Chapitre 3 : La caractérisation et la naissance de la figure

Le principe de la caractérisation, essentiel dans la pratique d’acteur de Stanislavski et dans son activité de mise en scène avec les acteurs, constitue un chapitre, prévu pour la seconde partie du Travail de l’acteur sur soi qui est par nature plus ouverte à la figuration plastique de l’acteur puisque l’incarnation scénique vise à l’expression de la vie du corps humain du rôle. Le problème de l’harmonisation de cette faculté avec l’empathie émotionnelle du premier volume est tout l’enjeu de l’écriture et de la cohérence du « système » inachevé. La détermination plastique et figurative du chapitre est évidente, commençant par « l’image figurée » 451 (izobražaemyj obraz) qui sonne comme une tautologie et finissant par une métaphore figurative éclairante par ses implications conceptuelles :

‘« Avez-vous remarqué que les acteurs, et surtout les actrices, qui n’aiment pas les métamorphoses [perevoploščenija] et jouent toujours en leur nom propre, aiment beaucoup être toutes jolies sur la scène, bien élevées, bien gentilles, sentimentales ? Et, au contraire, avez-vous remarqué, de la même façon, que les acteurs de la caractérisation [harakternye aktëry], au contraire, aiment jouer les canailles, les monstres, les caricatures parce que les contours sont plus brusques en eux, le dessin est plus coloré, la sculpture de l’image est plus courageuse et plus éclatante ? C’est plus scénique et cela se grave mieux dans la mémoire des spectateurs. » 452

La caractérisation de l’acteur, comme création de l’image, est donc une entreprise figurative, mais théâtralement le concept qu’elle déploie est celui de perevoploščenie, métamorphose de l’acteur. Faust rajeunissant dans la première « rêverie » de mise en scène, les figures qui se transforment en s’animant L’Oiseau bleu de Maeterlinck, le destin des personnages dans les textes de Tchekhov dont les actes sont parfois séparés par plusieurs années (quatre ou cinq ans dans Les Trois sœurs), le théâtre, qu’il soit féerique, romantique ou réaliste suscite la métamorphose de l’environnement et de la figure elle-même. L’humeur, nastroenie, est changeante à l’intérieur et à l’extérieur de l’acteur, du personnage. La visée de l’acteur, dans son travail sur le rôle et la pièce, est de « devenir un autre » 453 , comme le dit Stanislavski dans le chapitre sur la caractérisation de Ma Vie dans l’art.

Il s’agit de créer une image pour que la figuration de l’acteur soit valable, mais cette image peut s’imposer immédiatement à la conscience. Déjà prête, elle n’est alors que cliché, un certain type d’obraz non vivant. Elle peut aussi chercher à devenir, c’est-à-dire à s’incarner en quelqu’un d’autre en se métamorphosant, ce syntagme un peu long rendant à peu près tous les sens du perevoploščenie qui complète quelque peu le voploščenie,l’incarnation (scénique), en suggérant une métamorphose, une transformation complète de l’acteur.

Diderot déjà, parlant des personnages et des acteurs, les comparait dans Le Paradoxe sur le comédien aux :

‘« enfants qui, la nuit, contrefont les revenantssur les cimetières, en élevant au-dessus de leurs têtes un grand drap blanc au bout d’une perche, et faisant sortir de dessous ce catafalque une voix lugubre qui effraie les passants » 454 .’

Dans Six personnages en quête d’auteur de Pirandello, l’apparition des personnages et encore plus l’invocation de Madame Pace sont explicitement nimbées d’un caractère fantomatique. Stanislavski, dans le processus de recherche de l’image-figure par Nazvanov, retrouve cette intuition figurative d’une figure de fantôme rappelée à la vie par l’acteur, d’une image-fantôme, pour reprendre une expression utilisée pour rendre compte de l’œuvre d’Aby Warburg 455 .

