Gogol et Chtchepkine

A côté du terme lico est couramment utilisé, dès le XIXe siècle, celui de obraz, dans le sens d’aspect, d’apparence, d’image, de figure et donc également de personnage. Voici par exemple un extrait de la pièce de Gogol A la sortie du théâtre après la représentation d’une comédie nouvelle :

‘« Le premier. (…) Si la comédie doit être un tableau et un miroir de notre vie sociale, elle doit la refléter avec toute la fidélité possible.
Le second. Tout d’abord, à mon avis, cette comédie n’est pas un tableau, mais plutôt un frontispice. Vous voyez la scène et le lieu de l’action sont imaginaires [idealny]. (…) Oui il suffirait qu’un seul personnage [lico] honnête trouve sa place dans la comédie (…), et tout le monde, jusqu’au dernier, passerait du côté de ce personnage [lico] honnête et oublierait ceux qui les effraient tant à présent. Ces figures [obrazy] ne vacilleraient pas sans cesse devant leurs yeux, comme si elles étaient vivantes, après la fin de la représentation, et le spectateur ne remporterait pas un sentiment de tristesse en disant : « est-il possible que de tels hommes existent ? » 424

Cet extrait témoigne de la coexistence des deux possibilités expressives qui sont inconnues du français. Si la notion de personnage est, le plus souvent, rendu par Gogol par lico, qui signifie aussi visage, le terme d’image, obraz, est possible et assez régulièrement utilisé en référence au jeu de l’acteur par rapport à son personnage, pour désigner le rôle. Ce jeu sur le visage, l’aspect du personnage, son allure imaginée par l’acteur dans son rôle de composition [harakternost’], peut également renvoyer à la célèbre exergue du Revizor de Gogol : « pas de quoi s’en prendre au miroir, si la gueule [roža] est de travers ». Avec l’image du miroir et le jeu de déformation de la comédie ou de la satire, on entre dans les arcanes d’une esthétique réaliste ou naturelle avec de forts éléments fantastiques issus du romantisme foncier de Gogol. Ce jeu de représentation dont témoigne la référence au tableau fidèle de la société, opposé, dans les propos du second, à un frontispice, permet de poser le problème de l’image théâtrale, telle qu’elle est réalisée dans le jeu de l’acteur dans le cadre d’une mimésis. Il peut s’agir d’une mimésis fidèle du miroir conforme à la réalité, un peu à la façon des conseils prodigués par Hamlet dans la scène avec les acteurs (acte III, scène 2), de « tenir un miroir offert à la nature ». Cette représentation et cette perspective régulière laissent bien sûr, comme le montre l’histoire des arts figuratifs et comme en témoignent la matière même de l’œuvre de Gogol et son interprétation scénique, la possibilité de recourir à toutes les déformations, anamorphoses et distorsions de perspective possibles.

La correspondance et les écrits de Chtchepkine sont une source précieuse pour suivre les évolutions terminologiques. Chtchepkine est considéré comme le père du réalisme théâtral russe. Ses notes, « zapiski », le terme même qu’utilise d’abord Stanislavski pour désigner le système, dans ses premières présentations, n’ont pas été achevées. Elles ont bien plus l’apparence de Mémoires dans la mesure où le destin même de cet acteur, son origine servile (les notes contiennent le récit de son affranchissement) ont une valeur exemplaire pour l’intelligentsia russe. Chtchepkine a été poussé par Pouchkine lui-même à écrire ses souvenirs au point que c’est le poète qui a tracé de sa main les premiers mots du récit. :

‘« 17 mai 1836, Moscou,
Je suis né dans la province de Koursk, dans le district d’Oboïansk dans le village de Krasnoe qui est sur la rivière Penka… » 425

La représentation populaire, provinciale du théâtre hésite chez Chtchepkine entre le pathos et une naïveté de bon aloi. Les événements, les personnages doivent être représentés comme dans la réalité, tout doit être vrai. Chtchepkine fait le récit d’une représentation du prince Mescerski à laquelle il a pu assister en 1810. La représentation a lieu à domicile, tel que c’était l’usage dans la noblesse. Chtchepkine remarque la transformation du visage de l’acteur et l’aspérité de son jeu, qui semble sans couleur, sans effet. C’est pour lui la découverte du jeu naturel et simple qu’il cherchera à imiter 

‘« Mais quel ne fut pas mon étonnement quand il me vint à l’idée de parler simplement et que je ne pus dire aucun mot avec naturel, librement. Je commençai à me souvenir du prince, je me mis à prononcer les phrases de la même voix que lui, mais je ne pouvais pas ne pas remarquer combien ma façon de parler était peu naturelle, mais j’étais incapable de comprendre pourquoi cela se passait ainsi. (…). Il ne me venait pas à l’esprit que pour être naturel, il faut avant tout parler avec ses propres sons et sentir à sa façon, sans singer le prince. » 426

Chtchepkine oppose l’école de la déclamation de l’acteur Dimitrievski à la simplicité et au naturel que le prince Mescerski aurait apporté sur scène. Les découvertes de Chtchepkine, son principe, selon lequel « l’art est élevé à proportion de ce qu’il est proche de la nature », l’absence d’emphase quand retrouver la simplicité est ce qu’il y a de plus difficile pour un acteur et le sens même de son art, marquent profondément Stanislavski.

