Chapitre 2 : Grimage et maquillage

L’image sur le visage 

Pour Stanislavski, les bases de la terminologie héritée du XIXe siècle théâtral russe sont conservées. Mais la notion d’obraz est précisée par rapport au jeu de l’acteur. L’obraz, l’image, est le produit, le résultat du jeu de l’acteur. L’acteur crée l’obraz. C’est une des affirmations les plus constantes de Stanislavski et de toute la langue théâtrale russe. Cette commodité terminologique qui fait se correspondre le personnage et l’image permet en réalité beaucoup d’effets théoriques. On peut réellement parler de figuration de l’acteur, d’une mimésis de l’acteur. Cela permet, en tout premier lieu, d’inscrire l’art de l’acteur, et donc l’art théâtral, dans l’ensemble des arts figuratifs. La première de ces figurations est ce qu’il est convenu d’appeler le réalisme. L’image créée est si réelle, si vivante qu’elle devient un personnage vivant. Il est certain que Stanislavski se préoccupe avant tout de vraisemblance, mais la figuration réaliste, ou celle d’un romantisme historique folklorisé, rendu vrai, n’épuise pas la richesse du concept d’image chez Stanislavski. La vérité de l’acteur est pour Stanislavski, acteur lui-même, d’un emploi plus large que la conformité avec un modèle qu’au fond il refuse, puisque l’acteur doit avant tout libérer sa propre nature créatrice.

Le concept d’image est pleinement présent au niveau même de la structuration théorique du système de Stanislavski. Il est tout à fait possible d’y retrouver les linéaments d’une mimésis réaliste où la vérité remplace la vraisemblance. Il s’agit pour l’acteur d’être authentique et organique sur scène, de produire une action conforme à son but en utilisant ce que Stanislavski appelle, à la suite de Pouchkine, les « circonstances proposées », ou encore le « comme si » magique. Ce que propose Stanislavski à l’acteur, c’est, en quelque sorte, de devenir auteur et de compléter, de justifier son dessein, zamysel ou sa fiction, vymysel. Ces éléments doivent être traduits en image, obrazno. L’acteur peut inventer les circonstances qui précèdent l’intrigue ou la suivent. Elles se situent, comme il le dit lui-même dans le chapitre sur l’imagination, « hors des coulisses ». Mais le caractère constructif et créatif de ce processus de travail n’apparaît pas pleinement si l’on cantonne Stanislavski théoricien, et sans doute Stanislavski acteur, à un naturalisme de façade.

La première marque de la figuration de l’acteur qui fait s’entrecroiser le personnage, le visage, la personne, le moi, l’image, en un mot tout le réseau sémantique du mot obraz,que l’on peut traduire par image, forme ou figure, est l’existence physique de l’image du personnage pour l’acteur. Avant d’être un processus mental qu’il faut analyser, l’obraz, la figure du personnage, se dessine et se peint sur le visage de l’acteur. Dans l’école de jeu du XIXe siècle qui est aussi, dans une certaine mesure, celle de Stanislavski, le visage est le centre expressif principal du jeu. En un sens, c’est un vieil héritage rhétorique. Pour Cicéron, ce qui compte, dans l’action de l’orateur-actor, est avant tout la voix, l’essentiel de l’action du corps s’exprime dans le visage, dont l’élément dominant sont les yeux :

‘« Mais tout dépend de la physionomie et, dans cette physionomie même, ce sont les yeux qui jouent le rôle prépondérant : aussi les vieillards avaient-ils d’autant plus raison, lorsque autrefois ils se refusaient à louer beaucoup un acteur sous le masque [personatum], même Roscius. C’est l’âme, en effet, qui anime toute l’action, et le miroir de l’âme, c’est la physionomie [imago animi vultus], comme son truchement, ce sont les yeux [indices oculi], car c’est la seule partie du corps qui à toutes les passions, puisse faire correspondre autant d’expressions différentes, et il est certain que personne, les yeux fermés, ne peut produire le même effet. (…) Il est donc important de savoir régler son regard. Les traits du visage, en effet, il ne faut pas trop les modifier, car on risquerait de tomber dans le ridicule ou dans la grimace. C’est le regard qui, tendre ou serein, asséné ou souriant, peut traduire tous les mouvements de l’âme dans un juste rapport avec le ton du discours. Car, si l’action est comme le langage du corps [Est enim actio quasi sermo corporis], elle doit d’autant plus être en harmonie avec la pensée. Or les yeux nous ont été donnés par la nature, comme au cheval et au lion la crinière, la queue et les oreilles, pour traduire les mouvements de l’âme. Aussi, dans cette action qui est la nôtre, après la voix, la physionomie est-elle ce qu’il y a de plus puissant et ce sont les yeux qui la gouvernent. » 435

En 1904, Stanislavski accorde le même privilège aux yeux, comme ce sera le cas plus tard dans la forme élaborée du système. Il parle d’une « vie éprouvée [pereživanie] personnelle [ličnoe] », mais le ličnoe, le personnel, se lit d’abord sur le visage, lico. La personnalité – ličnost’ – se compose des éléments extérieurs

‘« La personnalité [ličnost’] de l’homme est constitué de l’union de son âme et de son aspect extérieur. L’aspect extérieur de l’image scénique figurée par l’acteur est très important, mais son âme est encore plus importante. Il est facile d’intéresser le public par l’aspect extérieur, dans la mesure où il est tangible et visible. En captant l’attention à travers son aspect extérieur, l’acteur doit utiliser cette attention pour montrer l’âme de la personne qu’il représente [izobražaemoe lico]. C’est bien plus difficile.
On peut observer l’âme d’un homme sur scène à travers ses yeux, car ils sont les meilleurs moyens d’expression de l’âme. » 436
Notes
435.

Cicéron, De oratore, III, § 221-222, traduction Edmond Courbaud et Henri Bornecque, Les Belles lettres, Paris, 19562, p. 93-94.

436.

Journal de mise en scène d’Ivan Mironytch, 16 novembre 1904, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 189.