Le type, autre notion proche du caractère et de l’image, se manifeste dans le corps de l’acteur par la démarche, les gestes, comme ceux de Stanislavski lui-même dans le Docteur Stockmann, son rôle le plus réussi. Mais la caractérisation extérieure n’est qu’un pont jeté vers les spectateurs pour traduire « le dessin invisible, intérieur du rôle dans l’âme » 456 . Cette caractérisation illustre et explique, sans susciter en elle-même une action. Or le temps et l’action sont les catégories essentielles pour penser la figure, comme naissance, devenir, création. En son nom propre, de sa propre personne (lico) ou avec un nouveau visage, Tortsov fait subir à sa physionomie plusieurs déformations des traits, de la prononciation, de la démarche, devant les élèves. Mais la déformation du visage a-t-elle un lien avec la vie éprouvée, vécue sur scène ? La transformation des traits du visage est douloureuse, comportant le risque de la caricature alors que Tortsov montre une légèreté dans la transformation :

‘« Tandis qu’Arkadi Nikolaïevitch nous racontait des exemples tirés de sa propre vie, il ferma presque imperceptiblement un œil, comme s’il était pris soudain d’une conjonctivite et il ouvrit l’autre plus grand en soulevant le sourcil. Tout cela était fait de façon à peine perceptible même pour ceux qui étaient à côté de lui. Cette transformation insignifiante produisit un effet étrange. Il restait bien sûr Arkadi Nikolaïevitch, mais… différent, quelqu’un en qui l’on n’aurait pas confiance (…)
Remarquez-vous, nous expliqua Arkadi Nikolaïevitch, qu’intérieurement je reste toujours le même Tortsov et que je parle toujours en mon nom propre, indépendamment du fait que je plisse ou pas les yeux, que mon sourcil soit levé ou non. » 457

L’unité du psychique et du physique, affirmée dans la théorie, se vérifie aussi dans la pratique. Une déformation de la bouche qui lui fait des dents de lapin transforme Tortsov dans son apparence. Mais l’image extérieure et acoustique (la transformation déforme aussi la parole) produit un effet psychologique, là où se trouve le réceptacle de l’action, comprise comme action intérieure. C’est encore un « déclic » que note Stanislavski chez Tortsov. Le sdvig est un mouvement qui dénote non seulement un changement, mais une transformation beaucoup plus radicale désignant le lieu psychologique de la figuration théâtrale pour l’acteur. Le déclic est invisible, il se passe « à l’intérieur ». Seule l’introspection permet à Tortsov de le déceler. Lorsque Tortsov imite, par exemple, un Anglais, s’il arrive à saisir la « perle » de l’imitation, ce n’est pas dans la simple copie, dans la simple « photographie » du modèle, mais dans le sentiment de surprise qui entoure cette rencontre.

Dans l’économie de ce chapitre, Tortsov propose aux élèves d’organiser un bal masqué, une mascarade. On notera les analogies avec la théâtralité, sans qu’il faille pour autant directement penser à la mise en scène de la pièce homonyme de Lermontov par Meyerhold en 1917 avec Golovine. Il s’agit pour les élèves de prendre le chemin inverse de celui du premier volume du Travail de l’acteur sur soi. Tout comme l’expérience d’enseignement avait commencé par la mise en évidence des clichés et des différents types de théâtralité dans le spectacle de présentation où Nazvanov jouait Othello, maintenant « chaque élève doit créer une figure [obraz] extérieure et se cacher derrière elle » 458 . Si l’on traduit par personnage, cela signifie composer un personnage extérieur, « un marchand, un paysan, un militaire, un espagnol, un aristocrate, un moustique, une grenouille ou qui vous voudrez ». Les secours du grimage, du costume et de l’imagination sont les bienvenus :

‘« Que chacun trouve cette caractérisation extérieure à partir de lui-même, des autres, de la vie réelle et imaginaire, intuitivement ou par l’observation de soi ou des autres, par son expérience de la vie ou de ses amis, à partir des tableaux, des gravures, des dessins, des livres, des nouvelles, des romans ou d’un simple hasard, c’est égal. Seulement, en faisant toutes ces recherches extérieures ne vous perdez pas intérieurement vous-même. » 459

Les recherches de l’apparence extérieure passe pour tous les élèves par des costumes. Les goûts et les tendances vont vers la théâtralité. Seul Nazvanov ne peut choisir de costume et hésite très longtemps avant que son attention ne soit arrêtée par un objet singulier dans les dépôts de costume du théâtre, une veste :

