Image extérieure et image intérieure

Le maquillage peut donc être un frein pour le pereživanie qui doit être compris comme expérience de la vie du rôle ou de la vie de l’acteur puisqu’il s’agit d’une rencontre qui, dans le rôle et dans l’acteur, crée un nouvel être. L’expérience de Nazvanov, dans le spectacle de présentation, ne va pas si loin. Il ne crée pas une nouvelle vie qui serait composée de toute une ligne continue d’expériences psychophysiques de l’image-personnage. Mais il en crée un élément, dans un moment de fusion organique entre l’angoisse humaine, universelle, d’Othello et sa propre peur panique du jeu et du trou noir du cadre de scène. L’image doit donc être créée.

Pour Stanislavski cependant le maquillage et l’aspect extérieur peuvent aussi créer l’image vivante. Dans sa terminologie, l’extérieur peut agir sur l’intérieur. C’est ce qu’il décrit de sa propre expérience dans le rôle de Sottenville de Georges Dandin de Molière, joué en 1888, à la Société d’Art et de littérature. Le rôle du maquillage y est créateur de l’image :

‘« Nous approchions déjà de la répétition générale et j’étais encore assis entre deux chaises. Mais, c’est là que, pour mon bonheur, je reçus, tout à fait par hasard, « le don d’Apollon ». Un trait dans le maquillage [grim], ayant donné une certaine expression comique vivante à mon visage, ce fut immédiatement comme quelque chose qui se retournait quelque part en moi. Ce qui était confus devint clair, ce qui était sans terreau propice en reçut un, ce à quoi je n’arrivais pas à croire, maintenant voilà que j’y croyais. Qui expliquera ce déclic [sdvig] créateur, incompréhensible et miraculeux ! Quelque chose mûrit à l’intérieur, se déverse comme dans un bourgeon et enfin devient mûr. Un effleurement, fait au hasard, et le bouton perce, des pétales jeunes, frais en sortent qui se déploient sous un soleil éclatant. Ce fut la même chose pour moi, l’effleurement par hasard d’une petite brosse de maquillage coloré, un seul trait réussi dans le maquillage, firent que le bouton perça et le rôle commença à s’ouvrir en pétales devant la lumière brillante et chaude de la rampe. » 444

L’éclosion de l’image du rôle est manifestée par la métaphore végétale qui, depuis la notion de graine – zerno, est fondamentale dans l’esthétique du Théâtre d’Art et du théâtre russe, fondée sur l’évolution intérieure de l’acteur dans la création de son rôle. Le maquillage n’est ici qu’un moment révélateur de l’action. C’est le sdvig, instant de poussée et de retournement qui en est le déclencheur. L’éclosion vivante de l’image du rôle eut été impossible, sans les tourments du travail préparatoire avec le metteur en scène Fedotov, sans la tentative de se trouver soi-même dans le rôle ou, mieux encore, de trouver le rôle en soi. Le renoncement aux clichés, comme images fixes, contraint à suivre un processus temporel de mûrissement pour l’acteur, un processus de naissance de l’image. Le grimage sert à déformer le visage, à créer une autre identité de la figure, comme dans une autre pièce où Stanislavski gagne de l’assurance grâce à une erreur du maquilleur qu’il réajuste à sa façon en levant un peu plus haute la moustache du côté droit. Il dessine sur son visage un sourcil droit également plus haut, cela crée une expression d’où naît un caractère, libérant l’acteur de lui-même 445 .

Les méandres de la personnalité de l’acteur, dans son rapport à l’image et à l’aspect figuratif, sont complexes et apparemment contradictoires, sous la plume de Stanislavski. Cette première période dans l’art de l’acteur est fondée sur la copie d’une image réalisée grâce au « jeu avec le visage, la variété des couleurs sur la palette » 446 , à ce nouvel instrument du grimage qui remplace les anciens procédés de chanteur d’opéra et à un contrôle intérieur (vyderžka) qui retarde l’expression du tempérament. Cela permet, par le bonheur d’avoir trouvé « un grimage typique », de voir « l’image extérieure » du rôle de Paratov dans La Sans dot d’Ostrovski. Stanislavski développe alors le fait qu’il est un « acteur de la caractérisation », harakternost’. Ces acteurs ne peuvent s’appuyer sur eux-mêmes pour jouer, il leur faut une autre personne – lico – sous laquelle « ils se dissimulent grâce au maquillage, comme avec un masque » 447 . Ce masque leur permet d’exprimer leurs potentialités, et ce qu’ils ne pourraient jamais dire en temps ordinaire. Ces éléments permettent à l’acteur de ne pas se sentir vide, de savoir quoi faire sur scène et de ne pas se sentir nu. La nudité, c’est la peur du vide, du regard de l’autre, de la salle, du trou noir de la scène. Stanislavski livre alors une étrange profession de foi :

‘« Je suis un acteur de la caractérisation [harakternyj aktër]. Bien plus, je reconnais que tous les acteurs doivent être des acteurs de la caractérisation, non pas bien sûr au sens de la caractérisation extérieure, mais de la caractérisation intérieure. » 448

