Les deux imaginations

Le chapitre IV du Travail de l’acteur sur soi, consacré à l’imagination, rend pleinement compte de cette ambiguïté et de la richesse du réseau figuratif pour la formation de la théorie théâtrale du jeu de l’acteur et de la mise en scène. De façon très symptomatique la fiction du traité joue en un sens pictural. Le maître Tortsov est censé être malade. Pour cette raison, ses élèves se transportent chez lui, dans son bureau couvert de toiles. Tortsov, l’air de rien, commence la leçon par la description minutieuse des tableaux qui couvrent les murs. Il s’attarde sur les œuvres d’un jeune peintre imaginatif qui conçoit des scènes paradoxales : le Kremlin de Moscou au bord de la mer, la vie des extra-terrestres ou qui peint des lieux qu’il n’a jamais vus, mais qu’il reconstitue à l’aide de son imagination. Il commence par montrer un tableau où ce peintre illustre la dernière pièce de Tchekhov qui n’est restée qu’à l’état de projet et dont on n’a que des témoignages indirects, souvent ceux de Stanislavski lui-même : il s’agit d’une expédition au pôle Nord. Le peintre transporte également des panoramas urbains dans des paysages naturels insolites. On peut penser pour ce peintre à Egorov qui a beaucoup travaillé avec Stanislavski dans les années 1905-1908 ou peut-être, avec moins de vraisemblance, à Nicolas Roerich qui n’a travaillé qu’une seule fois au Théâtre d’Art pour la mise en scène de Peer Gynt en 1912, mais qui produit ces sortes de fantasmagories.

Toute cette série d’exemples et de description de tableaux ne sert à rien d’autre qu’à mettre en mouvement le concept d’image et de création d’image dans le travail de l’acteur. Ce travail est le fait de deux facultés distinguées, l’imagination – voobraženie, terme construit sur le mot obraz et la fantaisie – fantazija.

L’imagination renvoie à ce qui existe ou pourrait exister tandis que la fantaisie ou imagination créatrice renvoie à ce qui ne peut exister, ce que l’on n’a jamais vu, mais qui pourrait, sait-on jamais, par extraordinaire, voir le jour. Stanislavski prend l’exemple des tapis volants et des contes de fées, ce qui n’est pas surprenant de la part du metteur en scène de L’Oiseau bleu de Maeterlinck et de La Fille des neiges d’Ostrovski. La carrière artistique de Stanislavski n’est pas épuisée par le réalisme de Tchekhov ou de Gorki, par la mimésis de la fidélité. Celle-ci se double d’une autre tendance symboliste, merveilleuse, poétique. Ces potentialités sont bien sûr largement présentes chez Tchekhov, si l’on songe à la pièce symboliste de Treplev, dans La Mouette, ou au caractère symboliste des titres et des images issus de ses pièces – les trois sœurs, la cerisaie – ces entités ou images pouvant aisément être interprétées comme des symboles. Les termes même d’image et d’image artistique, en un sens non directement figuratif, sont présents, dès le début de La Mouette, lorsque Medvedenko annonce la pièce de Treplev :

‘« Oui, c’est Zaretchnaïa qui jouera et la pièce est l’œuvre de Constantin Gavrilovitch. Ils sont amoureux l’un de l’autre et aujourd’hui leur âme s’uniront dans l’aspiration à donner une seule et même image artistique [hudožestvennyj obraz]. » 473

La distinction des deux facultés imageantes renvoie indirectement à l’esthétique allemande et peut, me semble-t-il, utilement être rapprochée des deux sortes d’imagination distinguées par Kant dans la Critique de la raison pure : l’imagination reproductrice et l’imagination productrice 474 . Toutes proportions gardées, comme pour Kant, Stanislavski semble opter de façon univoque pour l’imagination reproductrice ou, dans la terminologie de Stanislavski, pour l’imagination tout court. Mais, comme chez Kant, la place de cette imagination créatrice est indiquée et constitue une brèche dans laquelle s’engouffrent, après Kant, l’idéalisme allemand et, à la suite de Stanislavski, l’école théâtrale russe.