‘« Mon attention fut arrêtée par une simple jaquette moderne. Elle était remarquable par la matière particulière dont elle était faite et que je n’avais jamais vue auparavant, d’une couleur sable-verdâtre-grise. Elle semblait élimée, couverte de moisissures et de poussière, mêlée de cendre. J’avais l’impression qu’un homme dans cette jaquette ressemblerait à un fantôme. » 460

L’image du fantôme qui apparaît à Nazvanov est la fiction qui permet à Stanislavski de rendre compte au mieux du processus de la création de l’image du personnage, comme d’une personne vivante, à soi-même inconnue, et qui émane pourtant de la figure de l’acteur. Il s’agit d’une figuration étrange, sans couleur, presque sans vie, qui a le goût et l’apparence de la cendre, qui n’a pas vraiment de corps, mais un vêtement, tel le manteau de Gogol dans le récit homonyme qui est l’emblème du réalisme russe. Sa figuration est plus pâle qu’éclatante, plus fantomatique que distinctement tracée. Il n’y a pas d’identité à cette chose qui est décrite comme un sentiment ou un pressentiment :

‘« Quelque chose de répugnant et de pourri, à peine perceptible, mais en même temps d’effrayant, de fatal remuait en moi à l’intérieur, lorsque je regardais cette vielle jaquette.
Si l’on trouvait, assortis à ce ton, un chapeau, des gants, des chaussures grises salies et couvertes de poussière, si l’on faisait un grimage et une perruque également grisâtre-jaune-verdâtres, élimés, indéterminés, en accord avec la couleur et le ton de la matière, l’on obtiendrait quelque chose de fatidique… de connu ?! Mais quoi, je ne pouvais alors le comprendre. » 461

Le fantôme du personnage inconnu hante Nazvanov durant plusieurs jours. Ce que vit l’acteur est un dédoublement, une perte de l’attention, il est incapable de terminer ce qu’il fait, sentant la présence de la figure à côté de lui. L’image moisie qu’il recherche est comme la figuration de cette personne scénique nouvelle qu’il convient de créer. Il s’agit d’un processus de naissance organique pour Stanislavski et donc d’un passage de la mort à la vie. L’acteur suit ainsi une traversée des limbes :

‘« Il était indubitable que je ne trouverais pas l’image [obraz] que je cherchais. Néanmoins, je poursuivais mes recherches. Ce n’est pas pour rien que, tous ces jours derniers, je ne passais pas devant une seule vitrine de photographe, dans la rue, sans m’arrêter. Je restais longtemps devant ces photographies, scrutant du regard les portraits exposés, cherchant à comprendre qui étaient ces gens dont on avait fait ces clichés. Sans doute, voulais-je trouver parmi eux celui dont j’avais besoin. Mais pourquoi alors ne rentrais-je pas dans la boutique pour regarder les piles de photographies qui y traînaient un peu partout ? A l’entrée du bouquiniste, il y avait aussi des piles de photographies sales et poussiéreuses. Pourquoi diable ne pas utiliser ce matériau ? Pourquoi ne pas l’examiner rapidement ? Mais je parcourus paresseusement la pile la plus petite et je m’éloignai avec répugnance des autres, de peur de me salir. » 462

L’apathie de Nazvanov, son inertie errante rejoint le thème de la grande ville, lié à la perte de la figure, recherchée un moment par les peintres dans la déambulation solitaire, le regard perdu devant les vitrines. Ce thème est présent par exemple chez plusieurs peintres avec lesquels Stanislavski a travaillé : Nicolas Oulianov qui a peint des séries urbaines notamment Vitrine parisienne en 1909-1911 463 ou plusieurs tableaux de Mstislav Doboujinski, à la lisière de l’expressionnisme, comme L’homme aux lunettes de 1905-1906 (ill.110) et La fenêtre du salon de coiffure (ill.111). Le thème du masque de la mort, du miroir et du reflet, du fantôme, de la perte de l’identité dans la ville, confrontée à la théâtralité dérisoire du pantin envahit la dramaturgie scénique de la peinture, par exemple les décors de Sapounov, proche de Meyerhold, depuis le Théâtre-Studio. Ce thème symboliste trouve donc étrangement un écho dans une théorie de l’acteur, supposée être pleinement réaliste, parce que le processus de naissance de l’image théâtrale suit les prémonitions et les pressentiments de la vie plutôt qu’une illustration clairement et immédiatement figurée.