Le personnage, dans la langue théâtrale russe, balance donc entre deux pôles : le caractère - harakter, en particulier comique et le visage, comme quintessence du jeu, de l’apparence. Gogol parle aussi de « physionomie » dans ses lettres à Chtchepkine. La représentation naturelle, selon le caractère, mais aussi selon la simplicité correspond à la nature même de l’acteur : parler avec sa propre voix, montrer ses gestes, comme dans la vie. C’est la découverte que fait Chtchepkine et qui est l’essentiel de ce que Stanislavski tire de son grand modèle. Stanislavski ne cesse de dire qu’il est fidèle aux commandements de Chtchepkine et qu’il suit sa tradition :

‘« A leur tour, les visées de Tchekhov correspondaient à celles de Chtchepkine et par conséquent de notre théâtre. Ainsi, Chtchepkine, Tchekhov et notre théâtre se sont fondus en une seule impulsion tournée vers la simplicité artistique et vers la vérité scénique. » 427

Dans le même discours de 1908, Stanislavski insiste sur cette affirmation de la tradition de Chtchepkine :

‘« Le Théâtre d’Art de Moscou n’est pas apparu pour détruire ce que l’ancien avait de beau, mais pour prolonger cela dans la mesure de ses forces.
Ce qu’il y a de plus beau dans l’art russe, c’est la prescription que Chtchepkine nous a laissée en héritage et dont nous nous souvenons : “Tirez vos modèles [obrazcy] de la vie et de la nature”. Ils fournissent un matériau inépuisable pour l’acteur. Ce matériau est varié [raznoobrazen], comme la vie même, il est simple et beau, comme la nature elle-même. 
Notre théâtre s’est donné comme but, lors de son apparition, la prescription de Chtchepkine. Il est ainsi rentré en lutte contre tout ce qui est mensonger en art. C’est pourquoi nous voulions naturellement, avant, tout chasser le théâtre du théâtre. » 428

Le refus de la théâtralité est la marque de l’art de Chtchepkine dans l’apprentissage scénique qu’il a essayé de mener à partir de cette représentation « naturelle » du prince Mescerski. Stanislavski a lu et annoté les écrits de Chtchepkine, la révérence au grand acteur n’est donc pas de pure forme. Elle vise à inscrire le Théâtre d’Art dans une tradition russe, moscovite, réaliste, mais d’un réalisme d’acteur, lié à sa figure, à son art. C’est un moyen de revenir à des préoccupations de jeu, à travers la figure de l’acteur qui intériorise, comme nous avons essayé de le montrer, les recherches figuratives et plastiques. L’art de Chtchepkine se définit d’abord négativement par rapport à la théâtralité. Pour Chtchepkine lui-même, il s’agissait de s’opposer à la déclamation importée, de tradition française, à l’œuvre dans la tragédie. La simplicité et le naturel qui sont aussi un héritage des Lumières s’affirment positivement dans un art, centré sur la nature de l’acteur et du personnage, sur la vie. L’articulation de la figure se situe précisément à la lisière entre le personnage et l’acteur. De quelle image s’agit-il ?

L’art de Chtchepkine est défini positivement de façon formelle :

‘« La prescription de Chtchepkine est la forme la plus haute de l’art. Pour prendre des modèles [obrazcy] artistiques et précieux dans la vie et les amener sur scène, il faut un sens artistique élevé et une technique parfaite. On ne peut les obtenir tout de suite, mais ils se développent des années durant. Les formes sont toujours plus faciles à modifier que le contenu. La forme est plus perceptible, visible, brutale, criarde. Il est naturel que pour l’homme du commun qui veut ressembler à un aristocrate, le plus simple et le plus facile soit de changer de costume et d’apparence extérieure. Changer son âme et l’éduquer différemment n’est pas si facile. Voilà pourquoi, des impulsions spirituelles fines et justes, il ne nous est resté qu’une forme pompeuse. » 429