Cette esthétique s’appuie fort bien sur une économie des facultés qui privilégie l’imagination, en tant qu’imagination créatrice. De même, la transformation à l’œuvre dans les sciences de l’esprit qui mettent en leur centre le processus vital humain est fondée sur l’activité, mais aussi sur l’image. Le projet de Dilthey est ainsi d’étudier « l’importance de la sensibilité pour les processus de création, de métamorphose des images, de composition » 475  . La surdétermination de l’apprentissage de la vision, l’opposition typiquement allemande (dans sa dimension esthétique) entre l’imagination simple voobraženie et la fantazija (Fantasie), comprise comme imagination créatrice, traduisent cet apprentissage scénique visuel, notamment à travers la distinction entre l’œil extérieur et l’œil intérieur. Il me semble que c’est la clé de la compréhension du rôle de la mémoire sur lequel on met d’ordinaire l’accent dans l’équilibre des facultés de l’acteur, en omettant de tirer tous les fruits du rôle de l’imagination chez Stanislavski et chez M. Tchekhov dans le processus créateur :

‘« Les images visuelles de notre rêve, malgré leur caractère fantomatique, sont tout de même plus réelles, plus sensibles, plus « matérielles » (si l’on peut parler ainsi du rêve) que les représentations des sentiments que nous souffle confusément notre mémoire émotionnelle. Que les visions du regard plus accessibles et plus obéissantes, nous aident donc à ressusciter et à fixer les sentiments moins accessibles et moins stables de l’âme.» 476  ’

Il me semble qu’un lien indissoluble unit le réalisme au rêve (on en trouve des preuves admirables chez Zola) en tant que vie de notre nature organique, vie de l’esprit. La notion « d’image matérielle du rêve » que Stanislavski utilise ici montre le lien qui unit deux domaines esthétiques d’ordinaire séparés.

Si l’imagination créatrice joue un rôle chez Kant, dans la formation des Idées esthétiques 477 , théâtralement elle est développée dans l’œuvre de Mikhaïl Tchekhov :

‘« L’incarnation de l’image [obraz]
Au moment où, en faisant des exercices, vous suivez attentivement dans votre imagination [fantazija] la vie de l’image [obraz] que vous créez, vous remarquez que votre corps commence à bouger de façon automatique et à peine perceptible, comme s’il prenait part dans le processus de l’imagination [voobraženie]. Vous ressentez le même mouvement imperceptible dans vos cordes vocales, lorsque vous écoutez attentivement les mots, prononcés par votre image [obraz]. Plus la façon dont vous le voyez et dont vous l’entendez dans votre imagination [fantazija] est claire, plus forte est la réaction de votre corps et de vos cordes vocales. Cela témoigne de votre désir d’incarner l’œuvre de votre imagination créatrice [tvorčeskaja fantazija] et vous indique la voie vers une technique simple qui corresponde à la nature de l’acteur pour cette incarnation. » 478

La figure, prise entre perception et création fantomatique, entre possession de l’acteur dans l’indistinction de la vie et de la mort et copie manifeste, place le processus de création et de recherche du rôle dans un régime esthétique de l’image qui prend soit l’aspect des tracés distincts du miroir, soit celui de la brume du mirage entraperçu. Dans tous les cas, cette image doit suivre un processus temporel de création, une expérience vécue, Erlebnis, selon l’une des traductions possibles du pereživanie. La mise à l’épreuve que cette dernière suppose est celle d’une figuration dans le temps qui, avec de plus en plus d’insistance, pointe derrière les enjeux figuratifs. Si la dramaturgie scénique de l’acteur et du metteur en scène vise à la réalisation, à l’action, la sincérité et la qualité de cette action supposent un travail préalable de l’acteur – du créateur – sur lui-même, ce que Stanislavski appelle la « toilette » de l’acteur, hygiène de l’âme plus que du corps, préalable à l’action. La concentration, la disponibilité intérieure supposent déjà un travail créateur qui opère dans l’imagination, la prise de conscience imageante préalable, selon une figuration nouvelle qui n’est pas nécessairement réaliste, permet l’action consciente où l’acteur sait ce qu’il fait, et peut répondre à cette question lancinant :

‘« Pourquoi mettons-nous le pied sur scène ? Avec quoi et pour quoi entrons nous sur ses planches ? » 479

Notes
473.

Tchekhov, La Mouette, acte I.

474.

Kant, Critique de la raison pure, analytique transcendantale, deuxième section, III, 120 (édition Alquié, Gallimard, Folio, 1980, p. 173) : “Or, en tant que l’imagination est spontanéité, je la nomme parfois aussi l’imagination productrice, et je la distingue ainsi de l’imagination reproductrice...”. Kant parle aussi dans le même passage de “synthèse figurée (synthesis speciosa)”.

475.

« L’imagination du poète. Eléments d’une poétique » (1887) in : Dilthey, Ecrits d’esthétique, traduit par Danièle Cohn et Evelyne Lafon, édité par Sylvie Mesure, Paris, 1995, p. 47.

476.

“L’imagination”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 86.

477.

Kant, Critique de la faculté de juger, § 49, op. cit., p. 144.

478.

« La technique de l’acteur », in : Mikhaïl Tchékhov, 1986, vol. II, p. 247.

479.

« Découvertes de vérité depuis longtemps connues », Ma Vie dans l’art, p. 304 [traduction française : p. 378.]