Le garçon-maquilleur qui apprête le visage de Nazvanov pour la présentation à Tortsov de la mascarade, construite par les élèves, ne donne qu’un cliché général et théâtral de jeune premier. C’est-à-dire que les traits typiques, peints sur le visage par le maquilleur, mais aussi par les acteurs à leur création, au lieu d’être distincts, apparaissent comme pâles et abstraits alors que la grisaille de la figure, recherchée par Nazvanov dans son « inconscient », aura toutes les apparences de la netteté et de la vie scénique. Les tourments de Nazvanov sont insupportables, il efface le maquillage du garçon-maquilleur et, comme dans le geste du peintre antique, jette l’éponge. De même que dans l’étude théorique de la tache entreprise par Alexandre Cozens et étudié par Jean-Claude Lebensztejn 464 , l’effacement provoque une nouvelle figuration :

‘« J’étais assis dans ma loge dans un état de compète prostration, regardant sans espoir dans le miroir mon visage banalement théâtral. Intérieurement, je trouvais déjà l’affaire perdue, je décidai de ne pas me montrer sur scène, de me déshabiller et d’enlever le grimage à l’aide d’une crème verdâtre désagréable qui était disposée près de moi. J’en avais déjà mis sur le bout de mes doigts, je l’étalais sur mon visage pour démaquiller le grimage… et… je le démaquillai… Toutes les couleurs devinrent vagues, comme sur une aquarelle mouillée d’eau… J’avais obtenu un ton verdâtre-grisâtre-jaunâtre du visage qui faisait vraiment pendant au costume… il était difficile de comprendre où était le nez, où étaient les yeux, où étaient les lèvres… J’étalai d’un coup sec la même crème, d’abord sur la barbe et les moustaches, puis sur toute la perruque… Par endroits, les cheveux s’assemblaient en boule, cela créait des masses épaisses… Puis, comme en plein délire, tremblant, le cœur battant, je supprimai complètement les sourcils, je mis par endroits de la poudre… je m’enduisis les mains d’une peinture verdâtre et les paumes d’une couleur rose vif… je rajustai mon costume et défroissai ma cravate. Je fis tout cela rapidement et avec assurance parce que, cette fois, je savais… qui était celui que je figurais [izobražal], ce qu’il était vraiment. » 465

La figuration se crée ainsi à partir d’un détail juste, d’une expérience de la couleur, de la dé-peinture, plutôt que de la peinture. Le refus de la couleur, fixe et claire, au profit des teintes pâles et indistinctes qui effacent le rose aux joues du jeune premier permet de se rapprocher de l’image intérieure que poursuit Nazvanov et de la créer. L’effacement de la figure et de la peinture, de la théâtralité et du découpage des traits rend lisible un nouveau personnage, relié à la vision psychologique, au pressentiment.

Le comportement scénique de l’acteur est libéré, il est méchant, acerbe, provoquant. Il entame sur scène un dialogue avec Tortsov qui semble hors de lui. Nazvanov joue avec lui, s’allongeant près de la rampe pour parler au metteur en scène qui l’aperçoit d’abord comme une ombre, le prenant pour l’éternel mari de Dostoïevski, puis pour un diable, puis tout simplement pour un parasite – tlja – en tout cas moins qu’un homme.