J’ai transcrit certains mots qui sont des dérivés de obraz. Le modèle – obrazec, est comme le prototype de l’image, créée à partir de la figure vivante de l’acteur. La diversité – raznoobrazie, est souvent présente aussi sous la forme de mnogoobrazie. La variété est un des buts que Stanislavski assigne à la création de l’artiste. L’image qu’il crée ne peut rester statique, elle doit être colorée d’éléments inattendus au niveau de l’apparence physique et dans les réactions émotionnelles. Peindre d’après nature pour l’acteur, c’est résister à la monotonie – odnoobrazie – du cliché. Pour Chtchepkine la compréhension du réalisme est beaucoup plus directe. Voilà comment il définit la comédie, dans le chapitre II de ses notes publiées en 1847 :

‘« ce n’est rien d’autre qu’une représentation, c’est-à-dire que plusieurs personnes apprennent chacun un personnage [lico] dans la comédie, comme si cela n’était pas écrit mais que cela avait lieu réellement.» 430

Définir le jeu de l’acteur par le biais de la réalité la plus immédiate, voire la plus naïve, fait partie des présupposés théoriques de Stanislavski dans Le Travail de l’acteur sur soi, où il s’agit de s’imprégner des circonstances, comme si elles étaient réellement celles de l’acteur. Ce réalisme est également lié au sentiment du vrai qui doit animer l’acteur, jusqu’à une certaine naïveté.

Il y a dans ces déclarations une certaine dose de russophilie. Il s’agit de manifester le caractère propre du jeu russe, fondé sur la personne humaine et non sur un modèle français. Gogol critique les vaudevilles et les mélodrames qui ont envahi la scène russe. Bien sûr, Gogol, Chtchepkine et Stanislavski lui-même sont des grands amateurs de vaudeville. Chacun des trois a pratiqué ce genre théâtral. Mais tout cela constitue le moment que Stanislavski appelle l’amateurisme. Pour Gogol aussi, le souci le plus brûlant à propos du Revizor et de la représentation de toutes ses pièces, est d’éviter la « caricature ». La caricature, dans la tradition du XIXe siècle, celle de Daumier notamment, se définit par la déformation du visage. On voit que Gogol hésite dans le domaine de la figuration. Dans l’épigraphe célèbre du Revizor, il établit une dichotomie entre le miroir et la « gueule de travers ». Il montre des caractères comiques qui semblent renvoyer à la caricature, genre qu’il dénie pourtant entièrement dès l’époque de la première du Revizor Gogol refuse le rire « qui meut la foule grossière d’une société qui a besoin de convulsions et des grimaces caricaturales de la nature », le rire qu’il appelle de ses vœux est :

‘« ce rire électrique, porteur de vie qui sort involontairement, librement et de façon inattendue, directement de l’âme, foudroyée par l’éclat aveuglant de l’intelligence, qui naît d’un plaisir calme et n’est produit que par un esprit élevé » 431 . ’

Ce que Gogol dit de ce rire qu’il redéfinira, de façon plus sublime encore, dans le monologue final de l’auteur dans A la sortie d’un théâtre, publié en 1842, mais dont le projet remonte à 1836, après la première du Revizor, est un critère esthétique de vérité et de pureté au sens religieux. L’auteur parle du rire comme d’une source cristalline qui s’écoule de l’âme du spectateur. Il évoque le bien et même une vision céleste.

Ce que Gogol dit du spectateur concerne également l’acteur. Les « convulsions » du rire caricatural sont celles dont les acteurs sont tout enclins à affubler leurs créations. Les images, obrazy, c'est-à-dire les personnages, courent ainsi le risque d’être déformés. C’est la même inquiétude qui sourd dans la correspondance de Gogol avec Chtchepkine, notamment au sujet de la reprise du Revizor. Gogol envoie à Chtchepkine son Dénouement du Revizor qu’il souhaite voir jouer. Chtchepkine refuse, mais la lettre de Gogol pose intuitivement les bases de la mise en scène russe, dans le rapport des acteurs au rôle :

‘« avant de le [ = le texte de la pièce] donner à apprendre aux acteurs, lisez-le bien vous-même, entrez dans le sens et la force de chaque mot, de chaque rôle, comme si vous deviez vous-même jouer tous ces rôles » 432

On croirait souvent entendre les articles de foi de Stanislavski derrière ces conseils donnés, il est vrai, au premier acteur de Russie, et non comme une généralité pédagogique sur le théâtre. Gogol, écrivain avant tout, est surtout sensible à l’aspect oral de son texte, aux accents, à une lecture conforme à ses intentions qu’il voudrait faire lui-même et transmettre à Chtchepkine pour que celui-ci la communique aux acteurs. Mais cet aspect vocal correspond à un aspect visuel, dans la création de l’image scénique :

‘« En un mot, chasser toute caricature et leur [les acteurs] faire entendre qu’il ne faut pas représenter, mais transmettre avant tout la pensée, en oubliant les bizarreries et les particularités de l’homme. On peut donner, même après, la couleur du rôle. Il suffit pour cela de rencontrer le premier original venu et de savoir le singer. Mais ressentir l’essence de la chose pour laquelle est appelé le personnage [dejstvujuščee lico], nul d’entre eux ne le ressentira de lui-même sans votre aide. » 433