Le vocabulaire traditionnel pour parler du jeu, des personnages est celui de caractère. Stanislavski utilise le terme de harakternost’, mais son usage est ambigu. La technique de l’acteur qu’il est en train de découvrir par la rétention du tempérament est intérieure, fondée sur la sensation et la psychologie de l’acteur. Le caractère, l’apparence extérieure – oblik – et, dans une certaine mesure, l’obraz appartiennent à la catégorie extérieure. Stanislavski le reconnaît lui-même :

‘« Maintenant enfin, j’ai compris cette vérité simple que l’approche du rôle, à partir de la copie d’un procédé d’acteur étranger, ne crée pas la figure [obraz]. J’ai compris qu’il fallait créer sa propre figure [obraz] que je ne comprenais alors, il est vrai, que du côté extérieur. Il est vrai aussi que je n’aurais pas pu chercher l’approche de la figure [obraz], si un metteur en scène, comme A. F. Fedotov ou un hasard, comme dans le cas de Sottenville, ne me l’avait soufflé. J’allais alors vers la figure à partir de la pose, du costume, du maquillage [grim], des manières, du geste.
Sans une caractérisation typique pour le rôle, je me sentais comme nu sur scène et j’avais honte de rester devant les spectateurs moi-même, à découvert. » 449

La recherche de la caractérisation et donc de l’image, comprise d’abord comme image extérieure, pose la question de la pudeur artistique, de la nécessité de dénuder ou de couvrir la figure.

C’est la question du partage entre théâtralité et nature, centrale dans le théâtre russe au début du XXe siècle. La nature organique, l’inconscient, l’intime, poursuivis dans Le Travail de l’acteur sur soi par Stanislavski, se heurtent à l’expressivité plastique et picturale des novateurs de la scène. Prenons ces anciens acteurs et élèves de Stanislavski : Meyerhold, Vakhtangov, M. Tchekhov, l’actrice Alica Koonen, d’une certaine façon, qui quitte le Théâtre d’Art et rejoint A. Taïrov pour devenir sa femme et sa principale interprète. Tous ces acteurs et metteurs en scène recherchent la vérité de l’image dans l’expression du corps, du geste ou dans les traits du visage. Les traversées de la figure sont donc un moyen de relire l’histoire du théâtre russe comme expérience figurative.

Stanislavski distingue dans Ma Vie dans l’art, à propos du Village de Stepantchikovo de Dostoïevski, le sens de l’image-personnage pour l’acteur. Le rôle du colonel Rostanev qu’il considère comme un succès en 1891, lui vaut en 1917 une rupture cinglante avec Nemirovitch-Dantchenko lorsqu’il renonce à le créer, marquant ainsi son renoncement à la carrière d’acteur-créateur : il ne crée plus de rôle entre 1917 et son accident cardiaque de 1928, sinon par nécessité durant la tournée américaine. 450 . Reprenant Gogol, il parle du « vêtement et du corps du rôle » qu’il n’est pas aussi difficile de saisir que son âme. Stanislavski affirme qu’il s’agit pour l’acteur de devenir cette image-figure, c’est-à-dire de suivre un processus temporel, portant une transformation, un dévoilement. L’acteur peut donc chercher à se retrouver soi-même dans le rôle, ce qui l’oblige à copier sa propre image ou bien à chercher à imiter un autre acteur ou un modèle vivant et, dans ce cas, à copier une image extérieure. Mais la solution de la dichotomie entre l’extérieur et l’intérieur se trouve dans l’idée de création de l’image. Il faut que l’acteur devienne la figure. On peut le comprendre comme un réalisme psychologique, s’il s’agit de devenir ou d’être le personnage, mais aussi comme une forme expressive au point de vue psychologique, une figuration psychologique, s’il s’agit de créer une image par une sorte d’empathie ou de suggestion intérieure.

L’aspiration réaliste de Stanislavski ne vient pas d’un canon esthétique ou d’une certitude éthique immédiate. L’acteur commence par étudier les procédés extérieurs, puis en trouve d’autres, extérieurs encore, mais plus maîtrisés, plus intérieurs, qui concentrent l’action. L’acteur doit ainsi devenir figure artistique, au moment même où le théâtre et les arts figuratifs prennent pour objet de la représentation leurs propres moyens expressifs picturaux ou architecturaux. Mais l’art de l’acteur, dans son développement temporel, peut-il présenter une figuration interne équivalente? Quel modèle trouver pour ce type de figuration temporelle ? C’est tout l’enjeu du travail de création d’image qui, dans le système de Stanislavski, est personnel, apanage aussi bien du metteur en scène, du peintre-décorateur que de l’acteur.

Notes
444.

“Un heureux hasard. Georges Dandin”, Ma Vie dans l’art, Stanislavski, 1954-1961, I, p. 113 [traduction française : p. 148.]

445.

Il s’agit de la pièce de Fedotov Le Rouble, représentée en 1889, cf. Ma Vie dans l’art, op.cit., p. 125 [traduction française : p. 165.]

446.

Ibid. p. 123.

447.

“La caractérisation. La Sans dot. Le rouble”, ibidem, p. 123.

448.

Ibidem, p. 124.

449.

Ibidem, p. 125.

450.

Pour une enquête poussée sur cette circonstance où Nemirovitch-Dantchenko aurait retiré à Stanislavski le rôle qu’il préparait en 1917, cf. Radichtcheva, Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko Histoire d’une relation théâtrale, II, Moscou, 1999, p. 280-307.