L’art du grimeur

L’art du grimage définit l’art de l’acteur et sa figuration plastique au tout premier chef. Le plus ancien témoin de ce phénomène qui accompagne Stanislavski durant toute sa carrière artistique est le maquilleur du Théâtre d’Art Iakov Gremisslavski. Dans Ma Vie dans l’art Stanislavski lui consacre quelques lignes lors de la description de son premier spectacle au cercle Alekseïev en 1877. Un jeune garçon de treize ans (Stanislavski en a quatorze) fait des merveilles pour maquiller les acteurs :

‘« Dans l’aile de la maison, affectée au théâtre, il y avait une agitation encore plus grande. Mes sœurs, avec leurs amies et des jeunes gens – nos amis et nos camarades – portaient les costumes et les distribuaient par loge et par cintre. Les maquilleurs préparaient les barbes, les couleurs, les perruques, les peignaient et les frisaient. Un garçon que tous appelaient Iacha courait comme une flèche d’une loge à l’autre. Nous nous sommes rencontrés ce jour-là pour ne plus jamais nous quitter. Iakov Ivanovitch Gremisslavski devait jouer un grand rôle dans le théâtre et mettre son art à un niveau qui fit s’étonner l’Europe et l’Amérique.
Les personnages [dejstvujuščie lica] s’asseyaient tour à tour devant le miroir de Iacha : mon père, mes frères, mon précepteur et les autres interprètes et quittaient la table transfigurés [preobrazivšimisja] en d’autres personnes. Certains devenaient plus vieux, les autres plus jeunes et plus beaux, d’autres encore devenaient chauves, d’autres encore méconnaissables. ’ ‘“Je ne peux pas croire que ce soit vous ! Hi hi hi ! C’est étonnant ! Impossible de vous reconnaître. Regardez, regardez ce qu’il est devenu ! Incroyable ! Bravo !” » 441

Nul doute que le prototype du maquilleur expert que Nazvanov, au premier chapitre du Travail de l’acteur sur soi sur soi, compare à un Don Quichotte habile par son aspect extérieur n’est autre que Iakov Gremisslavski dont le fils devint l’un des principaux peintres-décorateurs du Théâtre d’Art. La pratique du grimage dans le théâtre, puis dans le cinéma russe, avec par exemple les métamorphoses de l’acteur Nicolaï Tcherkassov, est une pratique figurative réalisée sur le visage de l’acteur en interaction directe avec la peinture 442 .

Le maquillage occupe visiblement une place essentielle dans les premiers essais de Nazvanov sur le rôle d’Othello. On retrouve en quelque sorte le stade du miroir dans les recherches qu’il fait devant la glace en s’accoutrant de couvertures, serviettes, embrasses de rideau avec coupe-papier à la ceinture et plateau de cuisine en guise de bouclier. S’enduisant le visage d’une plaque de chocolat, il croit trouver à tâtons le personnage d’Othello, son aspect extérieur, sa démarche de tigre. De même dans Ma Vie dans l’art, à propos de ce même rôle, son rôle préféré, Stanislavski dit copier extérieurement un Arabe, en costume traditionnel, rencontré à Paris, à la terrasse d’un restaurant :

‘« Une demi-heure plus tard, j’offrais à déjeuner à mon nouvel ami dans un cabinet privé. Apprenant que je m’intéressais à son costume, l’Arabe l’enleva pour que je puisse en dessiner le patron. J’empruntais également de lui plusieurs poses, qui me semblaient typiques. Puis, j’étudiais ses mouvements. Rentré chez moi, à l’hôtel, je passais la moitié de la nuit devant la glace, me revêtant de tous les draps et de toutes les serviettes possibles pour modeler à partir de moi un Maure bien droit avec des mouvements rapides de tête, des mouvements de bras et du corps tout semblables à une biche effrayée, une démarche coulante et royale et les mains lisses avec la paume tournée en direction de l’interlocuteur.
Après cette rencontre, l’image [obraz] d’Othello se dédoublait dans mon idée entre Salvini et ma nouvelle connaissance : le bel Arabe. » 443

Le maquillage est donc la marque du dilettantisme qui cherche à se masquer, à copier, à emprunter d’autres personnalités pour créer l’image. Le personnage n’est alors pas vivant et correspond à un modèle général, théâtral. Du point de vue du jeu, il correspond à la déclamation pour Nazvanov, au pathos et au tempérament débridé pour Stanislavski qui, emporté par son impétuosité, blesse par mégarde son partenaire dans le rôle de Iago, à la répétition générale d’Othello en 1896.

En même temps, le maquilleur professionnel transforme de pied en cap l’apparence extérieure – vnešnij oblik – de Nazvanov, mais le jeu ne vient pas soutenir cette transformation, les blocages internes l’emportent et l’acteur repart dépité, se hâtant d’ôter un maquillage devenu insupportable. C’est que le maquillage qui fonctionne comme substitut du cliché théâtral ne donne qu’une image morte alors que l’image, c’est le personnage, c’est-à-dire une personne vivante de chair et d’os, corps et âme. La copie, la représentation et le cliché peuvent ainsi se retrouver dans le mimétisme du grimage.

Notes
441.

Ma Vie dans l’art, Stanislavski, 1954-1961, I, p. 44-45 [traduction française : p. 68.]

442.

L’ouvrage classique en ce domaine est le livre de l’acteur et metteur en scène du Théâtre Maly Lenski Notes sur la mimique et le grimage, 1890. Les rapports entre le grimage et la peinture (maquillage), mais aussi la sculpture (coiffure, postiches, grossissement ou amincissement de la figure) sont nombreux. En consultant le manuel d’un élève de Gremisslavski les exemples de Chaliapine et de Tcherkassov sont dominants et le rôle de la peinture particulièrement souligné, en particulier la peinture de Fedotov et des Ambulants (par exemple le grimage de Tcherkassov dans le rôle du tsarévitch Alexeï dans le film Pierre le Grand de Vladimir Petrov sur un scénario d’Alexeï Tolstoï en 1937 est directement repris du tableau de Nicolas Gay, Pierre I interroge le tsarévitch Alexeï Pétrovitch à Peterhof, 1871), cf. Nicolaï Lvov, Du grimage, Moscou, 1969..

443.

Ma Vie dans l’art, op. cit., p. 164-165 [traduction française : p. 214-215.]