L’identité de cette nouvelle figure est « le critique intime », le critique particulier de Nazvanov qui réside à l’intérieur de lui. Le critique est cette conscience interne de l’acteur qui suscite sa peur et sa paralysie, le dégradant sans cesse à ses propres yeux. La figure du critique important, extérieur, assis dans la salle apparaissait déjà dans le chapitre sur l’attention scénique du Travail de l’acteur sur soi I. Elle était matérialisée par un cercle de lumière aveuglant. C’est ce critique auquel l’acteur prête la plus grande attention alors que le partenaire n’est figuré que par une pâle lueur. Mais c’est dans le chapitre VIII. consacré au sentiment de la vérité et à la foi que la figure du critique apparaît le plus clairement, comme mauvais critique intérieur et frein à la création :

‘« Ne laissez jamais votre art, votre création, les procédés de sa psychotechnique et tout le reste être déchirés par les mauvais critiques [kritikan] et les ergoteurs. Ils peuvent priver l’acteur de son bon sens et le mener à la paralysie ou à la tétanie. Pourquoi les développez-vous en vous-mêmes et dans les autres par un jeu stupide ? Abandonnez ce jeu, sinon très bientôt une trop grande précaution, l’ergotage et la peur panique du mensonge vous paralyseront définitivement. (…) N’oubliez pas que le mauvais critique et l’ergoteur sont ceux qui créent le plus de mensonge parce que celui à qui on s’en prend pour le critiquer cesse, contre sa volonté, de remplir la tâche active qu’il s’est fixée et, au lieu de cette tâche, commence à surjouer la vérité elle-même. Ce surjeu dissimule le plus grand des mensonges. Au diable donc le mauvais critique à l’extérieur et à l’intérieur de vous, c’est-à-dire dans le spectateur qui vous regarde et encore plus, en vous-mêmes ! Le mauvais critique s’installe très volontiers dans l’âme de l’acteur, éternellement en proie au doute.
Elaborez en vous un critique sain, calme, sage, compréhensif, le meilleur ami de l’acteur. Il n’assèche pas, mais ravive l’action, il aide à la reproduire non pas formellement, mais de façon authentique. Le critique sait regarder et voir ce qui est beau alors que le petit ergoteur-critique ne voit que le mal et laisse passer ce qui est bien sans le voir. » 466

C’est quelque chose comme ce critique intérieur que Nazvanov est parvenu à figurer par son personnage, en créant une nouvelle image. Le fantôme-image qui poursuivait Nazvanov n’était donc autre que l’image de sa conscience d’acteur apeuré, figuré par le critique, créature fantastique, mais qui vient de l’intérieur de lui-même. C’est le frein à sa création, à son action, personnifié. Le danger principal, pour le metteur en scène et pour l’acteur, est, dans le théâtre russe, d’ « assécher » l’action au lieu de la rendre vivante. La fonction de ce personnage est donc de s’opposer à l’art dramatique, à la créativité.

L’extériorisation de la peur de l’acteur par Nazvanov lui permet de se défaire d’une certaine crainte momentanée. Il s’adresse de façon goguenarde à Tortsov, le provoque. Son personnage exprime les lignes du visage et du corps, conformément à ce principe d’existence bien connu du critique intérieur qui reçoit une forme. Il lui permet la déformation de sa personnalité habituelle et de son corps, le fait devenir maniéré, comme une sorte de dandy décadent, insupportable, avec les lignes sinueuses et courbes de l’Art nouveau, empruntant aux conventions détestées, mais utilisées ici pour l’art dramatique. On passe d’une figuration réaliste à l’emprise de l’Art nouveau graphique et de la conscience symboliste :

‘« Me souvenant maintenant de ce moment, je m’étonne moi-même de mon courage et de mon insolence. J’en vins même à taquiner Arkadi Nikolaïevitch en jouant avec lui, comme avec une jolie petite femme, et je tendis même le doigt gras de ma main étroite avec mes paumes rouges vers la joue et le nez de mon maître. Je voulais le caresser, mais il repoussa instinctivement avec dégoût ma main et la frappa et moi je fermai les yeux et, à travers mes doigts desserrés, je continuais par mon regard à faire des coquetteries. » 467

L’étirement de la figure, allongée sur la scène, le maniérisme du geste, l’allusion, à peine voilée, à l’homosexualité qui rompt la ligne régulière du corps et la figure psychologique sont applaudis par Tortsov, finalement fou de joie de voir son élève se libérer de ses blocages. Il embrasse Nazvanov, en un rare mouvement d’affection, lui murmurant : « Bravo, merveilleux ». Nazvanov laisse une marque de maquillage indélébile sur le visage du maître et se sent comme « brûlé » par le baiser de Tortsov.

