de l’humeur – nastroenie, intériorisant tous les éléments figuratifs et plastiques précédents, liés à l’art de la mise en scène, comme composition musicale, picturale et poétique de l’ensemble. Comme le remarque Govorkov au chapitre 3, l’acteur peut sembler isolé dans le flot de circonstances proposées qui créent « l’atmosphère » nécessaire. Cette atmosphère, autre nom du nastroenie, est répandue partout. C’est une sorte de psychologie du paysage qui évoque plutôt l’ensemble du tableau, le fond, l’espace, et qui en réalité concerne aussi les figures et vient même de ces figures qui agissent dans le cadre. L’humeur, l’état d’âme que Stanislavski appellera, dans le « système », la sensation de soi – samočuvstvie, renvoie maintenant à l’humeur de l’acteur. Dans le système, la notion désigne clairement la vie intérieure de l’acteur, sa psychologie artistique, alors qu’au départ elle traduisait plutôt théâtralement l’harmonie du décor. On voit donc à l’œuvre une intériorisation des composants de la mise en scène au niveau du jeu de l’acteur. C’est le sens de l’évolution de Stanislavski. Acteur né, aimant le jeu, souffrant de la peur et d’un sentiment d’insatisfaction, il agit en ordonnateur de spectacle, il imagine l’environnement scénique de l’acteur – obstanovka, ce qui le contraint à faire œuvre d’architecte, de plasticien, de peintre, de sculpteur ou en tout cas à se confronter aux problèmes de ces disciplines pour la création scénique. Mais les inventions du metteur en scène peuvent-elles être une fin en soi ?

L’art dramatique s’inscrit pour Stanislavski dans une tradition très claire, celle du Théâtre Maly, le principal théâtre dramatique de Moscou et, en particulier, de son acteur le plus fameux Mikhaïl Chtchepkine 423 . Stanislavski a admiré le jeu des acteurs de ce théâtre, où il a même étudié quelques semaines. Nous avons évoqué sa proximité avec les grandes actrices du Maly : Ermolova aux côtés de qui il joue dans quelques récitals et Fedotova qui est son égérie pour la Société d’Art et de littérature. Stanislavski joue, dans les années 1890, pour des récitals aux côtés de plusieurs acteurs du Maly qu’il connaît bien. Il en vient aussi, dans ses écrits, à critiquer leur jeu. Dans les premières versions du « système », Stanislavski avait prévu de faire dialoguer des acteurs d’orientations artistiques différentes. Parmi eux figurait en bonne place l’acteur Ioujine dont il décrit souvent le jeu dans ses notes, sans complaisance. Derrière les noms de pathos, de cliché, de représentation ou de contorsion - lomanie, se cachent souvent des visages d’acteur, des manières de jouer. S’il en vient à critiquer le Maly, Stanislavski reste fidèle à sa tradition, à la primauté de l’acteur pour la définition de l’art dramatique. Au moment où il met au point le système, après les expériences figuratives de l’avant-garde et la fièvre pour le montage cinématographique qui s’empare de la jeune Russie soviétique, l’affirmation de cette primauté de l’acteur peut aisément apparaître conservatrice, comme un retour au XIXe siècle. La théorisation du jeu de l’acteur, comprise en termes psychologiques, naît en réalité de l’impulsion figurative de l’Art nouveau, ramenée à l’acteur. Ainsi, pour Stanislavski, les inventions du metteur en scène doivent de toute façon agir sur le jeu de l’acteur. C’est donc, si l’on raisonne en termes plastiques, au niveau de la figure que s’exprime la nouvelle recherche de Stanislavski qui est une psychologie de la création sous l’apparence d’une grammaire élémentaire du jeu. Le renoncement du metteur en scène n’est peut-être qu’apparent. Il exprime, de façon bien plus forte, les potentialités de l’acteur qu’il met au centre de ses réflexions. Mais l’acteur Stanislavski souffre de jouer tous les jours ou presque au Théâtre d’Art, il exprime un questionnement sur le sens de son art d’acteur et des doutes sur ses crises et ses mécanismes dans lesquels il ne retrouve plus l’invention, la création et le plaisir du jeu, comme la crise de l’été 1906 en Finlande l’atteste.

Stanislavski prend une autre dimension en devenant pédagogue et théoricien. Le metteur en scène n’élabore plus, sauf exceptionnellement, le dessin des mises-en-scène par écrit, comme une œuvre autonome qui s’exprimerait en dehors du processus de l’acteur. Ni la maquette ni l’esquisse ne gouvernent plus son activité. Il y a ainsi une concentration sur la figure de l’acteur. La langue théâtrale russe permet ce glissement figuratif à travers les notions d’image – obraz et de dessin dont Stanislavski n’est pas l’inventeur en matière d’art de l’acteur, mais qui prennent sous sa plume une valeur inédite. Ces potentialités lexicales de la langue théâtrale russe conduisent à de curieuses associations et croisements entre la psychologie de l’acteur et une expression plastique. Stanislavski fait œuvre de création conceptuelle dans la théorie théâtrale en fondant des points essentiels de sa réflexion sur des notions géométriques et graphiques. Ses images verbales et mentales produisent plusieurs concepts essentiels pour la dramaturgie, comme la ligne continue de l’action et la perspective de l’acteur et du rôle. La langue graphique de Stanislavski, théoricien du jeu de l’acteur, n’exclut pas le recours à la couleur, curieusement insérée dans le chapitre consacré aux adaptations ou inventions de jeu. Comment la composition théâtrale du jeu peut-elle ainsi s’exprimer en termes plastiques ?

On peut y voir une simple métaphore, ce qui est le cas. On peut aussi ajouter qu’il y a là des bases étonnantes pour penser non seulement le théâtre, mais le geste figuratif et artistique. Au théâtre le rapport à la pratique verbale est problématique. Le metteur en scène parle, théorise, critique, justifie ou s’emporte, pourtant le processus du jeu, du travail dramatique n’est pas d’ordre purement textuel, verbal ou théorique. On ne peut arrêter le jeu de l’acteur dans son expression. L’action est perceptible, mais sa visibilité est problématique. Parler d’expression du corps ne suffit pas à rendre compte des données mentales, psychiques, émotionnelles, affectives de l’action dramatique. L’objet même qu’il s’agit de penser pour le metteur en scène est d’ordre processuel, le but est de créer des catégories dramatiques, c’est-à-dire des catégories de l’action qui doivent être distinguées d’autres catégories esthétiques, purement visuelles, picturales ou tactiles, littéraires, descriptives ou narratives. Il s’établit ainsi ce que j’appelle une série d’interactions esthétiques entre ces modes d’expression. Je pense qu’elles ne sont pas seulement auxiliaires, mais qu’elles révèlent un mode de fonctionnement du processus de création.

Notes
418.

Cf. Radichtcheva, Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko Histoire d’une relation théâtrale, III, Moscou, 1999, p. 263-266.

419.

“L’action. ‘Et si’, ‘les circonstances proposées’ ”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 63-64.

420.

Cité d’après le manuscrit N°257 du Musée du Théâtre d’Art, repris dans l’introduction au Travail de l’acteur sur soi in : Stanislavski, 1954-1961, II, p. XIX.

421.

Lettre à Lucien Besnard du 20 juillet 1897, Stanislavski, 1988-1999, VII, p. 238-243.

422.

“L’art scénique et l’artisanat scénique”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 25.

423.

La transcription de ce nom est assez barbare, dans les normes françaises les plus usuelles, la prononciation pourrait faire écrire ch ou sh à l’anglaise Shepkin.