La transfiguration de l’acteur

Mais avant de jouer sur les yeux, dont il faut comprendre le rapport avec les autres éléments de la figure humaine de l’acteur sur scène, comme le corps, les mains, les pieds, le geste, il faut prendre conscience que, pour un acteur russe de la fin du XIXe siècle et du début du vingtième siècle, la composition du rôle se fait précisément par cet aspect extérieur, dans une certaine mesure, bien plus qu’à l’époque même de Gogol. Gogol ou Chtchepkine cherchaient le type, le caractère, surtout dans la voix, la démarche. A partir des années 1870, la figuration de l’acteur s’empare pleinement de son visage. C’est le moment où l’on commence à composer de façon savante ce qui en russe s’appelle d’un nom encore une fois français, le grim, que nous traduisons par grimage. C’est un peu plus que le maquillage, au sens où le grim comprend l’ensemble de l’aspect extérieur du visage et de la tête : la perruque, les postiches, tous les ajouts artificiels et même des éléments de costume. Cet art récent se transporte donc dans la figuration réaliste. L’art des peintres donne une raison graphique à cet art théâtral. Ainsi, les dessins des peintres du cercle de Mamontov concernent non seulement le décor, mais aussi la figure de l’acteur : son costume, son maquillage, sa posture même dans des jeux de scène.

Chaliapine est le grand maître du maquillage et du travestissement créateur, grâce à sa proximité avec les peintres qui l’ont formé (comme nous l’avons vu pour la composition du rôle d’Olopherne, avec l’aide du peintre Serov) et à ses propres talents artistiques. Chaliapine était dessinateur, il a laissé nombre de caricatures de lui-même, son iconographie est immense, il n’a cessé d’être copié, imaginé par des peintres dans ses rôles ou dans la vie, et il est également sculpteur amateur. Il compose ainsi lui-même son apparence extérieure. Le raffinement du maquillage et des postiches devient très élaboré. Le plus merveilleux pour un acteur est parfois de faire en sorte que personne ne puisse le reconnaître. Stanislavski lui-même, depuis ses débuts, a la passion du maquillage au sens de grimage, du travestissement qui doit devenir un art réaliste de la vraisemblance, mais qui n’est pas sans influencer le jeu de l’acteur. Ses carnets consacrés au grimage en témoignent (ill. 150-151). Trouver l’image, le personnage, c’est donc aussi trouver la traduction figurative de son aspect extérieur sur le visage même de l’acteur. C’est dans son apparence extérieure que l’acteur réaliste crée l’obraz, la figure. L’expressivité est celle du visage :

‘« Quand un acteur commence à jouer avec ses bras et ses jambes, cela veut dire qu’il ne peut rien exprimer avec son visage » 437

Dès son premier projet conservé de mise en scène, alors qu’il rêve encore de devenir chanteur d’opéra, à l’époque du cercle Alekseïev, l’attention portée au grimage-maquillage est essentielle :

‘« En ce qui concerne le grimage, chez Liezen-Mayer, Faust est représenté en homme d’âge moyen. Je ne sais pas si cela conviendra pour l’opéra ? Pour ma part en tout cas j’essaierai ce maquillage. » 438

Puis imaginant un Faust âgé voici comment il cherche à résoudre la difficile question de sa transformation soudaine, de son rajeunissement :

‘« Pour un plus grand contraste avec le visage du Faust redevenu jeune, je le représenterai dans son aspect initial encore plus croulant qu’il n’a été figuré jusqu’à présent. Je le figurerai [izobražal] très très maigre, presque chauve, avec une longue barbe blanche (dans la mesure où l’on ne peut faire une petite barbiche peu fournie du fait de la transformation rapide exigée). On ne peut grimer le visage de Faust avec des couleurs, voilà pourquoi je lui mettrai simplement beaucoup de poudre pour lui donner une apparence tout à fait pâle, pour éviter cet inconvénient qui vient affecter tous les interprètes de ce rôle. Préparant le grimage du jeune Faust, l’acteur se limite à accrocher une barbe, oubliant tout à fait qu’il a les joues rougies. C’est la raison pour laquelle, d’ordinaire, au lieu de voir apparaître la figure [obraz] d’un Faust à la vie tourmentée, on voit tout bonnement un bon gros vieillard, le rouge aux joues, dont émane la bonne santé. (Je recommande à l’interprète de Faust de se poudrer, dans la mesure où la poudre peut être rapidement enlevée lors d’une métamorphose [pereroždenie] rapide de Faust. » 439

Ces considérations techniques suivent le dessin de la plantation de la scène, de la représentation des objets du cabinet de Faust et précèdent les considérations sur le costume, appuyées par d’autres dessins. Mais l’attention au problème dramaturgique du jeu est évidente avec le problème de la transformation scénique. Dans Faust, c’est le personnage lui-même qui doit se transformer, naître une seconde fois. Mais dans le travail ordinaire de l’acteur et du rôle, c’est l’acteur qui doit se métamorphoser dans le personnage – preobrazit’sja, c’est-à-dire littéralement se transfigurer, un autre composé intéressant de obraz.

Les photographies de Stanislavski dans différents rôles depuis la première époque des spectacles du cercle Alekseïev jusqu’au Théâtre d’Art (ill. 152-161 et 164) témoignent de cette attention technique portée à la transformation de l’apparence extérieure. Par des postiches de toute sorte, des perruques, des barbes, des moustaches, un épaississement du nez et de la figure dans Le Malade imaginaire en 1913 (ill. 161), un vieillissement pour le rôle d’Abrezkov dans Le Cadavre vivant de Tolstoï en 1911 (ill. 157) ou pour celui de Kroutitski dans Il n’est si sage qui ne faille d’Ostrovski en 1910, pour Famoussov un de ses rôles préférés (ill. 156) et les plus joués dans Le Malheur d’avoir de l’esprit de Griboïedov (mise en scène de 1906, renouvelée en 1914 et en 1925 440 ). Les rôles tchekhoviens, s’ils sont peut-être plus proches de la personnalité de Stanislavski, sont aussi subtilement grimés : Astrov les cheveux en arrière, les traits dessinés, la barbe élégante, Verchinine à la moustache grise et aux cheveux blancs (ill. 153), Gaev plus avachi (ill. 154-155), à l’élégance plus fatiguée, portant moustache et espagnole. Les photographies des publications des œuvres de Stanislavski ou d’ouvrages qui lui sont consacrés rassemblent ces représentations frontales, centrées sur le visage plus que sur le costume qui alternent avec les photographies « neutres » de l’homme Stanislavski qui parfois se stratifie d’un sourire ou de quelques lignes ou reliefs d’un visage dont il semble que le maquillage ou l’expression scénique vient d’être retirés.

Notes
437.

Ididem, p. 191.

438.

Notes personnelles, 1885, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 84.

439.

Ibid.

440.

Cf. L.M. Freïdkina, Le Malheur d’avoir de l’esprit sur la scène du Théâtre d’Art de Moscou, VTO, Moscou, 1979