Surmonter la peur pour créer l’image dramatique et pouvoir se métamorphoser suppose donc un processus temporel que Tortsov demande à Nazvanov de décrire avec la plus grande précision. Nazvanov fait le récit de son expérience de « mûrissement » intérieur de l’image, de sa peur, de sa recherche, de la grisaille d’une création douloureuse. On est à mille lieux de la théâtralité colorée des autres élèves qui ne présentent pas un visage mais « un chiffon sale pour essuyer les pinceaux » 468 . L’image de Nazvanov ne vaut que parce qu’elle est personnelle. Comme Stanislavski, Nazvanov est un acteur de la caractérisation, définie comme un « masque » :

‘« La caractérisation, c’est ce masque même qui dissimule l’acteur-homme. Sous cet aspect masqué, il peut se dénuder jusqu’aux détails les plus intimes et les plus piquants de son âme.» 469

Le caractère de l’image-figure reste, au fond, indécidable. Après l’expérience scénique de Nazvanov, ce dernier peut continuer à jouer son rôle vivant sans costume ni maquillage. La figuration s’intègre à la corporéité de l’acteur qui devient plastiquement expressive :

‘« Cela continua, même lorsque j’ôtai le grimage et le costume et que je dessinai l’image avec mes propres qualités personnelles de la nature, sans l’aide du grimage et du costume. Les lignes de mon visage, de mon corps, mes mouvements, ma voix, mes intonations, ma prononciation, mes mains, mes pieds s’étaient tellement adaptés au rôle qu’ils remplaçaient la perruque, la barbe et la veste grise. A deux ou trois reprises, je me vis dans le miroir et j’affirme que ce n’était pas moi, mais lui, le mauvais critique [kritikan] avec des moisissures. Je m’engage à jouer ce rôle sans grimage ni costume avec mon visage [lico] et mes vêtements. » 470

Le rôle devient soi, au point qu’il est difficile de « sortir de l’image ». Mais lorsque Tortsov demande à Nazvanov de jouer un autre personnage, une autre image et peu importe le grimage, en son nom propre, de développer en lui la « graine » d’un autre caractère figuratif qu’il puisse représenter sans se dissimuler, la réponse est négative :

‘« – J’ai déjà essayé de jouer la même image [obraz] du mauvais critique sans grimage, répondis-je.
– Mais avec la mimique, les manières et la démarche correspondantes ? demanda de nouveau Tortsov.
– Bien sûr, répondis-je.
– C’est la même chose que si vous étiez grimés. Le problème n’est pas dans le grimage. L’image, derrière laquelle on se dissimule, peut être créée même sans maquillage [grim]. Non, montrez-nous, en votre nom, vos traits, peu importe lesquels, bons ou mauvais, mais les plus intimes, les plus précieux, sans vous cacher en même temps derrière une image [obraz] qui vous est étrangère. Vous déciderez-vous à le faire ? demandait Tortsov avec insistance.
– J’aurais honte, dus-je reconnaître, après réflexion.
– Vous voyez, se réjouit Tortsov. » 471

Les rapports que l’acteur entretient avec son image sont de différents types, selon les différentes natures d’acteur, selon le rapport de proportion qui s’instaure entre eux-mêmes et l’image. Stanislavski pointe l’ouverture figurative qui se fait jour au sein du « système » a priori fondé sur la logique des circonstances proposées. Mais le « et si » qui préside à l’évocation de ces circonstances est de deux natures. Il peut être logique ou magique. Peut-être d’ailleurs est-il d’abord magique, puis logique ? En tout cas, l’acteur peut voir la vie que lui proposent les circonstances proposées, mais :