Lorsque Gogol parle du spectateur et du rapport de représentation qui s’établit entre lui et le personnage, tout son soin consiste à affirmer que la représentation du personnage, de l’image, doit le renvoyer à lui-même. C’est le cercle de problèmes auxquels est confrontée la figuration théâtrale, dans le cadre du système de Stanislavski, et même en dehors de ce cadre. L’image renvoie à ce qu’il y a de plus intime en soi, à l’âme du spectateur, à l’âme humaine dans son universalité pour Gogol. Pour Stanislavski, cette universalité de l’image, de l’esprit humain, fait tout le sens du travail de l’acteur.

Si le metteur en scène doit jouer tous les rôles et se faire acteur pour choisir correctement les acteurs et leur montrer des modèles qu’ils devront imiter, l’acteur doit donc devenir metteur en scène pour se pénétrer du dessein de l’auteur. Gogol, dans ses lettres, désigne explicitement et nommément des modèles dont il convient de s’inspirer pour ses personnages. Ses écrits sur le théâtre et sa pièce A la sortie du théâtre montrent continuellement cette hésitation ou cette richesse réflexive à propos de la nature de l’être théâtral. Si l’image, c’est-à-dire le personnage, n’est pas personnelle, sans personnalité – ličnost’, et si c’est une figure générique qui rassemble différents traits, pour donner une image composite – sobiratel’nyj obraz, alors le danger est celui de la généralisation qui crée des types sans vie, des âmes mortes. La personne – lico – doit être vivante et donc proche de la personne de l’acteur. Le metteur en scène doit jouer les rôles, c’est-à-dire les confronter à lui-même. C’est ce jeu intérieur qui crée l’image.

Stanislavski parle surtout des images ou modèles vivants pour désigner l’héritage de Chtchepkine et de Gogol. L’héritage porte en réalité sur ce jeu intérieur qui crée le personnage – image

‘« Gardez-vous de toute sentimentalité et montez la garde contre vous-même. Le sentiment vous viendra de lui-même, ne courrez pas après lui. Soyez maître de vous-même, voilà ce après quoi il vous faut courir. » 434

La tradition de Chtchepkine a directement marqué la formation de Stanislavski dans la mesure où l’actrice Fedotova qui a protégé et en partie formé Stanislavski était une élève du grand acteur, modèle magnifié par Stanislavski, au prix bien sûr de quelques distorsions. Les intuitions de Gogol que Stanislavski reconnaît pour siennes renvoient directement à ses découvertes d’acteur et d’apprenti metteur en scène, telles qu’elles sont évoquées dans Ma Vie dans l’art. La notion de contrôle de soi – vyderžka – le pousse à un vocabulaire de la prise, de la saisie et donc de l’action dans le processus même de figuration par l’acteur. Les valeurs de simplicité et de naturel sont les fils directeurs dans l’art de l’acteur parce qu’elles combattent les blocages musculaires et artistiques (les clichés) et c’est donc un travail que de chercher à les retrouver. La déformation par la déclamation ou « la sensation de soi de l’acteur » est la chose la plus immédiate pour un acteur, il est beaucoup plus difficile de retrouver sa vraie voix, pour Chtchepkine, ou ses propres sensations sans mensonge, pour Stanislavski. Le rapport à la vérité fait de ces deux écoles, malgré toutes les différences, un réalisme du jeu de l’acteur, non pas uniquement pour le contenu de la représentation mais par la qualité de son sentiment et la fidélité à sa propre personne.

Notes
424.

“A la sortie du théâtre” in : Gogol et le théâtre, Moscou, Iskusstvo, 1952, p. 334-335.

425.

Chtchepkine, op.cit., p. 59.

426.

Chtchepkine, op.cit., p. 113.

427.

“Rapport sur l’activité artistique de la première décennie du Théâtre d’Art de Moscou”, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 1, p. 141.

428.

Ibidem, p. 137-138.

429.

Matériaux préparatoires au “Rapport sur l’activité artistique de la première décennie du Théâtre d’Art de Moscou”, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 1, p. 579.

430.

Notes de l’acteur Chtchepkine in : Chtchepkine, Notes. Lettres. Chtchepkine vu par ses contemporains, Moscou, 1952, p. 83.

431.

“Notes de Pétersbourg de 1836” in : Gogol et le théâtre, op. cit., p. 366.

432.

Lettre à Chtchepkine, octobre 1846, Ibidem, p. 412.

433.

Lettre du 16 décembre 1846, Ibidem, p. 416.

434.

Ibidem, p. 413.