‘« Il y a aussi d’autres types artistiques d’acteurs qui voient, non pas ce qui est extérieur à eux, non pas l’environnement et les circonstances proposées, mais cette image [obraz] qu’ils représentent dans l’environnement et les circonstances proposées qui lui correspondent. Ils la voient à l’extérieur d’eux-mêmes et copient extérieurement ce que fait l’image imaginaire.
Mais il y a des acteurs pour lesquels la figure imaginaire créée par eux devient leur alter ego, leur double, leur second moi. Elle vit avec eux sans trêve, ils ne s’en séparent pas. L’acteur l’observe sans arrêt, non pas pour la copier extérieurement, mais parce qu’il se trouve hypnotisé par elle, en son pouvoir et agit parce que, d’une façon ou d’une autre, il vit d’une seule vie avec l’image, créée en dehors de lui. Certains acteurs ont une attitude mystique à l’égard de cet état créateur et sont prêts à voir dans cette image, soi-disant créée en dehors d’eux, un semblant de leur corps éthérique ou astral.
Si la copie d’une image extérieure, créée en dehors de soi, n’est qu’une simple imitation, une singerie, une représentation, la vie commune, réciproque et étroitement liée de l’acteur avec son image présente un aspect particulier du processus de la vie éprouvée, propre à certaines individualités artistiques créatrices. » 472

La description des différents types d’acteurs dans leur rapport à l’image, à leur personnage, terme qu’il vaut la peine de ressaisir dans son sens pleinement figuratif, suit un parcours esthétique. L’image extérieure, créée en dehors de l’acteur, n’est qu’une simple copie, une imitation, comme celle évoquée par Stanislavski dans ses créations d’acteur, où il copiait les acteurs qu’il aimait, les clichés de l’opéra ou un modèle de la vie, sans tenir compte de son expérience personnelle. Or la création s’oppose à l’imitation dans une esthétique réaliste, il n’y a plus de modèle, sinon intérieur ou pris de la vie, sans plus de critère académique. Mais la nouvelle figure ainsi créée peut prendre des aspects inquiétants où la forme se dédouble. Cette thématique est romantique et symboliste. Pour Stanislavski, le réalisme suppose l’expérience personnelle qui produit l’image, comme une hallucination. Les références steineriennes du propos que l’on vient de citer permettent d’affirmer que ce type d’acteur est très certainement Mikhaïl Tchekhov, élève et acteur de Stanislavski, interprète d’Erik XIV dans la pièce homonyme de Strindberg et de Hamlet, qui a su donner un prolongement singulier au système en accentuant l’importance et le rôle de l’image. Reprenant le processus de l’incarnation scénique de l’image, Tchekhov accentue son aspect démiurgique. Pour le comprendre il faut situer un autre aspect du problème au niveau de la faculté imageante elle-même, comme faculté créatrice ou reproductrice.

Notes
451.

“La caractérisation”, Tr. 2, Stanislavski, 1954-1961, III, p. 201.

452.

Ibidem, p. 224.

453.

Ma Vie dans l’art, op. cit., p. 124 [traduction française : p. 164.]

454.

Diderot, Paradoxe sur le comédien in : Oeuvres, IV, op. cit., p. 1382.

455.

Cf. l’essai de Georges Didi-Hubermann, L’image survivante, Les éditions de Minuit, Paris, 2002.

456.

“La caractérisation”, Tr. 2, Stanislavski, 1954-1961, III, p. 201.

457.

Ibid., p. 202.

458.

Ibidem, p. 205.

459.

Ibidem.

460.

Ibidem, p. 206.

461.

Ibid.

462.

Ibid., p. 207.

463.

Tableau conservé à la Galerie Tretiakov, reproduit dans Sarabianov, 2001, p. 150.

464.

Jean-Claude Lebensztejn, L’art de la tache. Introduction à la Nouvelle méthode d’Alexandre Cozens, édition du Limon, Paris, 1990.

465.

“La caractérisation”, Stanislavski, op. cit., p. 209-210.

466.

“Le sentiment de la vérité et la foi”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 191-192.

467.

“La caractérisation”, Stanislavski, op. cit., p. 212-213.

468.

Ibid., p. 216.

469.

Ibid., p. 224.

470.

Ibid., p. 213.

471.

Ibid., p. 223.

472.

Matériaux pour le chapitre “La caractérisation”, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 470-471.